Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Pascale Yniesta

samedi 30 mars 2019, par Cécile Guivarch

photo : Bernard Ciancia

                        1-

loin des bruits
partout enfin             la nuit

elle vient
très doux

             tout vient dans le creux

se taire    l’obscurité dans la tête parfois

                        2-

il faudrait pouvoir se quitter
partir sans soi

personne ne me demande
qui je suis

                         3-

            dans la gorge

            l’écart

partout

            le blanc

la lumière absorbe
            l’imprononçable

            l’instant d’avant
la parole

on n’écrit rien

rien
du lieu de l’effondrement

                         4-

comment dire dedans
quand le gouffre
sous la peau     juste là

tout reflue les mots le sang
même la salive la sueur
s’accrochent aux parois

            fracas du corps contre les brisants

s’agripper au grand nu
jusqu’aux confins
être le corps     sans mesure
le vent

             le corps et tous les autres corps

dans le rythme sauvage et muet
du néant
s’effriter là   la peau autour

                         5-

le silence

le silence absolu du corps

qui dort tout d’une pièce

                         6-

matin glacé tout est dehors
la main la couverture

franchir la distance la virgule

les lignes
            m’échappent

le silence interminable

m’effondre

la peau dans ce mot- là
m’étouffe

le silence
fracassé contre le mur

            reste l’aigu

            le silence ferme mal

le silence m’insulte

parfois il s’agrippe et me dévisage

les yeux entiers
chavirent

            un tel vide me prend

je me décompose en bloc

la langue me tient près d’elle comme jamais

                         7-

souvent

de l’autre côté de soi

             la peau du monde nous déchire

                         8-

elle marche la colère elle marche et sa colère
elle sa colère l’écorce la griffe elle une telle
colère en elle une colère furieuse une fureur
la déchaine l’enchaine elle marche en colère
gratter rayer trouer la colère elle marche elle
mâche remâche sa colère les hommes et
aussi les femmes elle d’abord elle la
première femme

            les yeux ouverts tout ce blanc le
            brouillard sa colère elle marche dans
            un brouillard trop blanc son pas raye
            le blanc le regard aveuglé elle
            marche à l’intérieur

                         9-

pour sauver ma vie je suis née sans un cri
pour sauver ma vie et pour sauver ma mère
pas de bruit je suis née sans un cri et ma
mère n’a rien dit naître et se taire si ma mère
a souffert elle n’en a rien dit un dehors
comme un dedans sans vie sans chaleur sans
bruit je suis née sans un cri en silence j’ai dû
faire la morte pour survivre j’ai dû faire la
morte pour que ma mère vive sans un cri
pour sauver ma mère ma mère pas de bruit
me taire je un dehors sans bruit je suis
personne je suis en silence j’ai dû pour
survivre j’ai ma mère vive ma mère pas de
bruit je suis personne

                         10-

retirée dans l’attente

la chair blanche

                        je me ride

            la nuit

            l’envie de parler me rend invisible

Entretien avec Clara Regy

Tout d’abord qu’est-ce que la poésie pour vous ?

La poésie pour moi, c’est ce geste de tourner la tête et de tenter de saisir ce qui vient de passer, juste là, de manière furtive sur mon épaule gauche.

D’où « vient » votre écriture ? Avez-vous des rituels, un cheminement particulier lorsque vous « écrivez » ?

Elle vient du blanc, de l’hiver (saison à laquelle je suis née) du froid, de la solitude, du silence, de l’absence qui sont mes thèmes de recherche mêlés à ceux de l’identité, de ce qui nous définit, le corps, les émotions.
Mais aussi de la terre. Mon père était agriculteur et m’a transmis la lenteur, l’acceptation du rythme de la nature, les gestes du travail de la terre. Lorsque j’étais enfant, il me racontait des histoires qu’il inventait pour moi, le soir autour de la table de la cuisine.
Et puis cette sensation que des choses se disaient autour de moi mais ne correspondaient pas à ce que moi je ressentais, donc cet élan à creuser les mots, les sensations éprouvées, être en quête, en permanence, chercher, chercher encore.
Qui parle quand j’écris  ? De quelle nuit, de quel silence viennent mes mots  ?
J’ouvre la bouche et c’est l’enfant qui parle.

Ecrire pour moi : c’est explorer les innombrables possibilités, libertés qu’offre l’écriture.
J’éprouve la même sensation de liberté intérieure que si j’avais mis mon corps en danse. J’aère mes articulations, mes nerfs, mes organes. C’est comme si après les avoir lessivés, je les accrochais au fil pour leur faire prendre l’air, se détendre et sécher toutes les larmes qu’ils ont pu pleurer à force d’être contraints, cadrés, canalisés.
Je ne suis qu’à l’orée de ce chemin et telle une petite fille gaie et insouciante, j’ai envie de sautiller, de m’amuser avec les mots, les sons, de cueillir de nouvelles associations.

