La femme ce matin
S’est encerclée de vent -
À nouveau elle avait envie de vivre.
…
J’avais un cerf parfois,
Soudain dans les bras, -en fait
Chaque fois qu’il était grand et nu.
Avec au sourire deux cornes couchées.
…
Je veux quitter ton tu
Quitte mon tu mon amour
Rends-moi tu
Rends moi aussi, m’ayant quittée,
S’il te plaît l’amour.
Je veux quitter ton tu,
Je veux
Pouvoir dire tu à quelqu’un d’autre
Dire tu et
Que tu ne soit plus toi.
Quitte mon tu,
Quitte, il ne faut pas, m’ayant toute quittée,
Rester dans mes bras.
…
Sépare le ciel et la terre
Lance quelque part pour l’air
Une pierre -
Mais n’attends pas dessous !
…
Et le ciel parfois,
Qui submerge
L’oiseau.
…
Mon amour veux-tu encore savoir le plus triste ?
La nuit tombe tôt.
Plus tôt que l’an passé
Et plus tôt qu’il y six ou sept ans
Si bien que je me fais l’effet
D’avoir vécu assez pour avoir connu
Renaissance et Moyen-âge
Vécu assez aussi
Pour t’avoir connu et
Que tu ne m’aimes plus
Mon amour je marche entre les vitraux, avec l’enfance pour piété, des boules à neige
Et Notre Dame toute ferrée
Comme l’enfant bientôt à qui on a promis
Un écarteur de mâchoires
Et je marche petite nuit
Avec dans le ventre la même sensation
Exacte et imprécise
À la fois
Que je continuerai d’écrire
Et à la fois
Aussi que pas
Et que la tristesse un jour
Sera si triste qu’elle se consolera
Entre mes mains rondes
D’une crêpe au sucre pliée en triangle.
…
Vous avez une jolie canne aujourd’hui
A dit la jeune fille à la vieille dame.
…
-C’est moi qui te regarde. Si on se regarde ensemble, si on est l’un et l’autre en face en train de se regarder, sache quand même que c’est moi qui te regarde, je te regarde pour d’ailleurs ne pas toi que tu me regardes, comme entre deux qui se serrent la main, l’un décide et l’autre suit, menant celui qui a décidé à pouvoir décider après de presque tout, ou s’il laisse l’autre ce sera comme une grâce et comme un parent feint au jeu de perdre, et l’enfant qui n’a pas encore de ces mensonges hurle, car s’il ne suffit pas de gagner pour gagner, s’il faut, en plus d’avoir gagné, être né avant, pour gagner en gagnant, bien sûr il n’a aucune chance. Ainsi je te regarde. Moi née après toi. Et si j’avais un sexe, pardon, si j’avais ton sexe, brandi, imagine que te regardant je le plonge aussi dans ta pupille comme ils font dans les films d’horreur. Non seulement je te regarde mais non contente de non seulement te regarder je te parle c’est moi qui parle, et si je veux être celle qui parle il faut désormais que ce soit moi qui parle tout le temps, sinon qu’est ce qui pourrait justifier, que d’un coup ce soit toi, et puisque nous ne sommes pas la nuit pas le jour, qui nous prenons relais, qui nous suivons et chassons. C’est moi, donc, la qui te regarde. Même si regard, vrai regard, nécessiterait sans doute qu’il y ait du silence, de part et d’autre du regard, et que la pièce toute ne soit dédiée qu’au regard, et le moment lui soit consacré aussi. Mais je parle donc, je parle et je gêne, comme une mouche empêche le grand jour parfait d’être grand et parfait, et la mouche gêne le soleil. Je te regarde et je ne te parlerai pas pour l’instant de ce que je vois, de ce que je regarde de toi je ne dirai rien de ce que je vois. Ce n’est pas vrai qu’il y a des paysages dans les yeux des gens. Ni des souvenirs. Aucun souvenir dans les yeux des gens. Qu’une valise fermée, toute seule sur un quai, et qu’un agent vient ramasser, quand c’était avant notre époque de les faire exploser si elles sont oubliées. Il n’y a rien dans le regard des gens. Je te regarde avec ma bouche sèche de n’avoir sucé aucun sein, n’avoir pas attrapé avec mes lèvres cette saillie, cette petite côte qui s’en va en pointe, avec mes lèvres comme on se sert de son poing tout plutôt que ses doigts, et même pour cueillir la fleur. Je te regarde et cela ne se voit pas et l’on pourra penser, tu pourras penser, que moi aussi j’ai été allaitée, que j’ai mis ma langue aux mêmes endroits que toi, comme on suppose parce qu’il y a un monde que chacun voit à peu près les mêmes choses. Mais aujourd’hui j’ai vu un tapis plein d’eau, des mains jointes, un couloir vide… je me lasse prends prends ma suite va. Si jour et nuit se suivent c’est que l’un se lasse. Et l’autre est toujours serviable ou content.
