« Qui me rendra la maison/ de mon père/ ses montagnes du nord ?// Mon père est en sommeil/ Depuis longtemps déjà » (Josyane de Jesus Bergey, Tout à côté… Le mouvement des jours, p.13 Collection Surya Editions Alcyone, 2021). Ces vers donnent signature à une double absence : celle du poète auquel s’adresse ce livre, le palestinien Mahmoud Darwich, mais encore le père de celui-ci, au nom de qui Josyane de Jesus Bergey prend parole. Peut-être en filigrane faut-il nommer une troisième absence, évoquée dans un précédent beau livre de l’auteure, celle du père. (Alipio, Collection Boquim, Editions Vagamundo, 2016) .
« Avec vous quand l’aube dément la nuit. Quand un merle s’immerge dans son chant.(…) Je vous emboîte le pas sur ces sentiers. En vérité, depuis longtemps, j’avance derrière vous, dans la résonnance de vos ouvrages. » (Antoine Boisseau, Quelque chose en nous de Philippe Jaccottet, p.3, Collection Surya Editions Alcyone, 2021). Ici encore une figure d’absent, celle d’un autre poète, infiniment discret, Philippe Jaccottet, disparu le 24 février dernier. Dès le seuil de ce livre, l’absence se mue en secrète présence par un accompagnement. Comme Josyane de Jesus Bergey le fait de Mahmoud Darwich, Antoine Boisseau prête voix au disparu et poursuit avec lui en poème un parcours d’intimité par les paysages, et dont on devine que les poèmes sont nés en amont de ce décès, tout en le comprenant dans l’a posteriori du titre et de la publication.
« Tes paroles ont un parfum d’encens/ Pour élever nos chants vers l’alcôve du ciel// Même dans le noir/ Je sais la profondeur de ta lumière/ J’avance dans l’inconnu espérant ta rencontre. » (Francis Gonnet, Promesse du jour, p.13, Collection Surya Editions Alcyone, 2021). Ici c’est d’une présence que se formule le mystère, en paroles rituelles aux accents de parfum, dans un mouvement d’élévation. Mais cette présence, seulement désignée par les pronoms possessifs « Tes » et « toi », n’est qu’espoir d’une rencontre. Elle révèle donc une nouvelle modalité d’absence dont on ne sait d’emblée si elle est seulement humaine ou déjà mystique. Page 10, le poète écrivait d’ailleurs : « Ton passage se fane dans la brume/ Ta souffrance creuse les cernes du bois/ Jusqu’aux cendres de la terre// Je ferme les yeux sur ton absence// Je distille les paroles de la nuit/ Pour comprendre la parabole des blés// Choisir entre deux regards ».
Voici donc trois livres qui ont en commun d’être parus cette année aux éditions Alcyone, trois livres où s’expriment des voix singulières de grande densité poétique qui, dans leurs différences, retrouvent une même intuition : celle de l’absence comme un centre battant, au point où nos vies en sont tissées, non pour la déploration, mais la quête, le vouloir, l’accomplissement d’une double vocation humaine et poétique. Si la photographie est un art de fantômes saisis par anticipation, de leur vivant, la poésie est la promesse que nulle absence n’est un simple vide, puisque les mots donnent forme à ce qui n’est plus ou n’est pas encore, demeure ou échappe aux tentatives de le réduire à un contour. Elle donne en effet corps de langage et affirme les êtres qu’elle approche, même s’ils se tiennent au-delà de tout face à face.
Ainsi en est-il de Mahmoud Darwich pour Josyane de Jesus Bergey. L’auteure écrit de façon significative dans sa présentation en quatrième de couverture : « Aller à la rencontre de l’autre est une route qui me semble nécessaire. Découvrir celui venu d’ailleurs, Mahmoud Darwich : lui l’exilé, très engagé dans la lutte de son peuple, n’a cessé d’espérer, de croire, de résister à la violence du monde. (…) J’ai toujours rêvé de le rencontrer, impressionnée par son écriture. (…) et c’est à la suite d’une invitation au festival « Voix vives de Ramallah » (Palestine) que je suis allée sur sa tombe au « Mahmoud Darwich Museum ». C’est comme un hommage que j’ai tenté de lui rendre à travers mes mots de poète ! » L’hommage au poète cherche à capter la rémanence d’un homme indissociable de son œuvre. Il se confronte en premier lieu à un impossible défi, mais celui-ci aussitôt fait sens : « Passante entre deux rives/ l’absence/ nuages ou mirages/ les mots sont les mêmes/ et dans mes yeux/ le souvenir de ton visage./ La porte du jardin restera fermée » (p.10) La poète française d’origine portugaise et le poète palestinien communiquent ainsi par le vide qui est moins principe de séparation que medium assurant de passer d’une rive à l’autre par les nuages-mirages des mots. Si les mots sont les mêmes, c’est en vertu de plusieurs harmoniques. D’abord le chant du poète disparu demeure dans la mémoire de la vivante et de tous ceux qui en reçoivent la fougue, la sensualité, l’espoir tenaillé de douleur et tendresse. Ensuite, les mots, des deux côtés, proclament les mêmes valeurs et le même combat sous ses multiples formes, celui d’une revendication de justice, d’humanité et de liberté, qui n’a pas de frontières et c’est ainsi que, véritablement, la parole de Josyane de Jesus Bergey rejoint celle de Mahmoud Darwich, malgré la mort irrémédiable.
