« Il en va, finalement, de savoir si mon roman s’en tiendra aux canons, disons, romantiques de la célébration du réel, cette célébration pouvant être infléchie par la sobriété du style, ou si je choisis de faire porter un message à mon texte, un message d’ordre général, une éthique explicite. Cette option, jusqu’alors, je m’en suis gardé, pensant que la littérature, et, à fortiori la poésie, doivent se situer au-dessus de la mêlée, sans pour autant perdre le contact de la réalité. On connaît la position de Jaccottet à ce sujet, position que j’ai faite mienne depuis longtemps. Aller vers la densité de l’écriture la plus grande, la densité de la vie même, capable, soudain, d’épiphanies de clarté ou de ténébres, épiphanies que la littérature tente de produire, restituer, traduire, dans ses propres errances, hésitations et fulgurances... Oui... Mais voilà : il me semble, j’ai la mordante intuition que le texte que je veux écrire aujourd’hui, ne peut pas se satisfaire des synesthésies et de la sytlistique pour dire ce qu’il a à dire. Je sens qu’il cherche aussi le langage de la rue, qu’il marche, en quelque sorte, dans les traces d’un Dos Passos, qu’il veut se produire, apparaître, dans la plus grande proximité des choses et des êtres, et qu’il veut ensuite, parce que notre temps est déjà engagé dans le gouffre de l’Histoire, porter un message d’amour. Pour ce faire, je ne trouve secours chez aucun des auteurs que j’aime. Camus est inopérant... je pense à Rousseau, peut-être, à une réactivation du Contrat social ? Evidemment, on ne peut se lancer dans l’écriture d’un nouveau texte en ayant réponse à toutes les questions qui en marquent le seuil. Pourtant, il faut sentir en soi une sorte de confiance positive capable de les faire taire. Voilà où j’en suis. Je cherche le silence. Le bon silence pour écrire. »
(Philippe Rahmy, 11 décembre 2013, Tel Aviv. Extrait d’une correspondance avec Sabine Huynh.)
Philippe Rahmy-Wolff (5 juin 1965 - 1er octobre 2017) nous a laissé des textes d’une grande poésie, publiés notamment chez Cheyne éditeur, aux éditions de la Table ronde, chez publie.net, ainsi que dans Remue.net, Tiers Livre et nerval.fr.
En voici des extraits.
(Photo © Horace Bristol, Brakeman Jumping from Boxcar, 1937 — l’une des images préférées de Philippe, son avatar sur Remue.net)
_____ « L’air reflue profondément, happé par un trou, il brûle. Alors je distingue la douleur du dehors, d’abord très pâle luminosité noyée dans la vapeur, puis substance rayonnante sortant d’elle-même en déchirant sa peau. Quand elle apparaît, la douleur voit. Qui vole au firmament corporel de ce regard ? Puisque je ne serai pas détruit je me livre à la souffrance nue et je tente d’ignorer que cette grâce presse si hâtivement. Je suis le désir du mal et dans son triomphe son parfait plaisir.
_____La maison est en paix. La lumière attire un papillon qui me rappelle au contact physique de l’air libre. Ma pensée, métaphore de la vie, se détache de la terre. J’oublie que je sais que ceci est mon corps quotidien. Quand cette heure touchera à sa fin, je lui disputerai ses ailes. »
(Philippe Rahmy, Mouvement par la fin, Cheyne éditeur, coll. : Grands fonds, 2005)
« J’écris souvent dans l’épaisseur d’un mur. Mes bras, alors tendus à l’horizontale, dépassent. D’un côté, un froid sidéral, de l’autre, un souffle brûlant, mais impossible de savoir lequel de ces deux espaces borgnes signifie la liberté, ou la prison.
Ces messages quotidiens furent adressés à deux amis, l’un alité dans un proche hôpital, l’autre veillant à mon chevet. Témoignant de la fusion d’un corps et d’une machine, ils sont l’exacte traduction électronique d’une blessure qui m’a gardé sur le flanc, en chien de fusil, incapable de m’allonger ou de m’asseoir, et qui m’a imposé l’usage exclusif du téléphone portable pour écrire.
