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Pierre Chappuis (1930-2020)

mercredi 5 juillet 2023, par Cécile Guivarch

Pierre Chappuis, né à Tavannes dans le Jura bernois, a fait des études de Lettres à l’université de Genève, puis a vécu à Neuchâtel où il a enseigné la littérature française. Son œuvre poétique, principalement centrée sur le paysage, s’accompagne d’une réflexion qui n’a jamais cessé sur la poésie, sur le langage. Il s’intéressa beaucoup à la peinture. Expérience sensorielle, vie psychique et travail sur les mots auront été conjugués par ce poète discret pour la construction d’une œuvre singulière de livres de poèmes et d’essais, bâtie toute en légèreté, tout en pleins et déliés, habitée par un vide fondateur, à la recherche d’un point d’équilibre « entre lumière et ombre, proximité et lointain, haut et bas, visible et invisible, ouverture et clôture – mais aussi entre négatif et positif, qui forment ensemble, à chaque instant, la réalité du monde, et celle de l’expérience » (Sylviane Dupuis, revue NU(e), n° 80, consacré à Pierre Chappuis). Attentif aux œuvres des autres, à la recherche de fines nuances comme salvatrices pour une sorte de lyrisme critique, Pierre Chappuis donne forme à l’informe et fait de l’informe les formes mêmes, mobiles, riches et changeantes, de nos vies fragiles et tendues. Il s’agit sûrement d’un des projets les plus aboutis en la matière. La plupart de ses ouvrages ont été édités ou réédités par José Corti.

Extraits de Distance aveugle, 1974, réédité en 2000

À LA LIMITE

À la limite ou presque ; dans le brouillard que le chemin desenneigé coupe, que trouent les vergers. Au-delà, les toits encore blancs s’éloignent, se rapprochent. Au-delà, rien. Le jour me cerne. Le flanc de la montagne a basculé : point de terme, point de sommet au chant des oiseaux déployé de quelle hauteur déjà presque dans le soleil ?

***

DISTANCE AVEUGLE

J’entre d’un coup dans l’aire de l’hiver (le soleil, plongeant), vallée aplanie et sereine que ferment des lieux élevés (la neige, plateau tournant). Marchant à pas rebondis, je vais par les chemins bordés de pieux et de palis, les miroirs de janvier à portée de la main. Bornage, étendue. Le froid m’investit, clair, neuf, large (la blancheur seule régnant, aveuglante). À fleur de neige, nervures d’un pays autre, émergeant (hors de portée, bientôt, les montagnes, les plateaux aériens), éteules et semis plus ou moins contrariés par les ornières anciennes des chars courent sous le vent.

Extraits de Décalages, 1982

blanc

(ma respiration, ma voix)

sur le nuage qui ne se dissipe
je n’écris, ne marche

                 (suspens)

                *

joyeux ouvriers
premiers à l’œuvre

(limes, inlassables trilles)

dès les grands froids tombés
à débloquer
les serrures de l’aube

                 (mésanges, mi-février)

Extrait de Éboulis et autre poèmes, 1984

Moindre, le sentier perdu, perdu, retrouvé, perdu.

Plus haut, là où la glace est une mer entourant des récifs ...

des pistes s’y noient, toujours refaites selon un cheminement plus juste, ancestral.

Plus haut seulement.

Absolu miroir.

Dans le demi-jour pluvieux de retour, de grandes dalles mouillées y répondent.

Vitres en éclats, avant la nuit.

Extraits de La preuve par le vide, 1992

FERVEUR

Impossible de simplement écrire des poèmes comme on va de l’avant. Sécheresse, tarissement nous guettent, désespérants, à boire jusqu’à la lie. Une même ferveur, un même engagement, ici comme là, sont requis. Plus que produire, il importe (prenant les choses par là où elles pèchent ?) de reculer une limite.

***

SERRER DE PRÈS

Au plus profond de soi (pas de contradiction là-dessus), serrer le réel de près, au cœur ds mots, cherchant leur point de convergence. Non le réel (si on entend ne pas donner de gage à la philosophie), mais la réalité, à tort dite extérieure ; non pas exactement le cœur des mots, mais l’obscure origine d’où, au mieux, les tirer vers la surface.

