Entretien avec Niloufar Sadighi et Franck Merger
Terre à ciel : Quel est votre lien avec la langue persane ?
Niloufar : C’est ma langue maternelle. J’ai vécu en Iran jusqu’à l’âge de six ans, âge auquel je suis arrivée en France. Je ne suis pas retournée en Iran pendant très longtemps – jusqu’en 2012. J’avais plus de quarante ans. En France, j’ai continué à parler le persan avec ma famille. Mais au fil du temps, le persan que nous parlions tous, ensemble, s’est appauvri et abâtardi. J’ai longtemps perdu de vue, et d’oreille, le persan vivant, celui qu’on parle en Iran – pas celui que des exilés parlent entre eux dans une banlieue parisienne pas chic du tout ! Quand j’ai eu une vingtaine d’années, alors même que j’étudiais la littérature française, j’ai éprouvé le besoin de renouer, ou, plus exactement, de créer un lien, avec un persan plus riche, plus littéraire aussi, et j’ai fréquenté la section persane de l’INALCO. Je me suis alors intéressée de près à la poésie persane, classique et moderne.
Franck : J’ai appris le persan tout d’abord par affection pour Niloufar. Je l’ai rencontrée au printemps 1996, à une époque où j’étais élève à l’École Normale Supérieure de Paris. Il se trouve qu’il y avait dans cette école un cours de persan, d’ailleurs dispensé par un professeur iranien que Niloufar connaissait pour l’avoir rencontré à l’INALCO. J’ai suivi ce cours pendant quelque temps, en même temps que des étudiants iraniens, qui parlaient persan chez eux, mais qui ne savaient pas bien écrire dans cette langue. Je me souviens que l’un des premiers textes littéraires que nous ayons lus dans ce cours était une fable racontant l’histoire du Corbeau et du Renard, dans une version bien antérieure à celle de La Fontaine.
Terre à ciel : Comment traduit-on à deux ?
Franck : Nous habitons loin l’un de l’autre, dans deux pays différents. Mais pendant toute la période de traduction, nous n’avons jamais travaillé chacun de son côté. Nous n’avons travaillé que côte à côte, assis à une même table. Nous avons passé plusieurs fois une semaine ensemble, dans des lieux différents, à travailler toute la journée, avec de brèves pauses. En revanche, lorsqu’il s’est agi de relire les épreuves, nous nous sommes très longuement parlé par téléphone et avons échangé de longs courriels.
Niloufar : En ce qui concerne la phase de traduction, nous avons procédé de deux manières successives. Comme nous n’avions jamais travaillé ensemble, jamais pratiqué la traduction en collaboration, nous avons pensé que le mieux, pour commencer, c’était de tout faire ensemble et à haute voix : une première lecture serrée du texte persan du premier poème, puis une première ébauche en français, enfin une cogitation commune pour parvenir à une version qui nous plaise à tous deux. Dans cette première phase, nous ne passions au poème suivant que lorsque nous estimions être parvenus à une version française « définitive » d’un poème. Nous nous sommes rendu compte au bout d’un certain temps que cette manière de faire nous réussissait bien, parce que nous nous entendions très bien, mais qu’elle était très coûteuse en temps. Et puis, nous avions déjà eu, dans cette phase, à faire ensemble certains choix de traduction, que nous n’avions plus à rediscuter. Nous avons alors décidé de changer un peu notre manière de faire : l’un d’entre nous prenait un ensemble d’une dizaine de poèmes, l’autre l’ensemble suivant, et chacun ébauchait en silence une première version française de son ensemble, après quoi seulement nous discutions de nos traductions respectives, en nous concentrant sur les points qui résistaient à la traduction. Et quand un point continuait à résister après de longues tentatives, nous mettions de côté le poème concerné et nous passions au poème suivant. Nous ne revenions au poème laissé de côté qu’en fin de journée ou même le lendemain, à tête reposée.
Terre à ciel : Comment concevoir une traduction commune quand il y a deux traducteurs ?
Niloufar : Dans notre cas, bien sûr, l’entente a joué un rôle important. Le fait que nous ayons une formation proche me paraît aussi essentiel : tous deux normaliens, tous deux agrégés de Lettres, tous deux habitués, dans un contexte pédagogique, à décortiquer des textes pour les analyser ou pour les traduire. Nos différences aussi ont joué un rôle très positif. De manière générale, j’ai une approche de la traduction plus intuitive. Et comme il s’agissait en l’occurrence de traduire du persan, cette approche intuitive était encore accrue puisqu’il s’agit de ma langue maternelle. Franck, lui, apporte une précision raisonnée et méthodique, caractéristique, je crois, de qui a acquis une langue étrangère hors contexte. Évidemment, les rôles n’étaient pas toujours aussi rigidement distribués. En tout cas, c’est sur la complicité et la complémentarité que notre travail a reposé.