L’écran basculé sur l’oreiller, à vingt centimètres du visage, épouse parfaitement le champ visuel, et l’ongle qui frappe quelques caractères par ligne, invoque la guérison comme à coups de poinçon. Cette psalmodie sur fond pâle traverse le ciment.
La parole vient de l’outil. »
(Philippe Rahmy, sms de la cloison, éditions publie.net, 2006)
« et le rectangle normé où passe la lune en fuseaux est sanglé au poignet ; la peau est sèche glabre l’expert dit presque midi ; face gauche de l’index de main gauche qui jouxte le majeur peau flasque des jointures avec du jaune ; le jaune déborde sur l’ongle carrétaillé ; un autre doigt se dégage passe sous le bracelet rajuste le fermoir ; la cigarette change de phalanges e bas en haut roule du creux de la fourchette des doigts deux et trois à leur extrémité ; lèvres disjointes d’un visage plat
les yeux baissés semblent lire ses notes ; il poursuit je vous cite le texte ne dit plus rien ni la langue ni les mots ; changer les mots en pierre ; eux-même se changer en pierre ; pans entiers comme des murs basculer les paragraphes les »
(Philippe Rahmy, Architecture nuit, éditions publie.net, 2007)
« la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer ; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme ; telle est mon âme, un déchet organique qui cherche à me fuir, la voici ; contre ce que je pense, contre qui je suis, ces aveux disent la rupture, traînent l’esprit comme une dépouille dans le désintérêt de l’autre, jusque dans l’oubli de la solitude même »
(Philippe Rahmy, Demeure le corps, Cheyne éditeur, coll. : Grands fonds, 2007)
« Je suis, aujourd’hui encore, assis au bord d’un lit à l’autre bout du monde. J’ai été aussi loin que j’ai pu avec les forces que j’ai. Shanghai se referme. Ami, frère, je t’ai cherché dans la foule chinoise comme si je marchais dans le royaume des morts. Je t’ai cherché sans relâche. J’ai scruté des milliers de visages. Ils ressemblaient tous à mon dessin. J’ai traversé la ville maigre et froide, allongée, emplie de cris et noyée de brouillard. J’ai respecté le serment que j’ai fait sur ta tombe au pied du Jura, au fin fond de l’enfance, celui de ne jamais t’abandonner. J’ai tenu parole. Ce visage aux cheveux noirs ne m’a pas quitté. Est-il celui d’un ange, d’un démon, est-il l’image de ma muse ou de ma folie ? Je le dépose à tes pieds. Je le déchire aux quatre coins de Shanghai. Je le répands aux carrefours comme on disperse des cendres, comme j’ai produit et reproduit, la nuit de ta mort, l’anathème que j’ai jeté sur le monde indifférent et sur la vie impuissante. Mon voyage prend fin et le tien commence, ami, frère, une ascension au milieu des étoiles. Je te rends ta liberté. Je rentre chez moi parmi les vivants. »
(Philippe Rahmy, Béton armé, La Table ronde, 2013)
_____ « Je ne parle pas la langue de mes parents. Je ne porte pas le poids de leurs traditions. Je ne connais pas une seule des prières, pas une seule des personnes qu’ils ont laissées derrière eux [...] Cette solitude à plusieurs me tient lieu de famille.
