Marilyne Bertoncini, La noyée d’Onagawa. Jacques André éditeur, 2020
La noyée d’Onagawa, s’inspire d’un fait réel, le séisme du 11 mars 2011, suivi du tsunami qui ravagea la côte pacifique du Tohoku au Japon, provoquant la catastrophe de Fukushima. L’événement, transformé par le biais de la poésie, se mue en une fresque intemporelle, une réflexion sur le rapport de l’homme à la nature, ainsi qu’une méditation sur la perte. Car, si Marilyne Bertoncini, aidée des médias, de la mémoire, de l’imagination, tente de reconstituer, de manière toute poétique, cette catastrophe, elle tisse aussi une histoire, celle de Yasuo Takamatsu, et de sa femme disparue, engloutie par les flots.
Les premiers textes situent le décor, les jours paisibles qui s’écoulent, la venue du printemps. Nous assistons, comme si nous y étions, à l’éveil de la nature, à la douceur des fleurs et des bourgeons, et la présence d’animaux, daims, carpes, hirondelles, papillons, ajoutent une touche d’innocence, de présence simple et paisible.
C’était en mars – les cerisiers n’étaient pas encore en fleur
mais les bourgeons sans doute gonflaient
dans leur gaine de soie,
préparant la joyeuse explosion du sakura
dans les parcs et les jardins.
[…]
On pressentait dans l’air le parfum des fleurs,
et l’attente rose des pétales fleurissait les nuages
teintant le ciel où bientôt ils flotteraient
comme des millions de papillons
au-dessus d’Onagawa.
Ainsi, douceur et beauté prédominent, au moment où se produit, inattendue, brutale, dévastatrice, la catastrophe. Si la violence du cataclysme est évoquée, laissant le lecteur revivre par le biais de la poésie l’ampleur du désastre, Marilyne Bertoncini se focalise sur l’histoire de deux personnes, Yasuo et sa femme, Yuko, au moment où surgit le tsunami. Le poème se fait alors narration, reconstituant, pas à pas, le déroulement des faits, les micro-événements à hauteur d’homme : le texto envoyé, le portable englouti, la tentative de se mettre à l’abri sur un toit, puis, au final, l’engloutissement de Yuko par la vague géante. Et nous suivons alors la quête de Yasuo, lancé dans un espoir fou : retrouver sa femme en sondant les profondeurs marines, après avoir pris des cours de plongée. Cette quête éperdue est désormais ce qui donne sens à la vie de Yasuo, quand tout a disparu. Elle devient en elle-même le symbole d’un amour infini, de l’irréparable perte.
Avec La noyée d’Onagawa, Marilyne Bertoncini a écrit un texte fort, une représentation de la condition humaine et de la planète, du rapport de l’homme à la nature, quand le progrès technique, la pollution, la déforestation, bref, l’activité humaine, ont conduit à une destruction progressive de la planète terre, avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui : réchauffement climatique, incendies, montée du niveau des océans, disparition de la couche d’ozone, catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes et importantes.
Romain Fustier, L’eau partout touche l’eau. Encres vives, 2020 et dans la chambre tes bras. Musimot, 2019
Romain Fustier aime publier de minces plaquettes chez de petits éditeurs. Dans L’eau partout touche l’eau (Encres vives), il cite Henri Matisse en exergue du recueil : L’espace ne fait qu’un depuis l’horizon jusqu’à l’intérieur de ma chambre-atelier. Le monde extérieur, le paysage, rejoignent l’espace personnel, familier ou intime. Il n’y pas deux mondes différents. Les textes sont compacts, relatent un voyage vers la mer, les paysages de montagne traversés, rapportent les paroles de la fillette ou de la compagne : l’étang on dirait la mer - je retrouve cette parole de ma petite le lendemain de leur surgi. Paysages décortiqués, croqués comme par un peintre, par petites touches, et en même temps se déroulant en une forme de continuité propre à l’écriture, les images perçues en éveillant d’autres, ranimant des souvenirs : la villa est toujours là avec ses mosaïques, son nom peint en façade sous les stries de la falaise.
Dans le recueil dans la chambre tes bras (Musimot), dont l’écriture est beaucoup plus épurée, aérée, l’espace du dehors rejoint celui de l’intime, du charnel. Les herbes, les lacs, les sources se font la métaphore du corps de l’aimée, et se déversent jusque dans la chambre. Il n’y a de séparation entre le paysage extérieur et l’espace de la chambre, l’espace du désir. Le paysage se confond avec le corps de l’amante, rivière naissante, lac d’altitude sont autant d’images du plaisir et de la sensualité.
