Claudine Bohi, Je cherche un enfant. Peintures de Germain Roesz. Les Lieux-Dits. Collection Bas de page, 2024
La collection Bas de Page des éditions Les Lieux-Dits propose des recueils de 6 cm de largeur, tout en longueur. Dans Je cherche un enfant, Claudine Bohi évoque avec émotion tous ces enfants victimes collatérales des guerres, ces enfants que tout le monde oublie.
les guerres rassemblent leurs petits dans la même douleur
La poète part d’un paysage immaculé, enneigé, pouvant symboliser la perte, le vide.
je marche dans la neige et je cherche un enfant
Le sentiment de dépossession émerge. Où est-il, cet enfant qui pourrait être un fils ou une fille ? Le fracas du monde, le vacarme des guerres, recouvrent la souffrance et la douleur de ces enfants privés d’enfance, perdus dans la tourmente. C’est de ces enfants-là que la poète se sent dépossédée ; c’est d’eux qu’elle souhaite parler, afin de rendre perceptible leur détresse. Afin de leur donner une voix, peut-être.
je cherche un enfant qu’on a abandonné partout
L’enfant est vulnérable, il a besoin de tendresse et d’affection, d’être rassuré.
En écrivant je cherche un enfant, la poète suggère l’enfance meurtrie au fond d’elle-même. Peut-être a-t-elle, elle aussi, été une enfant blessée. Le singulier traduit la solitude. Écrire « un enfant » pour évoquer tous les enfants victimes de violences et de maltraitances n’est pas anodin. Le verbe « chercher » signifie que cet enfant est perdu. Seul au monde.
Cet enfant à l’intérieur d’elle-même, Claudine Bohi le cherche encore. Où se trouve-t-il, cet enfant meurtri ?
une trace en moi-même comme un pas dans la neige
Cet enfant qui l’habite et lui permet de reconnaître tous les enfants noyés disparus rejetés.
Les peintures de Germain Roesz, aux couleurs d’arc-en-ciel, apportent une note chaleureuse et réconfortante au recueil. Couleurs de la gaieté, de la joie, de l’innocence, elles semblent vouloir reconstituer l’univers de l’enfance, afin de l’offrir à ceux qui en sont privés.
Thierry Roquet, D’ordinaires cascades. Aux cailloux des chemins, 2024
Avec D’ordinaires cascades, Thierry Roquet donne une voix à des hommes et des femmes un peu cabossés par la vie, un peu en marge de la société. Il parle de personnes en situation de vulnérabilité, que ce soit en raison d’une maladie psychique, ou bien d’une recherche d’emploi.
Un certain nombre de textes, surtout au début du recueil, sont écrits à la première personne du singulier. Le « je » permet d’entrer dans le monologue intérieur ; une personne parle, se raconte. Nous avons ainsi accès à sa façon de penser, à sa façon de percevoir le monde qui l’entoure, à sa réalité quotidienne, à son vécu.
Les textes, assez longs dans l’ensemble, évoquent différents univers, de manière poétique. Ainsi, les angles durs du réel sont adoucis, l’humanité de tous ces gens est perceptible. Nous percevons leur sensibilité, leur désarroi, leur détresse parfois.
Certains souffrent d’un manque de chaleur humaine : La chaleur humaine / elle est frileuse ces temps-ci.
L’univers de la maladie psychique, des traumatismes de l’enfance, de l’hôpital psychiatrique, est évoqué à plusieurs reprises.
Il y a la recherche de l’emploi, le manque de confiance en soi, l’injonction à être à la hauteur, la nécessité de se valoriser lors d’un entretien professionnel, et au final, le sentiment d’avoir une certaine inaptitude professionnelle et sociale.
À chaque jour suffit sa peine
On se contente parfois d’expressions
toutes faites
on se contente de ça
en attendant mieuxIl y a cet homme placide, posé, qui tourne les pages de son journal, assis sur un banc, et dont les ongles sont rongés jusqu’au sang.
Il y a l’univers déshumanisé du monde du travail.
Il y a cet ouvrier grimpé sur un échafaudage à dix mètres du sol, et qui chante à tue-tête.
Il est question d’insomnie, de banlieue, du voisin que l’on n’aime pas trop, et qui décède un beau jour, de bus bondés, d’un homme qui a toujours son chapeau sur la tête.