Extrait de D’un pas suspendu, 1994

PLACE NETTE

Pensées enfouies sous les décombres de la nuit.

Comment faire l’inventaire de ce qui, voué à l’informulable, n’avait poids dans la réalité – ô enchantement ! – , n’était rien – trésor ! – , participait de la vraie vie – vaincue l’insignifiance  ! –, allègrement remontait jusqu’aux sources – ô dépossession de soi ! – comment trouver ensuite à s’en détacher, ? Du coup, de bon gré, ne plus avoir affaire à soi ?

Lisse, claire, neuve, l’aube soit mon lieu, ma transparence, horizon nu.

***

LA CHAÎNE DES HEURES ET DES JOURS

Un salut lancé familièrement au passage, joyeux renouement par-delà la traversée de la nuit ; de loin en loin, des coups de masse ; à tout propos, caquets et pépiements, et l’heure parfois sonnant au clocher, aussi pour toi et par hasard arrêté là.

Bruits épars de moteurs, de planches et de morceaux de bois jetés au débarras, sonnailles, abois sont à ramener au centre d’un espace défroissé.

***

APRÈS SI VAINE ATTENTE

Presque (instant unique, après si vaine attente), dans la blancheur (l’eau, le voile de la brume confondus), presque, dans la moire du couchant (serein déploiement), se dissipe, incolore, étrécie, l’avancée de terre observée tout le jour par-dessus ma table de travail.

Illusoirement, vouloir la retenir. D’un mot. Telle, dans la bouche, la saveur d’un bonbon après qu’il a fondu.

Extrait de Pleines marges, 1997
Si pâle, au loin,
presque passé.

(Le jour
dans sa transparence.

Le jour.)

Ciel, lac.
                    (étale, égal)

Extraits de Comme un léger sommeil, 2009

INQUIÈTES HIRONDELLES

Dans l’urgence, dans l’affolement, elles mèneraient une battue, il est vrai (un tel désordre !) vouée à l’échec.
Inquiètes, impatientes, jamais à bout.

Employées à faucher. Débroussailleuses de nuages plutôt, toujours à donner en vain, en tous sens, à hauteur d’arbres, de brefs coups de serpe dans le vide.

Refait aussitôt qu’effacé (impossibles retouches), l’écheveau délié de leur vol.

***

UN ESPACE INTÉRIEUR

L’eau, le ciel, un même gris plus ou moins fin, mouliné, grumeleux les prolonge l’un dans l’autre malgré, à peine marquée (une ligne basse), la barre étroite qui ferme l’horizon.

Proche, la rangée de bâtons retenant un filet de pêche n’apporte à la limite rien, au bout de peu s’estompe ; plus à gauche, les brumes cessent peut-être, ici n’ont rien de morose.

Dire (à mots perdus), dire tout (si peu) mezza voce, au gré de glissements moindres, atténués, de plus sombre à plus clairs répercutés d’un espace intérieur prêt, même à peine dérangé, à s’obscurcir.

***

Miroirs et vitres
ici, là
à l’encolure du ciel.

Sur eux,
de sommet en sommet,
la buée du soir.

Telle une traînée de feu
mais feu de neige enfui.
                     (montagnes volent)

Extraits de Dans la lumière sourde de ce jardin, 2016

TORRENT, CETTE FOULE (1)

Avec rage, vacarme.

Innombrables, fuyant quel fléau – des humains ? des bêtes ? – ils iraient, éperdus, harcelés, impitoyablement. Tombant, piétinés, se traînant, se relevant, hurlant, violemment emportés cul par-dessus tête.

Qui, tête engloutie ; qui agrippé à une valise éventrée, de nul secours ; qui, bras en l’air, sombrant, corps, bagages, tous impedimenta mêlés, confondus.

À leurs trousses : une meute de molosses – des bêtes ? des humains ? – flanc contre flanc, furibonds, leurs babines blanches de bave.

Terriblement, chaos, ruades.

*

Eau impérieuse, impétueuse ; tortueuse, tempétueuse.

