Par son titre insolite, le dernier recueil de Pierre Dhainaut accorde un rôle très précis à la « porte » : celui de s’ouvrir devant une autre. Marcher de porte en porte, tel est, depuis Terre des voix (Rougerie, 1985), le vœu secret du poète, clairement formulé plus tard, dans Entrées des échanges : « […] devant la porte / il n’y a que des portes. » (Arfuyen, 2005) De fait, l’amoureux de l’air et des seuils nous rappelle ici que, dans sa propre Genèse, avant la Chute, « Il y eut un ciel ». Ce tout premier vers annonce une descente aux enfers, l’emprisonnement durable dans un corps d’abord sanglé, lors d’une hospitalisation : « mais le peu de lumière, / les mouettes / l’ont dévoré. » Au moment où le poète reprend la plume, il s’agit de « tout réapprendre », nous confie-t-il dans sa postface. Mais comment des « paroles » peuvent-elles, à « elles seules », permettre d’« arracher / les verrous » ? Comment de simples mots pourraient-ils se transformer en portes ?
Pour répondre, il faut d’abord évoquer la structure de l’ensemble. « Toute porte est un temple », écrivait Pierre Dhainaut dans Le Don des souffles (Rougerie, 1991), avant d’intituler un autre recueil Passage par le chœur (La Bartavelle, 1996). C’est dire que la porte ne doit pas se contenter de délivrer le prisonnier : elle le fait renaître dans un autre monde. Or, dans ce livre, les vers sont si brefs que leur érection les rend semblables à des colonnes ; « retirer » des « phrases », n’est-ce pas sacraliser le mot et ce qu’il désigne ? Sur le seuil de ce portique sacré, le poète s’apprête à franchir trois portes, sous l’aspect de sections respectivement intitulées « À la merci du cœur », « Verticales d’instants » et « Lexique revisité ». Cette composition trace une voie possible vers le royaume des vivants : le « cœur » est offert pour que triomphe le « nous », les « instants » sont les piliers d’un sanctuaire et le « Lexique » favorise les « Premiers / échanges », à l’aube des rencontres.
Il faut ensuite mentionner les portes (ou ponts) entre les vers : la triple anaphore du début, tout en relevant l’enfermement (« Il y eut un ciel […] // il y eut un plafond […] // il y eut ces pages »), l’atténue en reliant les trois strophes inaugurales pour faire des pages du livre, même « grises, tremblantes », les dépositaires du ciel initial. À des portes ressemblent aussi, plus simplement, les multiples répétitions : « […] le temps / a le temps / de tomber » ; « des murs / ou des murs, / des nuits surtout. » ; « le cœur bat, le cœur / bat, le cœur. » ; « Personne / au-dehors, / au-dedans, / puis de nouveau / dehors. » Le poète pousse un mot devant lui, puis le même, légèrement décalé (par une conjonction, une virgule, un adverbe ou une autre place occupée dans le vers suivant), comme il ouvrirait une porte, puis une autre... J’y vois une manière d’exorcisme ; Pierre Dhainaut élabore une résonance qui agite l’air, créant du lien et du passage, un sésame dont la puissance se démultiplie : « Cathéter, cathéter, / cathéter… trois fois / trois syllabes, / trois semaines / d’ici bas. » Cette incantation claire ébranle les profondeurs pour qu’en jaillisse une trappe.
Ainsi redit, le mot reçoit peu à peu le germe d’une éclosion sémantique. La vibration sonore s’associe à un sens inédit : « L’or de « porte » / ou de « corde » / s’éteint / si on n’écoute / qu’avec l’oreille. » ; « Mort, horizon, / être équitable / et mettre en valeur / la sonorité / commune » ; « patiente, / l’attente / d’une parole » ; « Océan / sous le masque / à oxygène »… Cette palpitation aimante alors des termes qui élargissent le temps et l’espace, au carrefour d’un chiasme (« laisser leurs noms / venir, ouvrir / nos lèvres ») ou dans le simple élan du souffle (« pour que la voix / ne soit présente / qu’en sa respiration »), soutenu par des adverbes de quantité ou d’intensité : « tellement plus / que des images », « Beaucoup de neige / en la mémoire », « et quoi / de plus ? » ; « à la rencontre / encore. »
Plus le recueil progresse, plus il ouvre les portes : « Clôture / de ciment / […] / une pie / sautille / en tous sens. » Il quitte les couloirs de l’hôpital et les « Murs […] vacillent » grâce au vol d’oiseaux « invisibles », dans l’« embellie » des « jonquilles de mars ». Le « bord » des « pages » se libère des contours, comme ces « dunes » où « l’air / se ranime. » Le désir sinueux, insatiable, ressuscite dans l’écho persistant des « syllabes » : « Soif / et source / et soif / et source… » Faisant tourner les mots sur leurs gonds, laissant jouer, tour à tour, leur bruissement, leur lumière (« Un chant / de grive / ruisselle / ou rutile »), le poète sent que sonne l’heure « de la porte / en joie » : « Tant / de passages, / la marche / du seuil / si bleue ». C’est finalement « la gorge » qui se découvre porte suprême : « Le livre, / la gorge, / tout se dénoue », offrant l’accès à l’univers entier, avec ses vers amples et son regard d’enfant, dans la deuxième partie nommée Quatre éléments plus un. Ces cinq éléments sont l’eau « débordante », l’air « libre », le feu qui rassemble « l’espace », la terre touchée dans un « élan », et puis… la poésie, toujours nouvelle, ravivant notre manière de revenir au monde :
« Devant ce feu, écrire un poème
Qui aurait sa place, et nous la nôtre :
[…]
à l’entrée d’une œuvre inconnue. »
Sabine Dewulf
Pierre Dhainaut, Une porte après l’autre après l’autre, suivi de Quatre éléments plus un, éditions Faï fioc, 2020.