La femme aux cheveux ébouriffés
te fait un clin d’œil très appuyé
avant d’aller frapper l’homme en pyjama vert
de le frapper de toutes ses forces
jusqu’à ce qu’il se mette à pleurer
La femme aux cheveux ébouriffés
te fait un clin d’œil très complice
avant d’éclater de rire aux bras qui la ceinturent
deux infirmiers venus pour elle
sous ses cheveux ébouriffés cherche à les mordre
Cécile Guivarch, Si elles s’envolent… Éditions Au Salvart, 2024
Un nouveau recueil de Cécile Guivarch autour des femmes, et notamment, des tâches qui ont rythmé leur vie depuis des générations. Femmes d’hier et d’aujourd’hui, avec une allusion à de grandes figures féminines telles que Marilyne, Camille Claudel, Marina Tsvetaeva, et à des femmes de sa famille, sa mère, sa grand-mère.
Toutes ces femmes sont reliées entre elles par un fil, toutes si vivantes et à travers les siècles.
Cécile Guivarch évoque leurs activités quotidiennes, leur mode de vie, qui varient de l’une à l’autre. Celles du village de sa grand-mère portaient sur la tête de la paille et du linge, allaient chercher l’eau au village, ramassaient fagots herbes et pommes de terre à travers champs.
Échines courbées dans les champs
leur dos longtemps tête à l’envers
les mains remuent toute la journée
de rang en rang elles se relèvent
essuient sueur revers de manche
retournent à la terre jusqu’au soir
blé orge vigne ou pomme de terre
se redressent s’épongent le front
temps à peine d’entrevoir la fleur
sur le bord du talus un coquelicot
Dimanche ou mercredi peu importe
leur visage offert à tous les vents
yeux au ciel leurs enfants mortsCécile compare les usages d’autrefois avec ceux d’aujourd’hui. S’esquisse le portrait d’une génération, celle de sa grand-mère, beaucoup plus en prise avec les tâches quotidiennes et domestiques, quand le progrès a déchargé les femmes d’aujourd’hui d’un grand nombre de contraintes. Ainsi, travailler la terre, récolter les légumes et les fruits, traire les vaches, battre le beurre, faire bouillir le linge, frotter le parquet.
Le rapport au corps, également, a évolué ; l’intime a pris plus de place au fil des générations. Les femmes d’aujourd’hui sont plus légères, moins soumises à un carcan. Se dégage l’impression d’un allègement, la condition féminine a évolué avec les droits des femmes ; la liberté sexuelle, le progrès, ont fait que la génération de Cécile est dans l’ensemble plus épanouie.
Entre les femmes d’hier et celle d’aujourd’hui, il y a, certes, un écart. Et pourtant, un fil invisible les relie.Quels liens entre toutes
Aller de l’une à l’autre
ralentir leur course
donner à vivre le rêveC’est à toutes les femmes des anciennes générations que Cécile Guivarch veut rendre hommage. À toutes celles qui l’ont précédées. À celles qui ne sont plus.
Ma mère et ma grand-mère mortes
je suis avec elles sur leurs genoux
Les sentir éternelles dans mes veines
Parfois elles passent dans le ciel – nuages –
les regarder défiler lentement sous mes yeux
C’est la guerre – la vôtre et la mienne –
J’ai perdu ma mère / je pleure tous les morts
Cécile Guivarch et Jean-Louis Kuntzel, Tu dis la vie. Les Lieux-Dits. Collection DUO, 2024
La collection DUO des éditions Les Lieux-Dits propose une rencontre entre un ou une poète et un ou une peintre. Dans Tu dis la vie, Jean-Louis Kuntzel a peint, à l’origine pour un projet intitulé Bandes d’artistes, et ces feuilles de papier très étroites ont été envoyées à Cécile Guivarch, qui a écrit à partir de ces peintures.
Une véritable rencontre s’opère alors entre les deux, une alchimie, un éblouissement, même. S’ensuit une correspondance entre le peintre et la poète. Les échanges par mails commencent, venant enrichir les mots, les dessins.
Dans la préface de ce livre, Jean-Louis Kuntzel explique : « Nous étions dans le même monde. / De lumière de couleur, d’eau qui coule, de vent dans les feuilles. / De bouillonnement de la vie, de désir au sens le plus large. »
Ses peintures disent le foisonnement de la nature, l’immersion du corps dans le végétal. Elles explosent de couleurs et d’abondance, elles rayonnent et débordent de toutes parts. Tout est don dans cette nature donnée à voir, tout est luxuriance, abandon de soi. Elles disent le désir, l’émotion.
