Paola Pigani, La chaise de Van Gogh. La Boucherie littéraire, 2021
Avec ce beau recueil, Paola Pigani rend hommage à son père. Lui, qui a quitté l’Italie à l’âge de vingt ans pour rejoindre le maquis yougoslave, puis la Wallonie, qui a fait mille boulots, avant de finalement s’installer en Charentes pour cultiver la terre et élever des vaches, était de la caste des baraqui, ces immigrés italiens partis travailler en Belgique juste après la guerre.
La chaise de Van Gogh, que Paola Pigani a pu découvrir dans la chambre d’une auberge à Auvers-sur-Oise, où Vincent Van Gogh a vécu ses soixante-dix derniers jours, lui rappelle celle toute simple au dossier cassé sur laquelle son père s’asseyait le dimanche pour trier la ferraille, le cuivre.
Une chaise vide,
le temps immobile à quatre pattes.
Le parallèle entre Vincent Van Gogh et Lino, le père, revient de façon récurrente au cours du recueil. Vincent par les champs avec son pinceau, sa palette de couleurs ; Lino dans les champs avec sa faux, sa charrue, la bête, la herse.
À l’auberge d’Auvers-sur-Oise,
on a gardé la chaise de Vincent Van Gogh.
Passée l’ombre, tout reste vivant.
Lui les blés, toi les blés.
Lui le ciel, toi le ciel.
Lui l’alouette, toi l’alouette.
Lui la tristesse, et toi ?
Il aurait aimé tes colzas.
Il a peint les mangeurs de pommes de terre,
l’obscurité à pleines mains, la terre qui donne.
Parti d’Italie, Lino travailla dans les champs de Flandre, puis cumula divers boulots : jardinier dans un château près de Bruxelles, ferrailleur, orpailleur, vendeur de glaces, récupérateur de pièces de voitures, puis, finalement, agriculteur en Charentes.
À travers ce portrait, Paola Pigani se rappelle d’où elle vient, de ses racines italiennes, de ce père dont elle s’était éloignée plus tard pour vivre sa vie, qui avait tant bourlingué et tout fait avec ses mains. Elle se souvient de son rire, son écriture en fibrilles, sa chemise roulée jusqu’aux coudes, ses échappées rêveuses, ses silences, si rares qu’ils en étaient inquiétants, les photos en noir et blanc qu’il conservait dans son portefeuille, sa vieille deux-chevaux.
Elle se souvient de la ferme familiale en Charentes, des moissons, de l’herbe à arracher, L’orge, l’avoine, le maïs / Jambes nues au milieu.
Et de ce qui resta, après son départ : les arbres, les cosses de haricots blancs, les livres aux couvertures tachées, le costume de mariage, la liste du bétail avec le nom des vaches, la chaise vide.
Mourir en France.
Vos baisers à la terre.
La vie plantée là, même à l’envers.
Du froment, du maïs, du sorgho.
Les couleurs bien en chair pour que gagne la lumière.
Que suffise le ciel sur tant de douleur et de beauté.
Le recueil Sentinelle avait été publié une première fois chez Citadel Road Éditions, et était épuisé. Les Éditions Sauvages accueillent ce texte au sein de la collection Phénix, dans une version augmentée. Sentinelle constitue ici la première partie du nouveau recueil mis à jour. Il y est question d’une atmosphère, d’un état de veille dans lequel se trouve la poète, attentive aux silences / entre les mots.
Les jours de patience sont habités de présages à déchiffrer, et ceux-ci prennent la forme d’ombres qu’il convient de guetter, à la manière d’une sentinelle. Ainsi, l’atmosphère est celle d’un temps crépusculaire, un temps hors du temps, visité par le ressac / des légendes et la rumeur des siècles. Tout demeure aux prémisses, rien ne se réalise vraiment, tout reste balbutiement, l’horizon s’efface tandis qu’alternent les espoirs et les ombres.
Patience, silence, recueillement. Vertige aussi, parfois. Cet état de veille induit une attention aux signes. Ces signes que guette la sentinelle. Une présence à soi mais aussi aux manifestations de l’invisible.
Un équilibre s’installe dans cette forme de présence au monde, mais la surface peut rapidement se déformer, et la tempête surgir.
Dans le sursis d’une marée basse
propice à prendre pied
et à éprouver
quelque chose de consistant
il suffit
d’une parole de trop
et tout semble au bord du naufrage.
