Morgan Riet est né en 1974, à Bayeux, où il réside toujours. Il est l’auteur de : Lieu cherché, chemins battus (éd. Clapàs – 2007), En pays disparate (même éditeur – 2010), Midi juste environ (autoédition – 2011), Du côté de Vésanie, illustré par Matt Mahlen (éd. Gros textes – 2012), Ça brûle (-36° édition – 2012), Quelque chose, photos de David Lemaresquier (éd. Les Tas de mots – 2013), Vu de l’intérieur, illustré par Hervé Gouzerh (éd. Donner à voir – 2013), A fleur de poème, illustré par Matt Mahlen (même éditeur – 2016), Sous la cognée (éd. Voix tissées – 2017) et Chute de fiel / Sang & Diesel (éd. Gros textes – 2018). Il a collaboré aussi à de nombreuses revues (Décharge, Friches, Verso, Cairns, Poésie/Première, Comme en poésie, Traction-brabant, Paysages écrits, 17 secondes, les Cahiers de la rue Ventura, Inédit Nouveau, Recours au poème, Ce qui reste…) ainsi qu’à quelques recueils collectifs : L’insurrection poétique – collection Po&vie (Ed. Corps Puce – 2015), Arbre(s) (Ed. Donner à voir – 2016), Dehors, recueil sans abri (Ed. Janus – 2016), Duos – 118 jeunes poètes de langue française né(e)s à partir de 1970 – Anthologie dirigée par Lydia Padellec – Bacchanales N° 59 (Maison de la poésie Rhône-Alpes – 2018).
Extraits de En pays disparate, éditions Clapàs, 2010
Le cœur géomètre
Toujours là,
ce cube
où nous vécûmes
quelques rondes
de jours
et de nuits ;
toujours là,
plein d’échos d’enfants
qui courent
dans son hall immense
et remontent
le temps
et les étages ;
ah oui !
toujours là,
et assez robuste encore
pour accueillir
quelques arêtes de vies
fragiles
et le pommelé nuage
de mon souvenir.
*
Décalage rêveur
Elle monte.
Il descend
et la
frôle, elle
aux hanches
comme deux harpes
harmonieuses,
éprises.Elle monte.
Son désir
aussi ;
et déjà,
il s’imagine
en virtuose,
enchantant sa chair
de notes lascives,
sous une ardente pluie
de variations…
et puis…
patatras !Le réel,
toujours
en rupture de ton,
lui tombe
dessus.
Extraits de Du côté de Vésanie, éditions Gros textes, 2012
H.P
Rien n’indique
par trop
que la folie hante vos murs.De la verdure, des arbres
qui égayent çà et là,
des espaces grands ouverts…Une allure
de presque
village
qui trompe
même le soleil,
lorsqu’il se mêle
de la partieet vient donner la chaleur illusoire
d’amortir
le choc
des tourments
et tourbillons ramageurs
de toutes ces âmesqui vous fissurent
et interrogent,
à chaque pierre de soins
disjointe :Comment mieux colmater ?
*
Madame L.
Madame L. ne veut pas grossir.
Madame, maigre comme un clou
rouillé, ventre creusé par
le délire fécond, exècre,
vomit le corps des femmes bien en chair.Aussi,
madame L., qui se fait vieille
tortue marchant son ennui dans les couloirs
de l’hôpital,
n’est jamais tout à fait seule –
avec elle-même s’entend – Des voix
familières s’invitent,
l’auscultent
au quotidienpour lui tenir bonne-mauvaise compagnie.
Extrait de Ça brûle, -36° édition, 2012
Cul-de-sac
Il est des culs-de-sac
qu’on s’imagine être
de longues avenues bleues, sans heurt,
où l’on ne s’engagerait à rien
d’autre qu’au seul plaisir
érigé en statue de chair.
Oh, terriblement belle
l’illusion qui nous éblouit
et nous attire, un soir
d’errance et d’âme
déchirée,
dans un filet de voix
et le jeu lascif d’une chevelure
fuyant entre nos doigts
et la pénombre
des malentendus.
Extraits de Vu de l’intérieur, éditions Donner à voir, 2013
D’une baignoire l’autre
Bain chaud,
bon bain chaud !
Je surfe
sur une vague
de temps dilaté,
je me savonne,
je bulle,
j’appareille – pores
exaltés,
sous l’empire
des effluves
de mon gel douche à la noix de coco
très bon marché –
et je pense,
à l’instant même
où je ponds ce poème,
au regretté Cloclo
et surtoutà cette ampoule,
seul témoin à décharge
de ce qui fut sans doute
son meilleur show.*
Orgueil de poète
Je crois
que je serai satisfait de moi
le jour où j’aurai le sentiment d’écrire aussi bien
que je balaye les pièces de mon appartement.Ah, si vous pouviez me voir à l’œuvre
et remarquer alors
avec quelle dextérité, avec
quelle grâce
je manipule ce balai, c’est un véritable…
ballet !