Il y a une forme de jubilation, de gourmandise cher Romain Fustier, tant vis à vis de la nature, toujours prodige, que dans la relation qu’il a avec ceux qu’il aime, sa compagne, ses enfants. La joie n’est jamais bien loin, de même qu’une certaine aptitude à savourer le bonheur, ce qui n’empêche pas la nostalgie d’être parfois présente.
la voiture qui file à travers la végétation
à toute vitesse - blanc de la neige se détachant
sur les sommets sur fond de vert - je vais
en divers pays que je franchis, qui se succèdent
sans se retourner, racontant ce voyage
vers la mer en accéléré - les impatiences
d’enfant les jours de départ - je me rappelle
ces sentiments de jadis, des mois de juillets
même si nous sommes en avril - avance
la berline familiale sur les routes lentes
d’avant l’autoroute - peut-être que le bonheur
ressemble à ces moments, ces mots, fruits
que je croque, savoure encore des années après
dans cette région rose d’arbres de Judée
(L’eau partout touche l’eau)
Bernard Perroy, Cédric Merland, Chaque mot retrouvé. La Centaurée, 2019
Bernard Perroy et Cédric Merland nous proposent un recueil écrit à quatre mains, et illustré par des photographies prises par Cédric Merland à Noirmoutier. Les textes se répondent, vont et viennent au fil des marées l’île de Noirmoutier chère à leur cœur. Les poèmes de l’un et de l’autre sont clairement identifiés par les initiales de chacun. Ce sont des textes épurés, qui disent les cœurs inquiets, les silences, les voix, les chants de l’âme dans les lueurs de vents, / d’herbes et d’océan. Le cœur est étroitement lié au regard, l’un et l’autre communiquent ; ce que le regard perçoit se transmet au cœur, c’est le chemin de l’émotion. Il y a aussi ce que l’on entend : les chants du souvenir qui se mêlent au mouvement du vent, à celui de l’océan, dans l’attente d’une prochaine marée. Paysages marins, océan, marées, rochers, vols des goélands correspondent pour rappeler les lumières de l’enfance, la nostalgie du futur. Bernard Perroy et Cédric Merland interrogent le devenir de ce qui est perdu, les voix incertaines / jusque dans le souvenir, les images d’autrefois, disparues, qui parfois resurgissent sous la forme / d’une chaleur insoupçonnable. Ainsi le souvenir crée l’expérience du manque et attise la soif d’azur. Ainsi l’horizon devient cet objet d’une quête toujours inassouvie. On avance avec l’espoir de retrouver ce qui a été perdu.
Ce sont peut-être
ces instants-là
qui font naître en nous
les paysages
délivrent les traversées
que l’on ne soupçonnait pas
vers des terres nouvelles
silencieuses et apaisantes
nos traces de pas dans le sable
comme seul vestige
Les images se succèdent, disent la beauté, l’émerveillement face à l’écume dansante et rieuse, au troupeau / d’étoiles citadines / sur une côte lointaine, à la lune qui coule comme du lait.
Beaucoup de douceur dans ces textes qui interrogent la mémoire, les paysages et les contrées du cœur, le sens de la présence au monde.
Nicolas Rouzet, Villa Mon Rêve, suivi de Terminus Nord. Éditions Mazette, 2019
Dans Villa Mon Rêve, Nicolas Rouzet tente de reconstituer son histoire familiale. Avec ce récit, il part à la recherche de ses racines, et s’essaie à rassembler les morceaux éparpillés d’un puzzle. Les prénoms se confondent souvent, et l’incertitude dans laquelle nous sommes plongés peut nous faire ressentir la confusion dans laquelle se trouvait Nicolas Rouzet avant d’écrire sur son passé. La grande histoire rejoint les petits destins individuels.
Me voici, je suis tissé de tous mes morts, par leur parole inaudible, leurs bouches cousues. Mon corps est plein de sable, mon âme pèse le silence sur la balance du jugement. Tous mes rêves, mes cauchemars, sont traversés par leur présence familière, leur absence…
Il y a Guy, le grand-père paternel, qui termina sa vie dans une remise, presque aveugle, jouant des lieder sur un clavier muet dont il avait peint les touches blanches et noires. C’est ce grand-père qui habitait autrefois la Villa Mon Rêve, avant que sa femme ne le mette dehors.
La Villa Mon Rêve, Nicolas Rouzet y est souvent revenu dans son enfance et sa jeunesse, bien que la famille n’y habitât plus, et que les propriétaires aient changé. Quelque chose le ramenait toujours à ce lieu. C’est d’ailleurs aux abords de la villa qu’il rencontra sa femme.
Dans ce récit, la guerre est omniprésente. Le frère de Guy, le grand-père, fut prisonnier de guerre en 1943. De même, Alexandre le grand-père maternel, qui rentra chez lui après cinq ans de captivité en Allemagne, méconnaissable, la peau sur les os et couvert de poux.
Il y a aussi le père, Jacques, malade de la tuberculose, qui séjourna dans un sanatorium, avant de finir sa vie dans une porcherie désaffectée.