Marie-Josée Christien évoque, dans les textes qui suivent la première partie Sentinelle, la Bretagne chère à son cœur. Elle cite des îles bretonnes qu’elle apprécie particulièrement : l’Île-aux-moines, l’Archipel des Glénan, l’Île de Sein, l’Île de Batz, l’Île de Bréhat. Chacune d’entre elles lui inspire un poème.
L’univers marin, l’océan, les sternes, l’estran, le fracas de l’écume… semblent la relier à elle-même. Dehors et dedans sont intimement liés au prisme de cette relation avec le maritime.
Sur la roche ermite
du sémaphore
tête de proue du monde
atlantique
le ressac
étaye ma conscience
m’harmonise
au souffle de l’univers
j’enchaîne les pas
les mots reprennent
le flux du cerveau
Respirer devient si simple.
Vincent Motard-Avargues, Là où ici. Aux cailloux des chemins, 2021
Dans ce recueil, Vincent Motard-Avargues met à bas les faux-semblants et s’interroge sur sa place dans la société, sur ses relations avec les autres. Il fait part de ses doutes et de ses questionnements.
Dépouillement, lumières atténuées, dans les tons gris. Silence à l’intérieur de soi, temps en suspension. Impression de flou et de lenteur, comme si le monde fonctionnait au ralenti. Le poète semble se tenir à l’écart, à distance des événements et de la réalité. C’est cette distance qui lui permet de prendre du recul et de s’interroger sur le sens de sa présence au monde.
cela dit on ne mesure jamais l’intensité du vivre
il ne subsiste que des poussières de soi
en cette ville qui n’est pas une ville
mais un conglomérat de quartiers
en cette vie qui n’est pas une vie
mais un conglomérat d’erreurs et de failles
Vision désabusée de la vie ou extrême lucidité ? On ne peut définir la vie / on ne peut pas même la vivre écrit-il.
Il y a ce sentiment d’étrangeté ou d’absence, celui de ne pas arriver à être vraiment présent à ce qui se passe, de sentir ses griffes sur le bonheur qui fuit et d’être incapable de le saisir, quand pourtant / il se tenait là. Il y a ce sentiment d’être à la fois ici et ailleurs.
Il y a tous ces gens que l’on côtoyait autrefois et que l’on a perdu de vue. Il y a le rôle social que l’auteur joue, riant et parlant comme si de rien n’était, et rien j’étais / corps social sans substance.
Heureusement, il y a l’écriture, qui donne du sens.
écrire ou vivre
du pareil au même
il reste dans mes pas
ce qu’il restera de mes mots
une impression de passage
la certitude de mes incertitudes
Heureusement, il y a cette maison familiale au bord de l’océan, à quelques mètres de la plage. Cette maison qui a été vendue, mais qui est toujours porteuse des souvenirs de l’enfance.
je me revois avec ma mère… seul avec elle
Samantha Barendson, Americans don’t walk : les Américains ne marchent pas. Le chat polaire, 2021
Americans don’t walk est le récit poétique d’une traversée des États-Unis, une sorte de road trip en vers qui retrace 5000 kilomètres en voiture depuis New Orleans jusqu’à San Francisco.
Samantha Barendson nous emmène sur les routes poussiéreuses de l’Amérique, celles dont nous avons pu avoir un aperçu par la littérature ou le cinéma.
Nous sommes en Amérique : cette phrase revient à plusieurs reprises, pour souligner le côté extravagant d’une région dans laquelle le touriste lambda se sent vite dépaysé.
L’Amérique
est un rocking chair
sous le porche en bois
d’une maison victorienne
Je souris de ce cliché
tandis que je contemple
le jardin depuis
un fauteuil à bascule.
Le long de la route, motels et stations-services se succèdent ; entre chaque halte, parfois, il n’y a rien, que l’horizon réduit à un point.
En Louisiane, un crâne de vache à terre ; sur le fleuve Mississipi, des alligators rôdent autour des bateaux. Nous traversons le Nouveau-Mexique, l’Arizona ; visitons Monument Valley et le Grand Canyon avant d’arriver à Las Vegas.
Le regard malicieux, Samantha Barendson s’amuse à relever les curiosités d’un pays qui n’en est pas à une contradiction près : Pas d’alcool / ni d’armes à feu // Mais des panneaux publicitaires / pour des dispensaires de marijuana.
A la fois récit de voyage et aventure humaine, Americans don’t walk nous embarque dans un long périple, avec, comme guide, notre poète, dont la plume ciselée sait relever avec humour les incongruités d’un pays que nous découvrons à travers le prisme de son regard.
