photo : Bernard Ciancia
1-
loin des bruits
partout enfin la nuitelle vient
très douxtout vient dans le creux
se taire l’obscurité dans la tête parfois
2-
il faudrait pouvoir se quitter
partir sans soipersonne ne me demande
qui je suis
3-
dans la gorge
l’écart
partout
le blanc
la lumière absorbe
l’imprononçablel’instant d’avant
la paroleon n’écrit rien
rien
du lieu de l’effondrement
4-
comment dire dedans
quand le gouffre
sous la peau juste làtout reflue les mots le sang
même la salive la sueur
s’accrochent aux paroisfracas du corps contre les brisants
s’agripper au grand nu
jusqu’aux confins
être le corps sans mesure
le ventle corps et tous les autres corps
dans le rythme sauvage et muet
du néant
s’effriter là la peau autour
5-
le silence
le silence absolu du corps
qui dort tout d’une pièce
6-
matin glacé tout est dehors
la main la couverturefranchir la distance la virgule
les lignes
m’échappentle silence interminable
m’effondre
la peau dans ce mot- là
m’étouffele silence
fracassé contre le murreste l’aigu
le silence ferme mal
le silence m’insulte
parfois il s’agrippe et me dévisage
les yeux entiers
chavirentun tel vide me prend
je me décompose en bloc
la langue me tient près d’elle comme jamais
7-
souvent
de l’autre côté de soi
la peau du monde nous déchire
8-
elle marche la colère elle marche et sa colère
elle sa colère l’écorce la griffe elle une telle
colère en elle une colère furieuse une fureur
la déchaine l’enchaine elle marche en colère
gratter rayer trouer la colère elle marche elle
mâche remâche sa colère les hommes et
aussi les femmes elle d’abord elle la
première femmeles yeux ouverts tout ce blanc le
brouillard sa colère elle marche dans
un brouillard trop blanc son pas raye
le blanc le regard aveuglé elle
marche à l’intérieur
9-
pour sauver ma vie je suis née sans un cri
pour sauver ma vie et pour sauver ma mère
pas de bruit je suis née sans un cri et ma
mère n’a rien dit naître et se taire si ma mère
a souffert elle n’en a rien dit un dehors
comme un dedans sans vie sans chaleur sans
bruit je suis née sans un cri en silence j’ai dû
faire la morte pour survivre j’ai dû faire la
morte pour que ma mère vive sans un cri
pour sauver ma mère ma mère pas de bruit
me taire je un dehors sans bruit je suis
personne je suis en silence j’ai dû pour
survivre j’ai ma mère vive ma mère pas de
bruit je suis personne
10-
retirée dans l’attente
la chair blanche
je me ride
la nuit
l’envie de parler me rend invisible
Entretien avec Clara Regy
Tout d’abord qu’est-ce que la poésie pour vous ?
La poésie pour moi, c’est ce geste de tourner la tête et de tenter de saisir ce qui vient de passer, juste là, de manière furtive sur mon épaule gauche.
D’où « vient » votre écriture ? Avez-vous des rituels, un cheminement particulier lorsque vous « écrivez » ?
Elle vient du blanc, de l’hiver (saison à laquelle je suis née) du froid, de la solitude, du silence, de l’absence qui sont mes thèmes de recherche mêlés à ceux de l’identité, de ce qui nous définit, le corps, les émotions.
Mais aussi de la terre. Mon père était agriculteur et m’a transmis la lenteur, l’acceptation du rythme de la nature, les gestes du travail de la terre. Lorsque j’étais enfant, il me racontait des histoires qu’il inventait pour moi, le soir autour de la table de la cuisine.
Et puis cette sensation que des choses se disaient autour de moi mais ne correspondaient pas à ce que moi je ressentais, donc cet élan à creuser les mots, les sensations éprouvées, être en quête, en permanence, chercher, chercher encore.
Qui parle quand j’écris ? De quelle nuit, de quel silence viennent mes mots ?
J’ouvre la bouche et c’est l’enfant qui parle.Ecrire pour moi : c’est explorer les innombrables possibilités, libertés qu’offre l’écriture.
J’éprouve la même sensation de liberté intérieure que si j’avais mis mon corps en danse. J’aère mes articulations, mes nerfs, mes organes. C’est comme si après les avoir lessivés, je les accrochais au fil pour leur faire prendre l’air, se détendre et sécher toutes les larmes qu’ils ont pu pleurer à force d’être contraints, cadrés, canalisés.
Je ne suis qu’à l’orée de ce chemin et telle une petite fille gaie et insouciante, j’ai envie de sautiller, de m’amuser avec les mots, les sons, de cueillir de nouvelles associations.Mon processus d’écriture : les mots viennent de mes états intérieurs, ils infusent longtemps mais lorsque le processus arrive à son aboutissement, les textes sortent très rapidement
Je travaille sur des carnets nombreux et multiples pour la prise de notes, d’idées, de mots de paroles qui me traversent.