Certes « la porte du jardin restera fermée » et la poète ne peut que mesurer cette infranchissable évidence, mais la force du verbe tiendra lieu de clé tout de même, dans la mesure où, sans jamais chercher à imiter Darwich, Josyane de Jesus Bergey place sa voix dans la sienne, comme une soprane unit sa tessiture à celle d’un ténor ou d’une basse en épousant sa courbe de vibration et de mélodie : « Ce jour n’a plus de nom/ici ils disent dimanche/ d’où me vient l’idée/ que l’homme brise/ ses libertés/ suivant les jours de la semaine ? » (p.11). Forte de cette continuation, cette passation de voix pourrait-on dire, la poète transfigure son hommage. Là où tant de tentatives menées en formulations brillantes auraient dressé une imposante et stérile statue, Josyane de Jesus Bergey entre en compagnonnage, conduit la lutte avec Darwich et en son nom selon la fréquence de son lyrisme si particulier d’être à la fois nourri de lucidité ô combien coupante et d’envol sans pesanteur, à la façon d’une fiancée qui étend sa chevelure au-dessus d’un jardin. Dire l’absence devient alors une reprise et une poursuite du poème avec Darwich : « Maintenant il est là/ le lieu dirais-tu/ est à façon/ entre les herbes hautes/ ce monde existe/ près du soldat à l’agonie/ entre les pattes de l’oiseau// Il est là et la terre tremble » (p.8). C’est pourquoi elle peut encore écrire, beaucoup plus loin dans son livre : « Ce nom est le mien/ mais je suis Autre »(p.45). Ainsi, la disparition est événement de langage car elle est aussi transmutation d’être qui dépayse tout « je » dans son ailleurs et fait de cette altérité un absolu, seule façon de transformer la prison de l’exil en liberté nomade. Lutter n’est en ce sens plus l’exclusive revendication d’un territoire, concret mais encore l’indomptable volonté d’unir le sol natal à ses plus lointains horizons, de manière à le dépayser lui aussi : « Je suis l’oiseau des épilogues/ ma langue/ est ma prison/ Je témoigne/ pour agrandir la terre. » (p.58).
Antoine Boisseau, dans son propre livre offert à la mémoire de Philippe Jaccottet, propose lui aussi de faire de l’absence une courbe d’unité, tout en maintenant les individualités poétiques. Ici encore, ce que l’hommage pourrait avoir d’ostentatoire se résout en une fine sensibilité itinérante. Antoine Boisseau n’écrit-t-il pas dans sa propre présentation en quatrième de couverture : « Je suis du nombre de ceux pour lesquels Philippe Jaccottet est une référence. Ce livre constitue une manière de promenade, de l’automne à l’été, en sa compagnie, lui l’arpenteur des campagnes. J’y fais état de rencontres et de sentiments partagés. Dans ces pages où, comme il aimait à le faire, je retourne à des sources communes. » Si comme Josyane de Jesus Bergey le faisait avec Mahmoud Darwich, Antoine Boisseau trouve des accents proches de ceux de Philippe Jaccottet, ce n’est pas non plus pour imiter et forcément se limiter à être un épigone, bien au contraire. C’est pour se placer dans un certain registre commun, comme le font deux instrumentistes qui s’écoutent mutuellement et suivent en parallèle les mêmes inflexions, chacun réverbérant à l’autre son être révélé. Il faut en effet ce voisinage intime avec le chant de l’autre pour percevoir sa propre modulation, et l’on comprend alors combien le fil du chant ne se compose et ne s’unit que par ce dialogue d’individualités concertantes. Aussi proches soient-elles, elles ne s’annihilent pas, mais se soutiennent, s’éclairent et se prolongent à tour de rôle. Ainsi, un même goût de l’hiver et de ses révélations peut-il habiter chez Antoine Boisseau comme chez Philippe Jaccottet sans donner le sentiment d’une redite, d’une volonté de « faire comme le maître » ou de lui sacrifier sa vibration personnelle : « On remonte son col, on noue l’écharpe, on courbe un peu les épaules. On se rencogne en soi. L’hiver manigance sur le versant nord de l’automne. Le corps s’enclave et renâcle, le songe racle dans les feuilles. On se sent fragile, dépourvu de chair, d’épaisseur. » (p.15) Ici, la