L’Amérique
est un pot
de beurre
de cacahuète
Nature
avec ou sans morceaux
sur du pain de mie grillé
sur une boule de glace à la vanille
en accompagnement d’un plat de poulet grillé
Mais
une bière
au beurre
de cacahuète
What the fuck ?!
Marilyse Leroux, Une île, presque. Interventions à Haute Voix, 2021
Dans Une île, presque, Marilyse Leroux fait dialoguer la mer et les pins. Elle s’est inspirée pour écrire ce recueil des œuvres de l’artiste Thierry Tuffigo.
Les textes en italiques sont la parole de la mer, laquelle alterne avec celle des pins, les deux entités s’interpellant, se questionnant sur ce qui les unit et les différencie. Entre les deux, il y a l’île, qui les réunit.
La mer, horizontale, s’interroge sur ce qu’elle est, dans l’oubli qu’elle a d’elle-même. Elle est là, immuable, dans l’éternité. Les pins, eux, sans doute plus conscients de leur vulnérabilité, revendiquent leur verticalité, leur ténacité à défier le ciel. L’île, ici, est un point de repère pour la mer, qui la couve et la protège comme une mère son petit.
Marilyse Leroux, avec ces textes, nous donne à voir son propre regard face à la beauté de ces trois univers, l’île, les pins, la mer :
Le soleil se lève
je jette mes filets
à la lumière
Ce soir
c’est un enfant
qui me la rendra
des poissons d’or
dans les yeux.
Ainsi ces textes sont aussi un témoignage du regard de la poète, qui n’a rien perdu de l’émerveillement de l’enfance.
Ce que Marilyse Leroux évoque, ce sont des entités douées de langage. Elle personnifie les pins, la mer, l’île en leur donnant la parole avec ces textes. Nous-mêmes savons que les arbres sont capables de communiquer entre eux, bien que ne parlant pas. Quelque chose circule à travers eux.
Les pins se recueillent
immobiles dans le bleu
Ils écoutent
ce qui communique
à travers eux
Quelque chose
d’une source ou d’une sève
qui n’arrête pas de couler.
Nous portons un espace / plus grand que nous, disent les pins. Ainsi une forme de transcendance s’installe, une atmosphère d’éternité.
Thierry Radière se nourrit de la poésie des autres au quotidien. Au printemps 2018, il s’est amusé à ranger sa bibliothèque en classant les recueils selon un classement alphabétique. Et à cette occasion, il les a relus. Cette relecture lui a donné envie d’écrire des textes s’inspirant de l’univers de chaque poète.
Pour Thierry Radière, la poésie, ce n’est pas seulement lire ou écrire des poèmes, c’est rencontrer les autres, tisser des liens. Je pense qu’il n’est pas le seul, d’ailleurs beaucoup d’amitiés naissent autour de la poésie. Mais lui va plus loin avec cet Abécédaire poétique. Chaque texte commence par Il suffit que je relise / quelques vers de… et son imagination l’emmène dans un monde qui serait le sien, mais façonné par celui du poète qu’il vient de lire. Comme si, dans la poésie des autres, il retrouvait une part de lui-même enfouie, et qui se révèle alors.
Il suffit que je relise
quelques vers de Sanda Voïca
et je me surprends
à prendre plaisir
à pleurer en cachette
quand tout le monde joue
autour de moi
et que le soleil brille
sans demander son reste.
Cela reste une poésie de la proximité, proche du ressenti de chacun et des réalité les plus simples. Don d’empathie, capacité à se fondre dans l’univers d’autrui ? Thierry Radière me fait penser en tous cas à quelqu’un qui retrouverait la magie de l’enfance, la capacité à s’inventer des vies en jouant avec ses rêves. Son intériorité semble pourvue de multiples tiroirs prêts à s’ouvrir et à révéler des trésors cachés.
Comme il s’agit d’un abécédaire, le recueil commence par la lettre A avec Max Alhau, et se termine à la lettre Y avec Fabienne Yvert. Une sorte d’inventaire poétique de sa bibliothèque, en somme, et un clin d’œil amical à chacun des auteurs de ces livres.
Il suffit que je relise
quelques vers de Sabine Huynh
et j’ai soudain des hallucinations :
je sens la petite main
de ma fille dans la mienne
au moment où sur la plage
nous faisons semblant
de chercher des coquillages
rien que pour le plaisir
d’être ensemble en plein vent
(face à mes inquiétudes
de parent à vie).