Philippe Leuckx, Le rouge-gorge. Éditions Henry, 2021
Philippe Leuckx nous donne à lire de petits textes dans lesquels il livre ses impressions. Le rouge-gorge qui donne son titre au recueil fait son apparition dans le jardin. Il est l’inattendu, la beauté pure, vient balayer les doutes et les mauvaises pensées, la tristesse et la mélancolie.
Son beau rouge rosé à la gorge m’a sauvé pour un jour.
Ce sont donc des formes de méditations sur ce qu’est vivre. Douceur et douleur alternent, s’emmêlent parfois. Parmi les pépites, à l’instar du rouge-gorge, il y a Laura, la petite-fille de l’auteur, qui vient de naître. Elle illumine de sa présence le quotidien, même gris.
Elle s’éveille à nos voix
à nos doigts à notre odeur
elle regarde sans voir
les lumières vives
des velux des lanterneaux
elle aime l’eau que son père
lui glisse sur le corps
sa douceur repose des cahots
que sent parfois le cœurLes textes, écrits à Braine, sont à la fois contemplatifs et mélancoliques, ponctués d’éclats de lumière. Ils sont des réflexions sur le temps qui passe, en prise avec les éléments. La pluie se mêle au vent, dans l’incertitude du jour. La vie s’écoule dans le jardin au milieu des arbres et des oiseaux, au rythme de l’entretien du potager, puis se prolonge parfois dans les rues de la ville. La chagrin alterne avec un sentiment plus lumineux. L’ordinaire se réfugie dans les mots, les souvenirs s’écrivent au présent. Les mots gravent tout, ils laissent une trace.
Parfois, j’ai beaucoup perdu.
Patience. un livre, mon temps.
Parfois, j’ai été ébloui.
D’un rien de miséricorde. Un bruit simple de regard.
Parfois. Vivre est une écorce peu friable.
Il faut s’appesantir sur le peu qui se donne.
J’ai ramassé ma fatigue, l’ai mise en boule.
La petite Laura est une illumination.
Emmanuelle Le Cam, Parcours d’ombre. Rhubarbe, 2021
La mort rôde dans les pages de ce recueil, elle est l’ombre dans le parcours de vie d’Emmanuelle Le Cam. Elle s’oppose à la vie, qui est joie et clarté. Écrire la mort pour exprimer la douleur, extirper la difficulté de vivre, extraire le mal à la racine. Gratter jusqu’à l’os la moëlle de la souffrance, cette noirceur qui empêche de voir la lumière. Se désencombrer, se défaire d’une certaine gangue.
Je travaillais le noir dans la peau
peau retournée comme chez
le boucher, le tanneur
je travaillais au vent perdu
ma chanson n’était que remordsdésinfinitudes, aussi –
je maudissais, sachant le froid de l’os.
La mort est ma compagne, écrit Emmanuelle Le Cam.
Pourtant, dans ce Parcours d’ombre percent des éclats de soleil : l’amour des chats, qui éclaire (encore plus) le matin de ses / rayons attendris. Ces chats amis mettent du baume sur les blessures les plus profondes, sur le corps rongé de néant / travaillé par ver invisible. Ils apaisent la violence intérieure, ces images de tibias et de squelettes qui viennent visiter, la violence des souvenirs, celle de la mort-amour. Ainsi, l’amour ici est inextricablement liée à la mort, il est tinté de noir, tandis que les chats offrent une écuelle d’amour-or, de pur amour.
l’amour n’est pas au monde
sauf entre moi et mes
chats, sauf quand je, de tout
désespère, et un ronronne-
ment sur les genoux.Les chats sont donc ces présences bienveillantes, ils veillent dans la chaleur du foyer, de même que les livres, le sens de l’existence / tout entier contenu là –. Ils font barrage aux ombres, à la mort, ils sont ce qui rattache à la vie, ils procurent réconfort face à la solitude.
L’écriture, aussi, est cette compagne exigeante qui demande nourriture. Exigeante, certes, mais fidèle.