lumière d’hiver devient une approche de la saison dépouillée et à l’instar de Jaccottet, objet de méditation. C’est moins la beauté précaire de l’existence que l’impréparation fondamentale à celle-ci dont nous est fait l’aveu. Cette réalité physique se traduit aussitôt en termes existentiels. Le texte semble dire que non seulement nous revivons la confrontation au presque hiver et à l’avènement de celui-ci tel que Philippe Jaccottet l’a vécue et dite, mais que nous mesurons aussi notre propre absence, n’étant que substance diaphane en ce monde où l’hiver annoncé semble seule saison fondamentale sous les apparences des autres, comme la basse profonde unit et soutient les entrelacements des parties mélodiques qui pensaient la masquer. Le poète, modestement, n’hésite pas à mentionner des études consacrées à Jaccottet, afin de clarifier les vecteurs essentiels de sa méditation et de les appliquer à soi : « De Didier Jourdren, ces deux publications marquantes : L’invitation silencieuse et Cette porte qui bat. Fréquentation assidue des oiseaux et des arbres, entrée au pré, au verger, moments de sidération. Le désir de comprendre ce qui a eu lieu, de saisir la cause d’une brève perfection. D’interroger l’origine de ces instants pleinement habités au cœur du monde ordinaire. De remonter comme vous, à la source d’une perception pour en recouvrer la plus juste expression. » (p.16).
On le comprend, la poésie, qu’il s’agisse de celle qu’on lit et qu’on prend comme guide ou celle qu’on s’efforce de formuler, est exercice d’exister. Le poète aimé tient un rôle comparable à celui d’un Bashô pour ses disciples : il n’enseigne pas une doctrine mais est un exemple à suivre, chacun selon le mode qui lui est propre afin d’éclaircir l’être au monde. Ce sont autant de micro révélations cultivées avec soin dans la simplicité des lieux et de la vie ordinaire. Pourquoi la campagne ? Parce que comme chez Jaccottet elle est l’objet d’une inclination profonde, spontanée, natale aurait-on envie de dire. Mais aussi parce que dépouillée de l’excès humain – au point où même le travail qui l’a façonnée s’oublie et la rend à sa seule évidence, comme si une fois la main de l’homme retirée, ce que celle-ci a contribué à modifier et informer se libérait de son souvenir et redevenait simple monde « ressuyé de la présence humaine », selon la belle formule de Julien Gracq. A ce titre on pourrait dire que cultivateurs et jardiniers, quand ils respectent la mesure de ce qu’ils travaillent, exploitent moins la terre qu’ils n’entretiennent sa présence métaphysique révélée par le sensible, tout en servant les nécessités matérielles de la vie. Les paysages d’Antoine Boisseau sont donc eux aussi des immémoriaux dont il convient d’apprendre à lire les signes, chacun consultant les répertoires révélateurs de ses propres lieux, selon un même effort de prise de conscience. Le mot juste est celui qui appréhende exactement une perception particulière à un instant donné de l’être, ce que Peter Handke nomme de manière admirable : « l’heure de la sensation vraie ». Antoine Boisseau écrit par exemple : « Je n’ai pas comme vous pour mon regard la stature du Ventoux. Le mien est en revanche souvent traversé par la Loire dont je peux connaître tous els états. Question de lumière différente : celle qui, à mes pieds, étend la moire d’un tissu, ou celle qui pour vous habille la hauteur, descend sous le ciel. » (p.23). A travers cette notation subtile des différentes lumières, c’est aussi une délicate expression de soi qui se donne à lire. Dépourvue de tout égocentrisme, elle est plutôt l’acte modeste d’un poète qui mesure sa propre individualité par celle des substances de lumière selon deux paysages distincts : l’un de Loire, moelleux et sensuel, l’autre de Ventoux au nom symbolique, tout d’altitude altière où la clarté est aigle. Être présent à soi suppose cette aptitude à révéler l’intervalle entre deux âmes, deux sensorialités présentes absentes l’une à l’autre par cet incessante oscillation de référence et de distinction.