Elle se bat, vocifère, elle n’entend pas se laisse endiguer ; à corps perdu, se précipite dans le défilé que la barque ne franchirait ni, sans dégâts, un train de bois flotté ; fougueusement se jette, va se fracasser contre pierres et roches.

Torrent fou prisonnier de son propre élan.

Bondit, s’aplatit, retombe, rebondit, claques sur claques.

*

Torrent, cette foule.

Elle martèlerait, sans discontinuer elle martèle le sol.

Et ces appels, ces cris, tonnant jusqu’à écraser tout bruit.

Tonnerre ; tourments

***

TANT HOMME QUE PIERRE, SOL, QUE FRONDAISON

massivement, la lumière (Cézanne et la lumière) : dense, passée dans la couleur (les verts, les bleus où tonnent des ocres plus ou moins clairs), dans sa pâte même. Son rayonnement : sombre à force d’intensité, soit rempart de lumière édifié touche après touche, farouchement (« je me suis juré de mourir en peignant » ) par à-coups, d’un geste libre propre à briser les rythmes – débordements, maîtrise –, imposant son désordre.

Rien de figé.

Écrasante est la chaleur. Vaine (qui y songerait ?) toute velléité d’échapper au poids de l’été, de la verdure qui nous tient embrassés. Partout, en dépit de sa compacité, s’ouvrent des percées, « une somme suffisante de bleuités pour faire sentir l’air », pour quel accomplissement – le calme au bord de l’émeute – dans le monde clos, mur bas, feuillage épais, avec lequel faire corps, infiniment ?

Point ici de profondeur de champ. L’intime y supplée.

*

Tant homme que pierre, sol, que frondaison, faisant un. Présent à ce qui l’environne, le tire à soi, il est – homme simplement – quoique nous faisant face, loin de nous. Son visage. Une tache. Néanmoins, désigné nommément, Portrait du jardinier Vallier, vivant par la peinture dans la familiarité (« Je vois toujours Vallier... »), dans la fraternité de l’autre que dévore au bout de lui-même une féconde insatisfaction. À l’écart – un autoportrait ou presque, en négatif, par personne interposée – assis là, seul, il n’attend rien – vous, moi, le vieillard que je suis –, n’est occupé à rien sinon, dans la lumière sourde de ce jardin, de ce lieu favorable, envisager mon propre effacement.

Extraits de Battre le briquet, 2018

POUVOIR DE LA POÉSIE

Quel pouvoir dévolu à la poésie (Michaux : Poésie pour pouvoir) dans un monde désert, désaccordé quand, au verbe, s’est substitué – non plus pour prêcher mais parler dans le désert – un ressassement plus ou moins égaré, bégaiement privé tant de justification divine que, dans la foulée bien tempérée du vers, d’une conformité reconnue au génie de la langue (aussi insaisissable que le génie du lieu) ? Par la négative même, pouvoir est à trouver dans le manque dont – cela se peut-il ? – les mots eux-même se seraient chargés, qui absolument veulent dire malgré la fragilité des passerelles qui les lient, si elles les lient, aux choses.

[...]

Faut-il croire que, nous imprégnant à notre insu, – à l’égal d’une mémoire commune, mémoire de tous –, la langue porte en elle, en tout lieu, en tout temps (que nous nous en sentions ou non déchargés), l’écho étouffé des malheurs, des misères dont la succession, de siècle en siècle, ravive dans les mots une plaie ? À moins que, strate après strate, elle ne finisse par tout recouvrir ? Oubli, et résurgence ou total effacement : vérité double, insondable, inexplorés d’où la langue rejaillit renouvelée, vive, déroutante autant que familière, toujours elle-même.

Extraits de En bref, paysage, 2021 (posthume)

Fugitivement, miroir aveugle.

Ciel et terre ; terre ni ciel : mur opaque ou toile prête à se déchirer, un écran neutre, anonyme, nous ôte la mémoire de tout lieu.

Morte, morne saison.
Montagnes amaigries, aux côtes saillantes.

Le flanc galeux de l’hiver.

***

La plaine, le ciel, leur sombre et claire ordonnance mouvante, stable.

Indémêlable, mon chagrin, ma joie.