…
Moins d’oiseaux morts en ce moment.
Pensa la fille devant justement l’oiseau mort -
Parce que parfois, elle en croisait plein.
Moins d’oiseaux morts
Ou peut-être moins d’oiseaux.
…
J’ai demandé une crêpe au gars des poulets rôtis.
J’ai dit pardon quand je devais dire merci.
Ce doit être alors que l’étrange ordre des choses si hier
Tu m’as téléphoné en tant qu’ami.
…
Me manquent tu sais
Nos allers et retours entre en haut en bas
Dans le duplex
Et j’étais ton amoureuse bien sûr
Mais aussi un écureuil dans un arbre.
Entretien avec Clara Regy
Il y a de longues discussions « sur » poésie à lire, poésie à dire, toi, tu as choisi de nous parler de ton « rapport à l’oralité ». Comment t’inscris-tu alors dans ce débat ? Est-ce vraiment un débat ?
C’est vrai, on parle de poésie debout, de poésie à voix basse ou haute, de poésie pour soi ou à dire face, de poésie performée. Je ne sais pas si c’est un débat. Je pense que lorsqu’on écrit, on a un rythme, un chantonnement, une voix un peu précise, dedans, et qui pas seulement accompagne mais déjà choisit les mots, et son propre silence aussi. J’aime écouter les textes. Au théâtre, voir les corps, mais même hors scène entendre les voix. Et revenir aussi, régulièrement, à la page, au texte là, par hasard ou qui attendait. De façon plus personnelle, je crois que le fait d’avoir à un moment beaucoup traversé de textes de théâtre a marqué mon écriture, durablement.
La ville est au centre de ton écriture, tu y marches, rêves, regardes...Et l’inventes aussi ?
Que nous en diras-tu ?J’aime marcher, de longues heures, au soleil, seule. Il y a beaucoup d’écrivains marcheurs, Rousseau, Rimbaud, Tesson, Le Breton… La ville me sert autant de nature vivante, de chose à peindre que de palette : je m’en sers pour écrire, en lui prenant ses mots, ses images. Il y a une euphorie, je crois, que je trouve dans la marche en ville avec l’écriture, une façon de faire durer un élan. Les mouvements de la ville, les gens, les vivants de tous âges qui vont et viennent. Les choses immobiles mais signifiantes, les vitrines, les devantures, les entrées d’immeubles, le patrimoine officiel des statues et celui émergeant du street art, les objets abandonnés, les encombrants au bord des portes sur les trottoirs, tout ce qui nous chuchote que la ville est un organisme vivant.
Je mêlerai tes 2 dernières propositions « l’intime » et « la joie du fragment » puisque l’intime surgit souvent au cœur de ces écrits « qui pourraient paraître s’en aller » -je te cite- en diverses directions. Pudeur, plaisir du rythme et des chocs qui tiennent l’auditeur en éveil ? Ou bien d’autres choses encore ?
C’est beau ce que tu fais, de relier fragment et pudeur. Peut-être. Comme si la forme fragment permettait ça, de dire mais aussi de garder le visage pour soi, de pas devoir assumer sa rougeur, après. Une façon de garder trace, mais dans le sens véritablement de “trace”. D’un cri ne retenir que la dernière note, d’un malaise de toute l’adolescence, qu’une grosse heure. Pour préserver la lenteur ou l’élan intimes.
Et une petite dernière : si tu devais définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
peut-être : élan, grammaire, paume / pieds
Tu peux ajouter ce que tu veux, si tu veux !
Merci Clara
Milène Tournier est née en 1988. Elle est docteure en Études théâtrales de l’université Sorbonne Nouvelle et écrit des œuvres de théâtre et de poésie. Elle a publié Et puis le roulis (Éditions Théâtrales, 2018), Nuits (La P’tite Hélène Éditions, 2019) et Poèmes d’époque (Décharge/Gros Textes, 2019), avec une préface de François Bon. Elle publie en 2020 L’Autre jour (Prix révélation Poésie SGDL 2021), et Je t’aime comme aux éditions Lurlure. Elle s’intéresse également à la littérature en lien avec les arts numériques et élabore des poèmes-vidéos qu’elle diffuse sur sa chaîne Youtube.
(crédits photo : Gracia Bejjani).