Nicolas Rouzet part à la recherche de ses fantômes. Il écrit pour démêler l’écheveau du passé, tenter d’y voir plus clair dans sa généalogie. Pour faire la paix avec ses morts. Pour se délester d’un poids, aussi, sans doute. Nous percevons, en le lisant, une sensibilité tapie dans les mots, une fragilité venue aussi de son enfance évoquée dans la deuxième partie, Terminus Nord.
Maria Desmée, De quelle nuit. Éditions Henry, 2019
Dans De quelle nuit, Maria Desmée évoque l’absence, la perte, celles de l’aimé, celles de l’amour en allé. Absence et présence cohabitent, alternent parfois, se nourrissent l’une de l’autre. Ainsi, celui qui s’en est allé a laissé un vide, et pourtant, cela n’est pas le vide, car, en lui, flotte toujours sa présence. Parfois, la présence s’estompe. L’absence alors, seule, demeure, et le sentiment de vide, au point de croire que ce qui fut / N’a jamais été. Dans un va et vient continu, la présence, par moments, envahit tout, puis se retire, comme le mouvement des marées. La présence peut tout remplir / Pour un moment, et alors, écrit Maria Desmée, l’absence s’absente de moi.
Maria Desmée, après avoir abordé la dialectique de la présence et de l’absence, parle de la nuit. La nuit qu’elle traverse, dans laquelle elle affronte les ombres, les dents des forêts. Dans la nuit, le poème est en gestation, et réceptif à la palpitation du monde. Il s’agit de trouver le chemin / De ce qui n’est pas encore inscrit. La nuit, le ressac berce, les étoiles veillent, les souvenirs, les sensations reviennent. Le corps se reconstitue. Puis, vient ce moment où trouver L’eau à boire comme on boit ce chant / Déposé en poème sur le pas de la porte.
Ce moment
Où l’arbre sonna à ma porte
Et me prit dans ses bras
Dans ses branches
Et je n’ai pas pu m’en défaire
Comme s’il veillait sur moi
Me protégeant
Caressant le sommeil
Pour renaître aux éléments
Pour que le corps se lave
De ses peurs ses insomnies
Ainsi, en un long cheminement intérieur, la poète quitte la sphère de l’absence pour s’ancrer dans une présence en prise avec le monde végétal, les éléments. Le vent, le sable, l’eau, les vagues, les oiseaux migrateurs, l’arbre, la neige, le ciel, s’allient et se mêlent au souvenir des corps unis dans la fumante ardeur d’un même désir. Alors, la lumière revient avec les couleurs, la vie renaît dans l’infini de l’amour, l’amour éternel, toujours renouvelé, que l’on n’oublie pas.
Emmanuelle Le Cam, Le maître de thé. Citadel Road Éditions, 2019
Emmanuelle Le Cam nous emmène dans les pas du maître de thé, personnage issu de la philosophie zen, qui l’accompagne, et est pour elle un alter ego. Le maître de thé est un compagnon de vie imaginaire, avec qui elle partage des moments, et qui la rassure et l’apaise. Au Japon, la cérémonie du thé est un art traditionnel en partie inspiré par le bouddhisme zen, et extrêmement codifié ; une cérémonie dont l’objectif ne réside pas de boire le thé proprement dit, mais plutôt de connecter les invités à un partage de haut niveau spirituel.
le maître de thé exprime tout le secret des lieux
il lance des regards obliques vers la baie vitrée
d’où arrive à gros bouillons un soleil généreux
il préfère la pénombre, les rideaux tirés sur le
mystère des pièces que le silence envahit, tout
le jour. la nuit est nôtre : donne-moi la main, nous
allons vers le cœur du mystère, nous sommes élus
nous sommes presque lumière fécondant le soir
nous sommes ce que nous devons tenir : une
promesse fière, et, tout l’or du monde au creux
des reins, voici notre triomphe. le maître de thé
approche, il porte la main gauche à ses lèvres
dans un mouvement furtif, et il montre la Voie.
La poète, dans sa solitude, s’invente des fêtes galantes dans la légèreté de l’été, elle devient femme de feu et mène une danse nue, s’inventant une vie meilleure. La nuit, dans la réalité, les douleurs ne laissent pas de répit, alors il s’agit de retourner au pays d’enfance pour étayer les extases, majorer / ce bonheur / qui vient doux aux lèvres lasses.
Dans ce recueil, Emmanuelle Le Cam met en parallèle deux perspectives : les moments passés en face à face avec le maître de thé, et l’exploration de la nuit, sa moiteur, les plaisirs du corps, les caresses, avec cet amant imaginaire. Les chattes se promènent dans le silence des pièces, tandis que se trace un chemin clair, un chemin immobile, intérieur, droiture au cœur.
Valérie Canat de Chizy