LES CŒURS NOIRCIS
J’ai des trous dans l’enfance
qui me reviennent en braille
en neiges éternellesDes cœurs noircis
par la suie des jours sans fin
de petites cicatrices (mal refermées)
sur des lueurs d’insoucianceJe croyais pouvoir sauter plus haut
sortir de l’ordinaire
mettre de la peinture sur les murs
être éternelMais de fil à retordre
en larmes versées
il ne m’est arrivé
rien de plus qu’il n’advintAligné dans la lignée
d’un destin qui s’épuise
une plaie galopante
sur le front de l’ennuiJ’espérais seulement que
la vie soit plus douce
HÉRITAGE
J’ai cru
qu’ils allaient me parlermais ils ne m’ont rien laissé
d’autre que
le bruit des fleurs écrasées
quelques ombres fuyantesmais rien de leur vingt ans
SUR LE FAUTEUIL DU SALON
Dehors
la pluie bat de l’aile
elle crache ses derniers motsSur le fauteuil du salon
un air léger
aucune fatigue à l’aimer
ses yeux forment un bouquet
baigné de terre humideIl l’enveloppe du regard
comme on lange un enfant
tend sa main de coton
pour apaiser son front
son ventre à la dériveUn peu de lumière dépasse
le soleil revient
dans la partie
SES YEUX
Elle regarde la vie
avec les yeux d’une enfant
qui n’a que sa journée à vivreElle a les yeux plus grands
que le vent
LE GRAND COURAGE
Elle a le grand courage
des pêcheurs d’océanlà où les corps sombrent
au fond des eaux profondesMême mouillée de larmes
même quand tout chavireelle a la force au regard
de celles qui restent droites
et ne renoncent jamaisJamais
JE PERDS LE NORD
J’habite parfois des terres de fin du monde
des terres de solitude
d’hiver qui se rapprocheJe tue le temps mais il ne m’en veut pas
j’écris avec la vie qui me court après
un poids lourd dans la poitrineJe perds le nord
et il me le rend bienChaque soir
le soleil s’effondre un peu plus tôt
la nuit fait le plein de lune
le vent glace mes sens
les couloirs de ton absenceJe suis un lutteur à mains nues
un amateur
L’ÉCORCE
Et si j’enlevais l’écorce
qui me sépare du mondeEt si je me montrais nu
plus nu que la lame d’un couteauY verra-t-on mon âme
mon âme mise à nu ?Y verra-t-on la sève
qui coule dans mes veines ?Ces larmes
qui me maintiennent en vieCe que je suis, ce que j’étais
ce que je pourrais êtreÉcorché face à vous
Vulnérable
À L’ORANGE SANGUINE
J’ai vingt ans et des poussières
la musique n’a jamais pu s’accorder à mes doigts
– je suis du dernier criDes ombres rouges remontent le fleuve
elles me fouillent du regardLe silence des arbres me pousse jusqu’au ciel
je frôle la beauté des chose la mémoire du vent
j’avale les couleursDes mots muets me parlent à l’oreille
d’étranges vers me trouent la peauJe n’entends plus que le bruit des larmes
je m’habille trop des autres
je perds le contrôleDes lambeaux de lumière tombent des fenêtres
je mange la nuit par le noyau
contre gorge serréeLes langues amères se délient jusque dans mon cou
– je baisse la têteAu bord des précipices
je chine les morceaux de ce que j’étais
le froid me suit à la traceJe me nettoie à l’orange sanguine au feu des sacrifices
J’ai fait ce que j’ai pu
je ne suis pas né – coupable
je le deviens
LE CHANT DES OISEAUX
Le ciel s’est perdu dans les nuages
Je sens dans son regard
le parfum du passé
un lourd baiser
échoué sur mon frontDes larmes fertiles
coulent en ruisseau
sur le rebord
de ce qu’il nous reste à vivreLes mots s’étonnent
de ne pas avoir assez volé
– comme si le chant des oiseaux
y pouvait quelque chose
SUR LA PLAGE
Sous le soleil qui l’enivre
elle dessine avec les pieds
les courbes de son ennuiDans sa robe blanche comme le vent
elle a déjà mille ans
Entretien avec Clara Regy
Peut-on dire que vous écrivez depuis toujours ou est-ce une nécessité, un besoin, ou un désir plus récent(s) ? Mais surtout qu’est-ce qui vous a amené précisément à la poésie ?
Comme beaucoup d’adolescents fascinés par l’image rebelle des poètes maudits, j’ai tenté à l’époque d’écrire quelques textes, pour épater les filles sûrement. Et puis j’ai lâché l’écriture pendant plusieurs décennies, repoussant chaque fois l’idée de m’y remettre. Ensuite avec la vie, la disparition de proches, l’émotion qui submerge, l’écriture s’est imposée comme une évidence, une compagne, une forme de catharsis.
