Phloème
Le dialogue qui va s’instaurer autour de la création d’un livre est le fruit d’une rencontre. Rencontre avec l’autre, ses mots, son univers particulier, être touchée par le cœur et le corps des choses. Lors d’une exposition organisée par Lettres Vivantes à la Comballaz et consacrée aux livres d’artiste créés dans mon atelier l’Atelier du Piaf, je fis connaissance avec l’auteure Françoise Matthey. Sa sensibilité artistique proche de la nature et du vivant devait rejoindre la mienne.
En 2020, j’étais invitée parmi un collectif d’artistes en Suisse Centrale pour un projet intitulé : Le Grand Tour Caspar Wolf [1], qui devait durer deux ans. La démarche consistait à (re)visiter les lieux mythiques dessinés par l’artiste du XVIIIe, peintre et pionnier des paysages alpestres, et de rendre compte plastiquement du changement de notre environnement et de ses constantes. Mon intention était effectivement de faire le Grand Tour, de me déplacer autour du lac des Quatre Cantons, avec dans mon sac à dos : carnet à dessin, encre et pinceaux, et de tenir un journal des impressions vécues. Ce que je fis durant une dizaine de jours autour de Muri et du lac de Zoug, ensuite la pandémie (2020/22) s’installa et déjoua mes plans.
Retour à l’atelier d’Yverdon.
Cette période confinée me permit d’approfondir des recherches historiques autour du peintre et des personnalités de son entourage, notamment le scientifique Albrecht von Haller [2], poète à ses heures, grand admirateur de C.W, dont il a préfacé un portefeuille de gravures [3]. Ce fut aussi un moment de doute artistique et un état latent, qui me firent faire un rêve étrange, noté dans un carnet d’atelier en mars 2021. D’un livre assez épais (genre bible) surgissaient des plantes, des semences, et des mots comme Éther, Léthé. Rêve symbolique et poétique sachant que l’artiste avait été éduqué, dès l’âge de 14 ans par les moines bénédictins de l’abbaye de Muri. Par la suite, je fis l’acquisition d’une bible du XVIIe siècle, livre hautement allégorique, que je détournais en y plantant des fleurs sauvages glanées au printemps le long du lac de Neuchâtel, et le nommais le Léthé ou le Livre de l’oubli. De là à dire que le livre est un terreau... Ou Le rêve comme « l’accomplissement d’un souhait », selon Freud. Je poursuivis le thème floral. Après avoir collecté une centaine de plantes, je fis des impressions végétales, la plante elle-même étant la matrice de la gravure. Ce procédé ne laissant qu’à peine une trace du sujet (le suc et certaines teintes) était comme un contrepoint aux travaux précis, commentés et pérennes des botanistes du XVIIe, et d’avant.Cela semblait un acte audacieux, néanmoins il s’en dégageait une forme sensible, fugace, en relation avec ma réflexion sur la disparition postindustrielle de certaines espèces végétales, et sur le passage du temps. Dès lors j’imaginais un livre d’artiste sous l’appellation Phloème, et proposais à la poétesse F.M. d’y collaborer. Elle fit le choix de quinze phytogravures, lui inspirant les poèmes qui constituent le livre, sorte d’herbier éphémère, choisissant précisément l’ordre de parution des images et du texte.
Un bouquet d’offrandes inattendues, pour une rêverie de l’anodin.
1
retenez-moi dans ce bleu qui tremble et s’échappe
ce bleu où bégaie
fragile
un paradis
veiné d’éclipses
2
abrasion
dentelles de nervures recelant en leur évanescence
la foi du souffle qui seul allège
lumineux
immortel
3
dans un sari de soie encrée de bleu
une fleur de rien
sur sa tige effrangée
s’élance
audacieuse
vers les baisers du vent
4
deux larmes de miel noir
déposées sur une phacélie
témoignent
en leur pudeur
qu’à peine suggérées
de pâles fleurs tendrement dérisoires
réjouissent les abeilles
5
entrelacées dans l’audace de leurs origines dissemblables
au cœur de quelques raisonnements folâtres
elles s’adonnent
efflorescences discrètes
à d’espiègles étreinteslibérées de la roue des astres
et du poids de la terre
s’offrent de concert
au présent
6
happée par le bas dans l’heure coagulée
la mémoire
chargée d’une poussière d’or qui sait
se rallie
au revers de l’étiolement
à la filiation
du futur
7
ambre au paroxysme de la poussée
ou ange suspendu au jardin des possibles ?
chant du verdoiement
ou joie d’une alliance espérée ?certitude frémissante d’un amour sauvage ?
8
sans relâche
danser l’élan et le désir
danser la joie
l’ivresse profondesans relâche
l’âme élargie
se prêter aux malices
de la vie
9
retiré dans le labyrinthe des sèves épuisées
ne rien brusquer
ne rien prouver
et soudain surgi d’une bourrasque assoiffée de rosée
découvrir en son habit fripé
une ivresse goulue
une bravoure
prête à soulever
essarts et prairies
10
douceur de pétales agglutinés
dans l’amas duveteux ?
foison d’arabesques
au cœur d’une pulsion assoiffée d’infini ?pour quel secret
quelle légende éprise d’avenir ?
11
non pas une grenade
pas d’avantage de grenouille et de bœuf
de pelote d’argile
ou encore d’astéroïde jailli du firmament
mais une vérité en son trop plein de vie
Une promesse
humblement ouverte
résolument offerte
12
entre ce qui appelle
et ce qui naît
sans rien attendre
hormis l’inaugural promis
germes et chuchotis
se dévoilent
comme s’il y avait urgencerévèlent
en leur entêtement
des floraisons
aveuglées de lumière
13
lourd de maturation
de semences impériales
dire oui aux souffles renversantslaisser le sol venir à soi
dans l’extrême dénuement
s’offrir
confiant
au parchemin terrestre
14
Pour qui verdoie-t-elle
la graminée froissée de vivre
peut-être même de mourirdans ses parfums acides
pour qui verdoie-t-elle
entre l’herbage et le renard ?
15
force est de constater
qu’au jardin rien ne s’égoutte
si ce n’est
pantelantes de cycles et de constellations
les paroles safranées
d’un soleil intrépide
Page réalisée avec la complicité de Françoise Delorme