Myriam OH, Ce n’est pas ce que tu n’as pas dit, mais la manière dont tu t’es tu. Éditions Lunatique, 2021
J’ai découvert Myriam OH il y a peu sur Terre à ciel, et je dois avouer que j’ai été séduite par son écriture franche, physique, percutante. Ce recueil est pour moi l’occasion d’aller plus loin dans l’approche de sa poésie. J’y perçois un sentiment de révolte, une volonté de faire bouger les choses, de bousculer l’ordre établi. Peut-être aussi le besoin de s’affirmer, d’imposer sa personnalité.
tu es né pour
crier
ta singularitéUn cri. Telle pourrait être la poésie de Myriam OH. Crier, hurler sa rage, sa volonté d’exister. D’exister en tant que femme, déjà. Certains textes sont d’ailleurs empreints de féminisme. Il n’est pas question, pour aucune femme, de subir les violences, verbales ou physiques, imposées par les hommes.
Être une femme
même au XXIe siècle
c’est un métier de bonhomme
il en faut des couilles, il en faut des nerfs
pour esquiver les regards et les commentaires
qui se posent
en spécialistes de la féminité
sur l’excédent et les carencesExister pleinement, c’est aussi dire oui à la folie qui nous habite, ne pas vouloir se conformer à l’ordre social.
Les poèmes laissent percevoir une fêlure, la colère, la tristesse, comme quand le ciel se fend, mais cette colère et cette tristesse nous appartiennent à tous, et en cela, nous nous reconnaissons dans ses textes.
on appartient tous à la même race
quand on chiale la nôtre
peut-être qu’on pleure aussi la même mère
peut-être qu’on est tous frères et sœurs
dans ces gros chagrins
qui nous dépassentPoèmes d’amour, de révolte, poèmes pour dire que parfois, le soir, on n’y arrive pas, la poésie de Myriam OH s’affirme, revendique, toujours énergique, mais admet aussi ses zones de fragilité.
Nicolas Rouzet, Vivre dans une maison de verre. Dessins de Pauline Rouzet. Exopotamie, 2021
Nicolas Rouzet interroge dans ce recueil une certaine façon d’être au monde. Comment être pleinement là quand nous sommes, d’une certaine façon, emprisonnés ? La maison de verre enferme et pourtant est ouverte sur le dehors, laisse entrer la lumière. Là est le paradoxe. Ombre et lumière cohabitent, l’une naissant de l’autre.
L’homme est prisonnier, pieds et poings liés, du bonheur qu’il s’est inventé. Celui vers lequel il tend, mais auquel il ne peut accéder, car l’impossible est un mur de pierre / où se heurte la raison.
Vient un seul chant d’oiseau
quand la forêt entière s’y blottit.
Une seule note alors
contient plus de pensée que les arbres,
plus de pensée que les hommes,
un simple trille
délivre la clef de tous les royaumes.Nous sommes entourés de remparts mais, parfois, la simple écoute intérieure ouvre tout un paysage. Dans la simple présence à soi, au monde, réside un espace heureux.
Ne te demande pas
si tu vis penché sur le versant d’un malheur
que tu redoutes
ou sur celui d’un bonheur trop sagement
inventé,
laisse seulement un peu trembler l’eau sous
les ponts.Le poète voudrait être cet oiseau qui s’envole de sa cage. Nous comprenons alors que la prison de verre symbolise les quatre murs de la raison. Parfois, il n’est rien d’autre à faire que de devenir silence, de laisser reposer sa volonté d’aller quelque part pour se fondre dans l’espace, de
parcourir les chemins,
tous les chemins,
devenir chemin soi-même,
y disparaître.Les poèmes de Nicolas Rouzet alternent avec les dessins de sa fille Pauline, en une forme subtile de complicité.