A ce moment-là, la poésie m’offrait une liberté qui allait bien avec ce besoin d’écrire au fil de l’eau, sans trop de contraintes, notamment celle de suivre une trame comme pour un roman. Une liberté sur les sujets mais aussi sur la forme. Je me suis alors essayé aussi bien à des textes de chanson qu’à des poèmes rimés pour finalement m’orienter vers des formes plus libres, en vers ou en prose. Et puis, moi qui suis un peu fainéant, le format court m’allait bien !Quels sont les auteurs (pas nécessairement poètes) qui vous inspirent, que vous aimez lire et relire ?
J’ai un peu honte de ma faible culture littéraire, et poétique en particulier. Je suis un mauvais lecteur. Je lis peu mais intensément. En dehors des grands classiques découverts au lycée : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, Apollinaire et les monstres de la chanson française : Brel, Ferré, Barbara, Vian, Ferrat…, je me suis rapidement rendu compte qu’il me manquait quelque chose. Alors j’ai dévoré. Depuis 2 ans je lis beaucoup de poésie, surtout contemporaine, avec de vrais coups de cœur mais aussi pas mal d’agacements. Bien sûr j’ai mon petit Panthéon de celles et ceux qui m’inspirent et que je relis toujours avec grand plaisir. Je pense en particulier à Christian Bobin, Richard Brautigan, François Cheng, Andrée Chedid ou Philippe Jaccottet mais aussi plus proches de nous Thomas Vinau, Milène Tournier, Mélanie Leblanc, Dominique Sampiero, Luc Catoir, Estelle Fenzy, ou Rim Battal sans oublier de « nouvelles voix » avec lesquels j’échange régulièrement et qui me stimulent au quotidien : Gaëlle Fonlupt, Laura Schlichter, Caroline Giraud et quelques autres qui n’ont pas encore publié mais qui sont pleins de talent.Votre poésie ? Comment la définiriez-vous, même si cela n’est pas si facile ? Et une question plus « pratique » avez-vous des rituels d’écriture, des lieux, des objets « indispensables » ?
Je dirais spontanément une poésie du quotidien, proche de la vie et des gens, très imagée, parfois un peu lyrique avec quelques retours vers l’enfance. Une poésie finalement assez visuelle (presque cinématographique) avec des mots simples. Je tiens à cette simplicité ayant moi-même un peu de mal avec la poésie plus hermétique. Mais simple ne veut pas dire triviale.
Quant à mes rituels d’écriture, j’écris principalement sur mon téléphone pour saisir l’inspiration à la volée. Un peu comme pour les rêves qu’on oublie vite. L’inspiration vient souvent en marchant, en vélo mais aussi beaucoup en nageant (ce qui n’est pas très pratique !). J’essaie aussi d’écrire un peu tous les jours avec des instants de grâce tout à fait jubilatoires et des moments plus laborieux avec l’impression que rien ne vient.« Montrer » faire lire votre poésie, pouvez-vous nous raconter comment cela s’est passé et surtout quels sont vos projets ?
J’ai d’abord été poussé par mes proches à publier sur Instagram. J’étais assez réfractaire aux réseaux sociaux mais j’avoue y avoir trouvé un espace étonnamment bienveillant qui a été pour moi un vrai laboratoire et m’a permis de prendre confiance. J’ai ensuite proposé mes poèmes aux revues qui ont renforcé cette confiance : Poésie première, Lichen, La page blanche, Traction-Brabant, Hélas, Poétiquetac, La Syncopée, L’Épître et enfin le formidable podcast « Mange tes mots ».
Je me suis aussi testé récemment à quelques concours : Lauréat du « Puy Poétique » (concours sur Instagram sponsorisé par le Castor Astral et le Bordel de la poésie) et lauréat du concours international de poésie « Sur les traces de Léopold Sedar Senghor » pour un poème en vers libre.
Enfin, après avoir aussi publié dans quelques recueils collectifs, je publie en juillet aux éditions « Donner à voir » mon tout premier mini recueil (un Leporello) autour du poème long Juste vivre illustré par les encres sublimes de Nour Cadour, une autre poétesse de grand talent. Et j’espère bien que ce n’est qu’un début.Vous n’échapperez pas, cependant, à la question subsidiaire, si vous aviez à définir la poésie en 3 mots, quels seraient-ils ?
L’émotion (que « ça touche »), la profondeur (que ça ait « du sens ») et l’harmonie (que ça soit « joli »). Par exemple, un poème comme « Le dormeur du val » réunit idéalement toutes ces qualités avec cette simplicité dont j’ai parlé juste avant.
Luc Marsal partage sa vie entre Paris et la Bourgogne. Une vie consacrée à l’écoute des autres comme psychologue puis conseil et coach de dirigeants, il publie depuis deux ans dans plusieurs revues (Lichen, La page blanche, Traction-Trabant, Pierres d’encre, Hélas, Poétiquetac, Le récit-page…) ou recueils collectifs et sur son compte Instagram. Une poésie ancrée dans le quotidien avec quelques détours vers l’enfance.