Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Pascal Nordmann

samedi 13 avril 2024, par Cécile Guivarch

Hong-Kong. Un homme frappe sur un clou en pleine rue. Cela fait maintenant dix ans que cet homme frappe. Dix ans après, il frappe encore. Dix ans plus tard, il frappe toujours. On enquête. On découvre qu’il vient de Pékin. La Municipalité siège. On délibère. Que faire de l’homme de Pékin ? On décide de le mettre sous cloche, avec son marteau. Il sera protégé de la pluie et l’attrait touristique de la ville en sera amélioré.

Hong-Kong Post 06.02.2021

Mystère en Sibérie On communique de Russie : cette année, après un dégel particulièrement précoce, tous les poissons du lac Baïkal se sont mis à réciter du Pouchkine. Epouvantable vacarme. L’armée, appelée en renfort, semble impuissante, les habitants désertent la région et les spécialistes de l’Académie des sciences sont perplexes. Jamais, de mémoire d’homme, l’on n’avait vu, ni surtout entendu, pareil phénomène.

Izvestia 03.04.2021

New Delhi. A force de prières et autres bondieuseries destinées à se concilier les bonnes grâces de son électorat, le premier ministre indien Narendra Modi a fini par attirer un Bouddha. La chose, d’un poids de cinq tonnes, aussi lourde qu’affamée, détruisant tout sur son passage, roule, tous orifices ouverts, dans la campagne aux alentours de New Dehli, hurlant des paroles si grossières qu’aucune bouche châtiée ne se risque à les répéter.

Times of India 15.05.2021

Caraïbes. ’En bas, tout en bas, au fond, tout au fond, sous toute cette eau, sous tout ce sel, qui sait quel monstre se tapit ?’ Dans la nuit tombante, trois navires discutent à voix basse de leur peur des gouffres. Or, ce qui se cache là, tout au fond, ne peut guère être pire que ce que l’armée des constructeurs d’automobiles, des vendeurs de caoutchouc, des poètes de la chimie, des sorciers de l’aluminium a fait au monde dans lequel nous vivons.

El Caribe. 02.10.2021

Zurich. Les oiseaux ont chacun une manière particulière de voler. Les mouettes sont des maîtres du vol plané. Les pigeons se propulsent sur quelques mètres à coup de battements d’aile vigoureux, se laissent porter quelques secondes et recommencent. C’est aussi la méthode de certaines banques suisses. Elles se rapprochent d’un baron de la drogue, d’un tyran corrompu, d’une organisation maffieuse, se laissent planer sur quelques mètres puis recommencent et ainsi de suite.

Financial Times, 26.02.2022

Téhéran. Selon un éminent scientifique iranien, les quantités d’uranium enrichi accumulées par la République islamique ne sont pas destinées à la fabrication d’une bombe mais bien à un dispositif de poulies, ressorts, cordages et pilotis dont le but est de rehausser de quelques centimètres le socle rocheux sur lequel repose le pays, ce qui lui permettra à la fois de jouir d’un climat plus frais et d’être encore plus près de dieu. Les météorologues sont sceptiques.

Bulletin de l’atome et des atomistes 18.06.2022

Saint-Ouen Un bougeoir d’argent s’entretient avec un collègue. ’Le métier est ingrat ! Porter la même bougie des années durant dans le silence, sans jamais se plaindre, la crampe guette, les doigts sont gourds, on a soif, les tempes bourdonnent, il faut attendre que quelqu’un allume et lorsque cela arrive c’est la bougie que vous portez que l’on remarque, pas vous. Je crois que je vais lancer quelques fusées, quelques obus sur une ville, n’importe où. Parions qu’on me remarquera enfin.’

Gazette des chiffonniers, 23.07.2022

Ciel. A l’aube du quatrième jour, le troisième regarde son épouse. ’C’est sans amertume que je m’en vais, chérie. Ainsi le veut la loi des jours. Notre fille sera certainement une bonne journée et nous finirons par atteindre le milliard puis les mille milliards de jours. Au moment de m’éteindre, mon ange, ma plus que belle, je n’ai que deux vœux. Que n’enfantent ni le jour qui précéda celui où fut inventée l’automobile ni celui qui précéda la naissance de Vladimir, le boucher désaxé qui règne à Moscou.’