Mon processus d’écriture : les mots viennent de mes états intérieurs, ils infusent longtemps mais lorsque le processus arrive à son aboutissement, les textes sortent très rapidement
Je travaille sur des carnets nombreux et multiples pour la prise de notes, d’idées, de mots de paroles qui me traversent.
Je travaille d’abord au stylo sur de très nombreuses feuilles de brouillons que je réécris, rature puis je passe au travail sur l’ordinateur. Et là j’y reviens plusieurs fois par jour pendant plusieurs jours jusqu’à écrire l’essentiel. J’enlève beaucoup, j’ôte, j’élague, je raccourcis, j’enlève la ponctuation, les majuscules car ce qui est en train de naître est un prolongement, une suite, jamais un début.
«  Chaque fois que j’arrive quelque part avec ma conscience et mon regard, le monde est déjà en place, il s’est déjà passé quelque chose. Je prends le monde en marche, jamais au début, jamais la première, jamais la seule  ».

Pouvez-vous nous parler de vos différentes formes ou « expressions » créatives ?

Pour le recueil « elle marche la nuit    », j’ai eu envie de parler de ce que ces femmes qui souffrent de la maladie d’Alzheimer éprouvaient, ressentaient. J’ai donc écrit des textes sur elles et en parallèle, j’écrivais des textes sur moi. A un certain moment de l’écriture, j’ai éprouvé le besoin de fabriquer mon livre et là, je me suis aperçue que les textes qui parlaient le mieux d’elles et faisaient poésie étaient ceux que j’avais écrit sur moi imprégnée du projet d’écrire sur elles.
Je ne crée pas seulement en mots mais aussi en images. Je réalise des collages, fabrique des livres d’artiste, écrit à l’encre certains textes qui forment des objets d’écriture. Je teste différents procédés, différentes textures. J’aime l’objet livre, j’aime fabriquer le livre, la forme qui abrite mon écriture, choisir le papier, la police, la mise en page.

Mes auteurs de poésie   : ils sont nombreux mais parmi les essentiels, j’ai envie de citer
Claudine Bohi La plus mendiante aux éditions Le bruit des autres, Albane Gellé Un bruit de verre en elle, Edith Azam Décembre m’a ciguë chez POL , Erwann Rougé Paul les oiseaux aux éditions Le dé bleu , Valérie Rouzeau Pas revoir, Jean Marc Undriener Ligne aux Editions Potentille ,
Jean Louis Giovanonni Les mots sont des vêtements endormis aux éditions Unes.
Mais aussi JMG Le Clezio L’inconnu sur la terre, Paul Auster , toute son œuvre dont Espaces blancs aux éditions Unes (maison d’édition que je préfère d’ailleurs pour le format, le papier, la mise en page), Thierry Metz L’homme qui penche toujours aux éditions Unes, Jeanne Benameur , tous ses livres dont la géographie absente, Notre nom est une île aux éditions Bruno Doucey

Ma bibliothèque, celle qui correspond à ma sensibilité d’aujourd’hui, en poésie, littérature et recherche scientifique et ésotérisme, mais avec toujours
Le loup des steppes,  d’Hermann Hesse est le livre que j’ai sans doute le plus lu.
Le livre des questions, Edmond Jabès
Le cœur cousu, Carole Martinez
• Karuki Murakami, toute son œuvre
• Isabel Allende «  La maison aux esprits  »
• Denis Guedj «  Génis ou le bambou parapluie   »
• Et Jean M Auel «  les enfants de la terre    », un livre fondateur.

Je ne supporte pas d’avoir dans ma bibliothèque des livres que je n’aime pas, qui ne m’apportent rien ou qui ne correspondent plus à ce que je suis aujourd’hui. Récemment, je me suis délestée d’une centaine de livres que j’ai offerts à un SDF vers chez moi. Ce dernier ne les a gardé que quelques minutes et les a distribués immédiatement aux personnes qui sortaient de l’église où il fait la manche tous les dimanche matin. Cela m’a plu qu’il joue ainsi le messager, l’intermédiaire et que mes livres arrivent ainsi dans des maisons inconnues.

Pascale Yniesta naît le 7 janvier 1965 dans l’Ain, alors que l’hiver
recouvre les mots de blanc. De son père Joseph, agriculteur, conteur d’histoires inventées le soir, autour de la table de la cuisine, et grand rêveur, elle hérite de son amour pour la nature et les arbres, de sa droiture, et se crée ainsi un ancrage solide. De lui aussi certainement, lui vient son écriture sensible, qui saisit l’essentiel.
De sa mère Sylvaine qui, elle, rêve aussi mais de désert, elle tient le bleu de son regard, le goût des voyages et des rencontres, un sens artistique qui l’amène à tester différentes techniques , le collage, l’écriture visuelle à l’encre... Ce qui la nourrit par-dessus tout, ce sont les expériences en tous genres. Elle choisit de prendre soin des autres en devenant psychologue. Une psychologue hors du commun dont l’outil principal est l’Amour qu’elle porte aux êtres humains. Elle œuvre essentiellement auprès des personnes âgées souffrant de maladie d’Alzheimer et de leur famille dans un établissement du Nord Isère où elle développe sans cesse des dispositifs innovants.
« elle marche la nuit » écrit sans ponctuation et sans majuscules car « rien ne commence jamais » est son premier recueil.


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