_____ Une douleur fantôme se réveille quand j’interroge mon origine, comme un reste de vie nomade, celle de mes ancêtres, mystérieusement enraciné. Une mémoire de l’exil, distendue entre les rives de la Méditerranée, m’a été transmise à travers mes parents. Le souvenir précoce de nos nombreux changements d’adresse, avant que nous ne nous installions à Arles, ne me quitte pas. J’ai préservé l’empreinte de notre précarité, des chambres sans chauffage, des heures d’attente dans les couloirs des préfectures pour obtenir enfin le tampon adéquat, la signature nécessaire. Je me suis attaché de manière viscérale à ces images, comme le nourrisson s’accroche au sein, parce que les enfants reconnaissent la réalité avant de savoir l’exprimer. Avec le temps, ce souvenir diffus, empli d’images effrayantes, mais aussi de baisers, a présenté toutes les qualités de la légende. »
(Philippe Rahmy, Allegra, La Table ronde, 2016)
_____ « Les derniers jours, mon père ne parlait plus. Il cherchait son souffle à la manière des poissons vendus à la criée, arrondissant la bouche, la fermant, la rouvrant. Il avait conservé son visage de médaille, mais la maladie l’avait couvert d’une pellicule visqueuse qui lui donnait l’apparence du jambon sous cellophane. La nuit, quand je veillais dans le fauteuil à côté de son lit, il se levait avec une lenteur de sablier. Croulant sur ses rotules, il s’immobilisait vingt fois avant d’atteindre la porte de sa chambre. Enveloppé de sifflements et de soupirs, il traversait le couloir pour gagner la salle de bains [...] À cet instant, plus que jamais, je le trouvais grand. Puis il reprenait sa marche boitillante, tirant sa bouteille à oxygène sur roulettes, humide et gris comme une pierre tombale. »
(Philippe Rahmy, Monarques, La Table ronde, 2016)
« Je crois, arrivé au milieu de mon voyage, ayant écouté tant d’individus me confier leurs peines, parce que je leur ai proposé de s’ouvrir à la parole, peut-être aussi parce qu’ils ont décelé en moi la trace d’une même souffrance indélébile, que l’empathie, l’amour, l’esprit d’enfance, selon le nom que l’on se décide à donner au loup, recouvre une vérité première. Je le crois avec mon corps, et cela me suffit. Cette vérité est intimement liée au langage. Elle en est la possibilité et le but, qui ne concerne en rien la littérature, ou qui ne saurait l’effleurer qu’accidentellement, tant elle dépasse ses enjeux stylistiques et moraux. L’amour recèle une peur si intense, si parfaite, qu’elle connaît chaque souffrance par son nom, qu’elle reconnaît chaque défaite à son heure et à son étendue, pour les avoir provoquées et pour s’en nourrir. Vénérer la peur sera donc la voie directe vers cette vérité, quand rien d’autre ne compte que de rompre le pain avec le miséreux, puis de rompre la coque de l’amour qui prétend masquer l’horreur de sa misère. C’est alors, peut-être, si les mots ne viennent pas à manquer, découragés par leur faiblesse, que le langage désarmé saura exprimer davantage que nos terreurs, nous dispenser de répéter inlassablement, de livre en livre, l’écho de nos cris, sans céder à la magie des images, trouvera la grâce d’apaiser le tumulte. »
(Philippe Rahmy, Pardon pour l’Amérique, 2017, en cours d’écriture, extrait publié dans Tiers Livre par François Bon.)
________________(Portrait © Colette Leinman, 2016. Encre de chine sur papier, 100x70 cm)
Site de Philippe Rahmy : rahmyfictionDans Terre à ciel :
Entretien avec Philippe Rahmy-Wolff, par Sabine Huynh
Extrait de Béton armé (éditions de la Table ronde, 2013)Dans Remue.net :
Textes de Philippe Rahmy (membre fondateur de Remue.net)
Postface de Philippe Rahmy au recueil de Sabine Huynh, Kvar lo
Hommage de Sébastien Rongier à Philippe Rahmy pour Remue.net : Philippe danse
Soirée hommage à Philippe Rahmy à la Maison de la poésie de Paris : écouter voir
Site de la SGDL :
Hommage de Sabine Huynh à Philippe Rahmy-Wolff pour la SGDL : Lettre à Philippe Rahmy-Wolff, mon cousin-lampadaire tutélaire.Dans la Nouvelle Quinzaine littéraire : Une puissante fresque guerniquéenne (article de Sabine Huynh sur Allegra. N°1146, 01 mars 2016)
Page préparée avec la complicité de Sabine Huynh.
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