Cécile Guivarch retrouve dans ces peintures et ces dessins les rivières, les forêts, l’herbe et les couleurs qu’elle côtoie lors de ses marches dans la nature. Dans cet état de plénitude, le corps se fond dans celui de la nature, devient lui-même nature.
Une prairie ça ne dit mot ça fleurit
et vous fleurissez encore et encore
de traits d’eau et de rivière de mots
dressés sur leur tige
La prairie a étendu toute la nuit
jambes dans l’herbe - au matin
quelque chose est touché
mais se touche à peine -
se couvre de fleurs en nuit d’été
Juste à verbe contre verbes
trait pour traits - en silence
je rêve ce verbe d’herbe -Ainsi, il s’agit d’être touché, le corps et le végétal se mêlent intimement lors des marches dans la nature, comme se touchent et se mêlent les poèmes et les peintures, en une forme d’osmose qui touche à l’intime et pourtant quelque chose est touché / mais se touche à peine.
Tout est de l’ordre de la perception, de l’émotion et du ressenti. De la capacité à se laisser toucher, justement.
J’ai pris les noms des arbres
pour désir de feuilles de branches
la nudité bourgeonneCécile écrit le mouvement de la vie, le désir, les jambes, la nudité des branches, un oiseau sur la cime d’un arbre, alors, un cri s’envole.
Tout est intimement mêlé, il n’y a plus de séparation entre le dehors et le dedans.
L’émotion - traverse la chair
vient du dedans du dehors -
Je ferme les yeux - tu les ouvres
c’est le dehors - le dedans -
les fleurs sous les paupières
éclosions explosions par milliers
foisonnement -
Pierre Mrdjenovic, Un battement de lumière. Jacques André éditeur, 2024
Né en 1998, Pierre Mrdjenovic est un jeune poète vivant à Lyon. Il est agrégé de philosophie. Un battement de lumière est son deuxième recueil. Sa poésie est épurée, presque énigmatique. Il nous faut déchiffrer les signes, ces traits blancs de l’écriture qu’il nous livre. Je qualifierais sa démarche d’existentielle. L’auteur semble vouloir accéder à l’essence des choses et de la vie. Ici, point d’ancrage dans le réel et la banalité du quotidien, plutôt la tentation de sublimer tout cela, d’accéder à une dimension supérieure.
Une femme a partagé la vie du poète le temps d’un battement de lumière. Nous ne savons que peu de choses d’elle. Sa présence demeure mystérieuse, elle semble appartenir à un autre monde, à un autre temps.
Dans tes habits de cuivre et tes cheveux de cuivre – l’odeur du temps qui passe – dans tes yeux reposés du feu qui les ronge, et dans tes doigts de peintre – le temps qui n’use rien – l’odeur du cuivre sur ta peau ;
Nous étions tous deux rapiécés, aviateurs venant s’échouer au seuil des cafés, embarqués sur le bois bancal d’une table, dans le caramel fondu des boissons ; ton écharpe d’or et de vent que tu avais laissée traîner, l’odeur de cuivre des cafés et des manteaux…
Cette femme semble faite d’une constitution lumineuse, appartenir à une terre d’ange. Les moments où le couple est réuni sont immortalisés par des photographies argentiques en noir et blanc. Comme s’il fallait garder une trace, comme si la photographie matérialisait, rendait réelle la présence de cette femme évanescente.
Nous ne serions que deux, en deux moments distincts : une photographie, si proche de la vie présente qu’elle se serait muée en eau tumultueuse.
Cette traversée du temps semble se faire comme en rêve. En apesanteur. Le réel n’a pas de prise. La maladie est tapie, elle flotte dans la pièce avec son parfum entêtant.
Rien n’est clairement dit, décrit, tout est suggéré.
Le vent mauvais devient lumière. Il y a un passage à franchir et au seuil de ce passage, les souvenirs affluent, ceux de l’été.
Nous étions en été
Le soir avait des survivances mystiques
Sur le balcon on cultivait les derniers éblouissements
Et tu ne voulais pas abandonner ce monde
À ses phrases lunaires
À sa dévastation
Valérie Canat de Chizy