Il faut le voir, ce dernier,
comme il tourne entre mes mains,
sur la pointe des poils,
comme il ondule sur le sol, comme il s’entrechat
entre table et chaises,
comme il répand son aura alentour,
et comme il est encouragé toujours
par les chauds applaudissements
des plinthes, ainsi que des coins et recoins
si souvent négligés, bâclés –
reconnaissons-le, hélas –
par tous ces amasseurs de poussières amateurs
en matière d’approche esthétique
et de maîtrise de cette insigne technique
de surface.*
Refonte
Au pied
de ton immeuble,
des amas
de neige.Au fond
de ton crâne,
des flocons
d’autres froids,de purs cristaux de joie.
Maintenant,
tes yeux flambent,
collés à la fenêtre
et la neige fond
en chaque
lettredu prochain poème à naître.
Extraits de A fleur de poème, éditions Donner à voir, 2016
Expansion de l’univers
J’écris « pluie »
et la feuille
se mue
en fleuve
qui se rue
dans la mer
fendue
par d’insubmersibles bateaux
en papier ;
j’écris « nuit »
et la feuille
se couvre
d’astres,
d’entrains de poussière
qu’un enfant soudain
attrape,
amasse,
crayonne et colorie justeà la lueur d’une lampe
et son désir
de voguer
plus loin, plus loin,
dehors, dedans.*
Longtemps
Longtemps les mots
sont venus me remplir
à double tour-
ment, cliquetis sans clef visible.Rongé des sens,
j’étais leur geôlier
et je les figeais
entre les murs de ma peur
d’être
et de l’inconnu.Longtemps je n’ai
pas voulu entendre
qu’il me faudrait me rendre
à leur liberté.
Extraits de Sous la cognée, éditions Voix tissées, 2017
Petit cheval
Aujourd’hui, des cordes. Tendue,
capricieuse, la voix
du ciel sur les graviers
de la rue encore en chantier
me ramène à ces pleurs
retour d’une fête foraine.
J’avais quatre ans
et n’y entendais goutte –
d’autant plus qu’il
ne plut pas, ce jour-là ! –
et montais donc plutôt haut
sur mon petit cheval
d’émois, à la moindre idée
de borne, de limite. Rien
n’a tellement changé depuis.*
A pic
Je le vois remonter, mon père,
par ce passage à pic
au creux de la falaise,
un de ces jours clairs
un peu comme ses yeux.Pourquoi cette image-là,
aujourd’hui, pourquoi,
même s’il coule d’encre
que l’expression « à pic »
bue, juste avant, dans un livre
n’est pas étrangère à cette
contre-plongée soudaine
du cœur, pourquoi donc au juste ?Peut-être
simplement pour dire
le sommet du mal
en lui
dont il ne revint jamais.*
Tours de piste
I
Adolescence,
hiver,
autos tamponneuses,
Gauquelin Despallières .
Quelque chose à dire.
Je ne sais quoi.
Alors je creuse
autour de cette idée-là :
Adolescence,
hiver,
autos tamponneuses,
Gauquelin Despallières…
Alors je guette
un choc, un déclic,
entre les mots rompus
aux tours de piste :
Adolescence,
hiver,
autos tamponneuses,
Gauquelin Despallières…
Entrain fantôme…
je repars de là,
à peine étourdi,
sans d’autres jetons
à glisser, ce coup-ci,
dans la fente
de la machine
à poémer le temps.
II
A quelques jours
de Noël,
vingt ans plus tard
environ,
un manège
sur la place,
le même
à peu près
ainsi
que le froid
qui sévit
et saisit,
à cet instant
précis,
mots et visage
à une ride
près.
Extraits de Chute de fiel / Sang & Diesel, éditions Gros textes, 2018
Rancœur
Un jour, on m’a dit :
trouve ta voix.Très soucieux,
j’ai donc cherché,
je me suis baissé,
j’ai regardé
sous les meubles,
sous le lit,mais rien…
hormis
un silence
de moutons –
et des éternuements !J’ai jeté ensuite
un œil
puis un autre,
et tout un chalut
d’espoir chétif,
par la fenêtre,mais rien non plus,
hormis
un gros bruit
régulier
sur la voie publique.Je me suis alors
plongé
de mémoire
entre les lignes
écrites
jusqu’à ce jour,et il m’a semblé
soudain percevoir,
malgré les doutes
envahissants,
comme une sorte
de choralejoliment discordante,
comme une source
plurielle,
entre les couacs
et les canards,
comme un pied de nez vinaigreà la barbe si longue
du poncif initial.(Chute de fiel)
*
Problème
Soit un segment [CB].
Supposez un véhicule
effectuant au quotidien
le trajet d’un point
à l’autre.
A partir de ces éléments,
tracez à l’une
des extrémités
un demi-cercle déclinant
sur une feuille
de ciel,
avec pour consigne
d’user impérativement
d’un compas fatigué dans l’œil.
Calculez enfin l’air probable
qui me trotte dans la sphère,
retour travail, sachant que,
plus ou moins l’infini,
ça y tourne carré.(Sang & Diesel)