Il est vrai que Le statut du poète aîné est aussi celui d’un presque père dont l’âge puis la disparition reflètent ceux du père biologique : « Vous occupez mes pensées, à l’égal de mon père, qui semble glisser cette fois vers sa fin. » (p.29) Mais c’est pour préciser aussitôt : « Hormis l’âge, rien de commun entre vous. Si ce n’est que ces ruminations en chemin, les effusions de la campagne, els accents du ciel, mon père les a certainement connus, en ses sorties de chasse cependant, mais qu’il a tus, contenus en lui, privés de mots. » On comprend alors le sens le plus secret de cette comparaison : la présence en mots vient compenser le mystère de la présence absence qui caractérise le père dont le glissement vers sa fin ne donnera certainement pas l’occasion de recueillir une parole qui pourrait servir d’emblème, de guide ou de devise. S’il faut tisser la vie en mots c’est justement pour surmonter leur absence et exister de façon plus consciente, plus attentive, toute traversée de questions, afin de sortir du cercle clos où les existences « taiseuses » s’absorbent jusqu’à l’opacité la plus extrême. C’est pourquoi la note de la page 39 prendra un peu plus loin un sens si émouvant : « Décès de mon père le 28 mars. La veille, sa parole exsangue, et, de son bras décharné ce geste pour dire qu’il allait passer. Lors de la cérémonie ont été lus, sans requête de ma part, deux poèmes de vous : Les eaux et les forêts et La veillée funèbre. Un bel inattendu. »
Avec Francis Gonnet, le trouble de la présence tissée d’absence est encore plus manifeste. L’auteur écrit dans sa présentation de quatrième de couverture : « Il est essentiel de se poser sur le rebord des jours pour contempler la beauté de ce qui nous est donné et de savoir qu’au profond ses silences, au-delà des nuits, il y a toujours l’espérance d’une flamme. » Cette promesse de plénitude est de toute évidence un engagement dans la présence, comme le poète l’écrit sans détours : « J’épluche ta parole pour atteindre la vérité de l’aube/ Comprendre mon chemin au murmure de ton chant.// Toucher la nuit sans regretter le jour/ M’engager dans ta présence » (p.9). Cependant, la quête de l’être accompli passe par un évidement : il faut éplucher des mots, comme on retire leur peau aux fruits pour atteindre leur chair, ici nous le comprenons, une chair spirituelle autant que sensible. L’engagement dans la présence est même synonyme de dépouillement : « toucher la nuit » signifie d’abord quitter tout ce que le jour recèle de trésors et de séductions. Mais s’absenter de la lumière est précisément la condition de l’accès à la présence, comprenons une présence plus haute, plus accomplie, plus authentique même, quel que soit le nom qu’on lui donne, quelle que soit la disposition intérieure par laquelle on la définit. Aussi, toute expérience de ce monde et en ce monde doit se faire selon une éthique – au sens propre du terme - de l’abandon progressif de tout ce qui s’avère inutilement dense et pesant : « Je prends mes distances avec moi-même/ Dépouillé des strates de lave/ Qui alourdissent mon pas » (p.18) Le sens de cette attitude intérieure est aussitôt donné. Se dépouiller ne veut pas dire renoncer au sens sacrificiel, mais muer afin de parvenir à une autre dimension d’être. L’absence consentie à soi devient bien, comme nous le pressentions, principe d’une présence rayonnante, comme l’exprime le même poème : « Je déchiffre les germes de blé/ Dans les vasières de cendre/ Pour naître aux racines de la lumière » (p.18). L’existence ainsi définie prend forme d’un nomadisme orienté vers ses points magnétiques : Tu erres dans le silence/ Immigré des terres solaires/ Flamme noire des déserts// Tes paroles rejetées dans le mirage des sables// Tu cherches ici l’écho de ton cri/ Une terre vierge où le regard prend racine » (p.20). Comme les migrants dont il partage symboliquement la condition, bien que sur un autre plan, le poète traverse des déserts et des apparences illusoires, autant d’absences qui se font passer pour présence mais sont successivement délaissées. Le silence qui en résulte témoigne de ce que le poète attend de son écriture : toute lyrique qu’elle soit, elle ne doit céder aux fascinations luxuriantes qui l’enfermeraient dans l’artifice d’un consentement halluciné. C’est le prix à atteindre pour que naisse une vision enracinée, véritable finalité de la parole quand celle-ci n’a plus rien d’un jeu verbal.
Ainsi, l’absence est expérience d’être et non privation, gage de la promesse faîte par le jour, dont nous comprenons qu’elle était celle de la nuit, la nuit tout entière dans la lenteur de sa lumière : « Je marche dans l’empreinte de ton pas/ Jusqu’à m’effacer dans l’inclinaison du jour// Le silence sublime ta présence/ Et libère la flamme étouffée de nuit (p.37)
Telles sont les leçons paradoxales que nous donnent ces trois poètes d’inspiration si différente et cependant unie en cette profonde vérité : la vie n’atteint la forme pleine de son accomplissement qu’en se tissant d’absence.
Texte et photographies de Marc-Henri Arfeux