Franck : Niloufar a une meilleure connaissance que moi de la langue persane, mais elle n’avait jamais eu l’occasion de se frotter, en dehors d’un contexte scolaire et universitaire, à la traduction de la poésie. De mon côté, j’apportais dans cette collaboration, outre une certaine connaissance de la langue et de la poésie persanes, une expérience un peu longue de la traduction de la poésie. J’avais traduit un certain nombre de textes poétiques modernes – en vers ou en prose – de langue italienne. J’avais à mon actif la traduction de poètes italiens comme Franco Buffoni ou Alda Merini, et de poètes suisses italophones comme Alberto Nessi ou Fabio Pusterla. Nous expériences étaient complémentaires, en effet.
Niloufar : Oui, sur le rendu en français, il est évident que l’expérience de Franck a été plus que précieuse. De façon plus générale, l’union fait la force : à deux, on a à disposition plus de ressources linguistiques, plus de références, plus de locutions, plus de moyens que seul, en somme. On a deux fois plus de chances d’aboutir à une solution, et deux fois plus vite, parfois.
Terre à ciel : Que fait la traduction aux traducteurs ?
Niloufar : Beaucoup d’effet ! On sent passer l’œuvre, je trouve. On la traverse autant qu’on est traversé par elle. J’avais peu d’expérience avant cette traduction ; mais entrer dans l’esprit et l’imaginaire d’un auteur de manière aussi intime, parcourir à l’envers le chemin de la création pour interpréter et transposer le texte dans une autre langue, tout cela fait du traducteur une sorte de complice de l’auteur, voire de co-auteur. Si l’invention ne lui appartient pas, il est pleinement responsable de la résonance dans la langue nouvelle et il est, à ce titre, actif et impliqué.
Franck : Sur l’effet que produit la traduction, je suis entièrement d’accord avec Niloufar. Je voudrais simplement ajouter que cette expérience de la traduction en collaboration a été si heureuse que je souhaite désormais traduire, du persan ou de l’italien, en collaboration.
Niloufar : Je compte poursuivre, moi aussi, cette expérience de la traduction en collaboration.
Bio-bibliographie de Niloufar Sadighi
Née en Iran, Niloufar Sadighi a fait toutes ses études en France. Ancienne élève de l’E.N.S. Fontenay, agrégée de lettres modernes, diplômée de l’INALCO en langue et civilisation persanes, elle enseigne actuellement la langue et la littérature françaises à l’Ecole Européenne de Bruxelles.
Ayant consacré plusieurs années à la recherche, elle a enseigné la littérature de la Renaissance à l’université, le français au collège, avant de partir pour Londres où elle a été en poste au lycée français. De retour en France, elle a été formatrice et chargée de mission pour les relations internationales à l’IUFM de Paris.
Elle a collaboré au Dictionnaire Flammarion de la langue française ainsi qu’à la collection Bibliocollège chez Hachette pour laquelle elle a publié plusieurs éditions scolaires (Le Cid, Gargantua, Pantagruel, Poèmes 6°-5°, et Poèmes 4°-3°).
Elle vient de traduire, en collaboration avec Franck Merger, Tayebeh Hashemi et Jean-Restom Nasser, les œuvres poétiques complètes d’Abbas Kiarostami, Des milliers d’arbres solitaires, dans la collection Po&psy (éditions Eres).
Bio-bibliographie de Franck Merger
Quand il était plus sérieux, a commencé une carrière universitaire, à l’Université de Yale et à la Sorbonne. A soutenu une thèse sur les romans d’Aragon dans l’entre-deux-guerres et publié un certain nombre d’articles sur cet auteur et sur le surréalisme. A publié quelques ouvrages pour les lycéens et les étudiants, par exemple une édition du Livre de ma mère d’Albert Cohen chez Gallimard en 2005, ou encore une étude sur Les Planches courbes d’Yves Bonnefoy chez Bréal, la même année.
Donne du jeu à sa vie de différentes manières, entremêlées – en enseignant maintenant la littérature en hypokhâgne et en khâgne à Aix-en-Provence, en traduisant en français de la poésie italienne et de la poésie persane, en participant à des lectures publiques de poésie persane, en animant des ateliers de traduction du persan et en co-organisant à Salon-de-Provence le festival « Les Archipels de la poésie ».
A trouvé dans la revue Conférence et dans les Éditions de la revue Conférence un lieu accueillant pour ses traductions de poètes italiens et suisses italophones : Alda Merini, Filippo De Pisis, Franco Buffoni, Fabio Pusterla, Alberto Nessi. A participé à la traduction des œuvres poétiques complètes d’Abbas Kiarostami, publiées chez Érès dans la collection « Po&psy » en 2014.
A de nouveaux projets de traduction de poésie italienne et persane – en collaboration dans les deux cas.