Chronique des jours 13.08.2022

Fin d’après-midi. Un peintre et une souris s’observent dans la nuit qui tombe. ’Quelles belles dents, se dit le peintre, minuscules dans la bouche minuscule de cet animal minuscule, elles résument le dialogue de la force et de la fragilité qui est la signature du vivant.’ ’Quel con ! se dit la souris. Ce singe ressemble à tous les autres singes de son espèce : on voit tout de suite qu’en tout et partout il ne peut empêcher son misérable petit cerveau de tourner, de réfléchir et de raisonner.’

Faune et nature 24.09.2022

Meyrin. Une équipe du CERN, le Centre européen de la recherche nucléaire, a résolu l’un des mystères de l’univers. Grâce à des calculs de pointe, il a découvert la formule chimique du Gouvernement suisse : poussière (beaucoup), brouillard (beaucoup), somnifère (grandes quantités), vin blanc (pas mal), vin rouge (suffisamment), cannabis (traces), brume (plus qu’il n’en faut), toiles d’araignée (à gogo), smog (épais), eau trouble, saumure, fond de rivière et vapeur de cigare (petite quantité)...

Observatoire de la science 11.06.2022

Visegrad. Le président de toutes les Russie, la secrétaire du rassemblement français et le grand gâteau gaga des Hongrois grimpent à bicyclette à travers les nuages. Leurs engins sont du plus léger métal, leurs sonnettes ont des friselis d’oiseaux. Arrivés à bord d’un lointain nimbus, on roule jusqu’au bout du couloir. Une porte. Le but de l’excursion. Au-dessus de cette porte, une enseigne : Diabobobolus, armes, matraques, poivre, boules puantes, menottes & bombinettes. C’est là que l’on va.

Echos de Modernité 23.04.2022

Musette. Un accordéon escalade une colline. ’Le souffle ! Le souffle ! Dire que mon père était alpiniste ! Le souffle.’ Autour, on vit. Cravates, chocolats, bonbons. Lui, valse, tango, il monte. ’Plus haut ! Encore plus haut !’ Arrive la police. La police a faim. La police a toujours faim. La police cherche de quoi manger. ’Monter ! Plus haut. Le souffle ! Etoiles ! Java. Musette !’ La police court après l’accordéon. Elle a faim, la police. Elle a toujours faim. Si elle n’avait pas faim, elle ne serait pas la police. Elle attrape l’accordéon.

Les échos de la rue de Lappe 06.05.2023

Jérusalem. Un petit cafard chante dans la poussière. ’Rester, partir, retenir, dévorer, frapper ? Le bien, le mal ?’ S’inclinant, se relevant, s’inclinant, se relevant encore. ’Qui peut savoir ? L’homme est une hélice. L’homme est un virus.’ Chantonnant. ’Le bien, le mal ? Qui peut savoir ? Si l’on savait !’ Un petit cafard dans la poussière. ’Les enfants grandissent et meurent. Le bien, le mal, qui peut savoir ? Il faudrait grandir. Dévorer, frapper, partir ? Bien ou mal ? Trop petit pour savoir. Il faudrait grandir.’

Bréviaire de la sainteté 28.10.2023

Petit entretien avec Clara Regy

Mêlons tout d’abord vos deux grandes préoccupations du moment, écrire, est-ce que cela peut faire grandir ? Et comment bien caresser son chat ? Les deux pouvant relever d’un ressort quelque peu « provocateur » ! ?