Christine Durif-Bruckert, Elle avale les levers du soleil. PhB éditions, 2021
Christine Durif-Bruckert met en scène dans un long monologue intérieur une femme d’une quarantaine d’années souffrant d’anorexie depuis sa plus jeune adolescence. La femme se raconte, le récit en vers forme un long poème. Le texte, à travers la parole donnée à cette femme, décortique les mécanismes de l’anorexie, la perception du corps, le rapport à la nourriture, au vide et au plein. Comment naît la volonté de ne plus s’alimenter.
J’ai tout fait pour que personne ne voie rien. Je voulais juste attirer l’attention, mais vraiment sans plus. Peut-être ne pas être oubliée, être comme tout le monde, me mettre en conformité.
Ainsi, au départ, cela commence sans que l’on y prête garde, avec juste la volonté de perdre un peu, avec le désir de plaire, d’être acceptée. Puis, le corps s’habitue, et la mécanique s’enclenche.
Le récit en vers est entrecoupé d’interventions d’un chœur, qui symbolise le regard extérieur, celui des proches ou de l’entourage. Christine Durif-Bruckert s’est inspirée de ses travaux de recherche en milieu hospitalier pour écrire cette fiction poétique qui apporte un éclairage sur cette maladie.
Le début n’est qu’un vertige.
Je suis entrée dans la chute.
Une chute incessante, secrète.
Dans le miroir j’ai soudainement réalisé que j’étais maigre
une maigreur qui ne tient plus dans l’œil.Le texte nous emmène dans les dédales d’un engrenage, les aliments pesés, le calcul des calories, la faim qui rôde et que l’on trompe en mangeant de tous petits morceaux de madeleine, trempés dans du thé, les os que l’on sent sous ses doigts.
Je cours
jusque vers les terres froides.
Le murmure des arbres.
La vie se débat.
Vide béant de mes pensées.
Le jour tombe bien au-delà de mes ombres.Ça marche si bien de se perdre.
Françoise Ascal, Brumes. Peintures de Caroline François-Rubino. Postface de Sabine Huynh. Æncrages & co, coll. Ecri(peind)re, 2021
J’ai beaucoup aimé ce recueil dans lequel nous marchons entre les fûts dressés / sapins noirs / aulnes fantomatiques / feuilles mortes décomposées. Les brumes peintes par Caroline François-Rubino sont mêlées de couleurs et de nuances pastel, elles apparaissent comme des nuages baignés de soleil, des amas illuminants, rappelant certains travaux de Monet, de Turner et même de Shitao, comme l’écrit si bien Sabine Huynh dans sa postface.
Le brouillard est plongée dans l’inconnaissance, perte de repères, il nous extrait du monde des apparences, nous plonge dans le sans avenir, c’est-à-dire dans l’expérience du temps présent. Alors, la souffrance se dissout.
la brume est sans avenir
un rien la déchire
réduite à néant
voici que s’avivent les feux du ciel
couvant sous son daissommes-nous de même substance
dans nos corps opaquesnous qui renaissons à la lumière
plusieurs fois dans une vie
après avoir désespéré ?Parfois, le désir de voir nous aveugle et nous fait manquer le réel, qui toujours s’engouffre / en flot d’images / par une brèche. L’opacité de la brume nous permet de déchiffrer l’invisible, d’accéder à une nouvelle connaissance.
Françoise Ascal évoque les peintres chinois, qui savent faire entrer l’invisible dans leurs toiles, elle convoque Tchouang-tseu, qui rêve qu’il est un papillon, un papillon qui rêve / et se prend pour Tchouang-tseu. Elle questionne les frontières entre illusion et réalité. Elle s’inspire des paysages brumeux de la Chine, aux vallées impénétrables dans lesquelles poussent des forêts de nuages. Elle semble guidée par une soif d’invisible, de beauté pure.
là-bas
les animaux n’ont pas de poumons
crapauds dorés et salamandres
respirent par leur peau toujours humide
mousses fougères lichens foisonnent
tandis que de somptueuses orchidées
tendent leurs livres rosesainsi persistent
sur la planète en loques
de secrètes réserves d’Ailleurs
Valérie Canat de Chizy