Je travaille d’abord au stylo sur de très nombreuses feuilles de brouillons que je réécris, rature puis je passe au travail sur l’ordinateur. Et là j’y reviens plusieurs fois par jour pendant plusieurs jours jusqu’à écrire l’essentiel. J’enlève beaucoup, j’ôte, j’élague, je raccourcis, j’enlève la ponctuation, les majuscules car ce qui est en train de naître est un prolongement, une suite, jamais un début.
« Chaque fois que j’arrive quelque part avec ma conscience et mon regard, le monde est déjà en place, il s’est déjà passé quelque chose. Je prends le monde en marche, jamais au début, jamais la première, jamais la seule ».Pouvez-vous nous parler de vos différentes formes ou « expressions » créatives ?
Pour le recueil « elle marche la nuit », j’ai eu envie de parler de ce que ces femmes qui souffrent de la maladie d’Alzheimer éprouvaient, ressentaient. J’ai donc écrit des textes sur elles et en parallèle, j’écrivais des textes sur moi. A un certain moment de l’écriture, j’ai éprouvé le besoin de fabriquer mon livre et là, je me suis aperçue que les textes qui parlaient le mieux d’elles et faisaient poésie étaient ceux que j’avais écrit sur moi imprégnée du projet d’écrire sur elles.
Je ne crée pas seulement en mots mais aussi en images. Je réalise des collages, fabrique des livres d’artiste, écrit à l’encre certains textes qui forment des objets d’écriture. Je teste différents procédés, différentes textures. J’aime l’objet livre, j’aime fabriquer le livre, la forme qui abrite mon écriture, choisir le papier, la police, la mise en page.Mes auteurs de poésie : ils sont nombreux mais parmi les essentiels, j’ai envie de citer
Claudine Bohi La plus mendiante aux éditions Le bruit des autres, Albane Gellé Un bruit de verre en elle, Edith Azam Décembre m’a ciguë chez POL , Erwann Rougé Paul les oiseaux aux éditions Le dé bleu , Valérie Rouzeau Pas revoir, Jean Marc Undriener Ligne aux Editions Potentille ,
Jean Louis Giovanonni Les mots sont des vêtements endormis aux éditions Unes.
Mais aussi JMG Le Clezio L’inconnu sur la terre, Paul Auster , toute son œuvre dont Espaces blancs aux éditions Unes (maison d’édition que je préfère d’ailleurs pour le format, le papier, la mise en page), Thierry Metz L’homme qui penche toujours aux éditions Unes, Jeanne Benameur , tous ses livres dont la géographie absente, Notre nom est une île aux éditions Bruno DouceyMa bibliothèque, celle qui correspond à ma sensibilité d’aujourd’hui, en poésie, littérature et recherche scientifique et ésotérisme, mais avec toujours
• Le loup des steppes, d’Hermann Hesse est le livre que j’ai sans doute le plus lu.
• Le livre des questions, Edmond Jabès
• Le cœur cousu, Carole Martinez
• Karuki Murakami, toute son œuvre
• Isabel Allende « La maison aux esprits »
• Denis Guedj « Génis ou le bambou parapluie »
• Et Jean M Auel « les enfants de la terre », un livre fondateur.Je ne supporte pas d’avoir dans ma bibliothèque des livres que je n’aime pas, qui ne m’apportent rien ou qui ne correspondent plus à ce que je suis aujourd’hui. Récemment, je me suis délestée d’une centaine de livres que j’ai offerts à un SDF vers chez moi. Ce dernier ne les a gardé que quelques minutes et les a distribués immédiatement aux personnes qui sortaient de l’église où il fait la manche tous les dimanche matin. Cela m’a plu qu’il joue ainsi le messager, l’intermédiaire et que mes livres arrivent ainsi dans des maisons inconnues.
Pascale Yniesta naît le 7 janvier 1965 dans l’Ain, alors que l’hiver
recouvre les mots de blanc. De son père Joseph, agriculteur, conteur d’histoires inventées le soir, autour de la table de la cuisine, et grand rêveur, elle hérite de son amour pour la nature et les arbres, de sa droiture, et se crée ainsi un ancrage solide. De lui aussi certainement, lui vient son écriture sensible, qui saisit l’essentiel.
De sa mère Sylvaine qui, elle, rêve aussi mais de désert, elle tient le bleu de son regard, le goût des voyages et des rencontres, un sens artistique qui l’amène à tester différentes techniques , le collage, l’écriture visuelle à l’encre... Ce qui la nourrit par-dessus tout, ce sont les expériences en tous genres. Elle choisit de prendre soin des autres en devenant psychologue. Une psychologue hors du commun dont l’outil principal est l’Amour qu’elle porte aux êtres humains. Elle œuvre essentiellement auprès des personnes âgées souffrant de maladie d’Alzheimer et de leur famille dans un établissement du Nord Isère où elle développe sans cesse des dispositifs innovants.
« elle marche la nuit » écrit sans ponctuation et sans majuscules car « rien ne commence jamais » est son premier recueil.