Oui, bien sûr que l’écriture peut vous faire grandir. Seulement, le problème, c’est que l’écriture déteste la grandeur. Ce qu’elle aime, c’est le gratte-papier, celui qui y va avec une loupe, qui y passe des heures, qui se pose des questions, encore des questions, jusqu’à écarter les doigts de pied des virgules pour savoir comment ça marche. Alors, si, pour votre malheur, grâce à l’écriture, vous avez grandi, l’écriture se venge. Elle vous mord le nez ou les doigts. Elle vous jette un pot de peinture rouge à la figure. Elle pique vos caleçons ou vos culottes. Et vous vous retrouvez, petit garçon, petite fille, assis devant votre feuille de papier à écarter les doigts de pieds des virgules, à essayer d’attraper un point-virgule pour savoir comment ça marche. Et peut-être, peut-être, oui, que, dans le nombril d’un point-virgule ou sous sa langue, vous trouverez un sens à la vie. C’est en tous cas ce que je vous souhaite.
Pour ce qui est de caresser le chat, on peut dire, sans se tromper, que cette pratique est l’inverse de celle de l’écriture. En gros, il y a deux manières de caresser son chat. Vous pouvez le faire un peu comme il le fait lui, lorsqu’il lisse son poil ou vous pouvez le faire parce que vous aimez ça. Pour l’écriture, c’est le contraire. Si vous caressez vos textes parce que vous les aimez, l’échec est assuré (pour moi, bien entendu, je ne parle qu’en mon nom et j’espère qu’il existe des pratiques différentes de la mienne). Par contre, si vous revenez et revenez encore sur le point qui vous semble louche, vous méfiant comme de la peste des faux-semblants, des faux-amis, des fausses beautés, des faux ornements, des faux sentiments, si sans cesse vous remettez l’ouvrage sur le tapis, comme le chat le fait avec son pelage, alors, peut-être, avez-vous une chance.

Avez-vous des rituels d’écriture ?

J’ai un tout petit crayon (8 cm), avec une gomme amovible au bout, datant du siècle dernier (ma réserve s’épuise, je panique, les fabriquent-ils encore ?), je coupe le papier en petites lamelles imprimées que je colle sur un manuscrit imprimé (on appelle ça un tapuscrit), je hais mon imprimante qui me le rend bien (il faut coincer ses doigts dedans pour faire entrer les petits bouts de papier), pour relire, je vais m’asseoir à côté de mon épouse qui, elle, est sérieuse (et allemande), je ne supporte pas que l’on touche à ma réserve de papier (mon plus grand cauchemar, un week-end sans papier), je n’arrive pas à relire mes notes au crayon sauf avec une loupe et encore, je remplis mes carnets sur toutes les faces et ne retrouve jamais ce que j’ai écrit, j’y pense la nuit et il m’arrive d’en rêver, heureusement, comme je programme, je rêve parfois aussi à des lignes de code, à part ça, je crois que je suis tout à fait normal. Comme tout le monde, quoi !

Quels auteurs mettez-vous dans votre Panthéon ?

Max Jacob, Henri Michaux, Francis Ponge, Thomas Bernhard, W. G. Seebald, Jorge Luis Borges, Robert Desnos, Yannis Ritsos, Odysseus Elytis, Frantz Kafka, Georges Schéhadé, Robert Walser, je ne les croyais pas si nombreux et je dois en oublier. Tiens, d’ailleurs, c’est bizarre, il n’y a aucun auteur antérieur (ni postérieur) au 20ème siècle. Flaubert, peut-être. Rimbaud, bien-sûr.

Question subsidiaire : définissez le mot « poésie » en trois mots.

Entre les mots
Ou, en cinq mots : le vide entre les mots

Pascal Nordmann est écrivain, plasticien et homme de théâtre. Il a vécu entre la France, l’Allemagne et la Suisse, où il est installé aujourd’hui. En Allemagne il a fondé le « Chairos Theater ». Parallèlement à ses activités théâtrales, il mène une carrière artistique diversifiée. Littérature, écriture dramatique, poésie, arts plastiques et informatiques. Depuis trois ans, il publie un billet poétique consacré à l’actualité, le Fil info (pascal-nordmann.com). Il a reçu le Prix Révélation de la Biennal d’art de Cerveira (Portugal), le Prix du Concours international de monologues de l’Unesco et a été lauréat des Journées de Lyon des auteurs de théâtre. Son art explore les frontières, faisant la part belle à un certain esprit surréaliste, à la poésie, à l’étrange et à l’humour.


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