Labours : terres ou ténèbres défaites, plus ou moins affaissées, morcelées, abâtardies.

Dans le désordre des mottes, l’hiver splendidement s’engouffre.

***

Brasier de novembre au couchant que traverse, se portant jusqu’à nous, un vent glacial.

Ou déploiement ultime, rosier.

Retenus, mes pas s’engouffrent dans le calme trompeur de la forêt.

Proche ou lointain – vacarme ! – passe, interminablement, le lourd convoi du vent.

Labours : tourmente apaisée

***

Ces mille points de feu en permanence à la surface du fleuve. Que le courant n’emmène nullement au loin. Qui nullement se fixent.

Peupliers dressés dans le lointain – une fois encore, salut ! – flambeaux de novembre sur le point de s’éteindre.

Soudain elle perd pied, tombe emportée, tombe et tombe encore, bousculée, qu’importe, prend des claques, qu’importe, se fracasse, se casse les reins, qu’importe, une fois encore qu’importe ; trop tard elle se rebiffe, cheveux en désordre, écharpes dénouées, brandies en vain, elles se tourne et retourne, étourdie, reprise dans le courant, s’éloigne, toujours une.

Bibliographie

  • Ma femme ô mon tombeau, Moutier, éd. Robert, 1969.
  • Michel Leiris, Paris, Seghers, 1973.
  • Distance aveugle, Moutier, éd. Robert, 1974.
  • L’Invisible parole, La Galerne, 1977.
  • André du Bouchet, Paris, Seghers, 1979.
  • Rumeur évanouie, Neuchâtel, La Vieille presse, 1980.
  • Hier devant moi, Losne, Thierry Bouchard, 1980.
  • Douze exercices de rythme, Neuchâtel, H. Quellet, 1980.
  • Décalages, Genève, La Dogana, 1982.
  • Excavations, Losne, Thierry Bouchard, 1983.
  • Éboulis et autres poèmes, Fontenay-sous-Bois, Liasse, 1984.
  • Un cahier de nuages, Fribourg, Le feu de nuict, 1989.
  • Moins que glaise, Paris, José Corti, 1990.
  • Soustrait au temps : fantaisies en guise de « Maerchenbilder », Lausanne, Ed. Empreintes, 1990.
  • La Preuve par le vide, Paris, José Corti, 1992.
  • D’un pas suspendu, Paris, José Corti, 1994.
  • Des parenthèses de soleil & de vent, Losne, T. Bouchard, 1995.
  • Dans la foulée, Renens, Éditions Empreintes, 1996.
  • Pleines marges, Paris, José Corti, 1997.
  • Le Biais des mots, Paris, José Corti, 1999.
  • Distance aveugle, Paris, nouvelle édition José Corti, 2000.
  • À portée de la voix, Paris, José Corti, 2002.
  • Le Noir de l’été, Genève, La Dogana, 2002.
  • Le lyrisme de la réalité (entretien avec Sylviane Dupuis suivi d’études de Claude Dourgoin et de Pierre Romnée), Genève, La Dogana, 2003
  • Deux essais : Michel Leyris, André du Bouchet, Paris, nouvelle édition José Corti, 2003
  • Tracés d’incertitude, Paris, José Corti, 2003.
  • Mon murmure, mon souffle, Paris, José Corti, 2005.
  • Dans la foulée, Paris, nouvelle édition José Corti, 2007.
  • La Rumeur de toutes choses, Paris, J. Corti, 2007.
  • Comme un léger sommeil, Paris, José Corti, 2009.
  • De l’un à l’autre (dans la compagnie d’artistes amis), Genève, La Baconnière/Arts, 2010.
  • Muettes émergences, Paris, José Corti, 2011.
  • Entailles, Paris, José Corti, 2014.
  • Dans la lumière sourde de ce jardin, Paris, José Corti, 2016.
  • La nuit moins profonde, Renens, Editions Empreintes, 2021
  • Battre le briquet, Paris, José Corti, 2018.
  • En bref, paysage, Paris, José Corti, 2021.

Page proposée par Françoise Delorme
Crédit photo : ÉDITIONS JOSÉ CORTI


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