Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Pierre Garnier

jeudi 14 janvier 2021, par Cécile Guivarch

Pierre Garnier, né le 9 janvier 1928 à Amiens et mort le 1er février 2014 à Saisseval, a commencé son œuvre de poète sous l’influence de l’École de Rochefort. Il fut, avec son épouse Ilse, l’un des inventeurs du spatialisme en poésie. Il écrivit en 1968 Spatialisme et poésie concrète (Gallimard, 1968), qui joint texte théorique et anthologie. Il dirigea la revue Les Lettres (éditions André Silvaire) qui associait différents mouvements d’exploration et de renouvellement de la poésie : poésies visuelles, phonétiques, phoniques, concrètes, sémantiques… Il était ainsi en contact avec des poèmes du monde entier, du Japon au Brésil. Il participa également, dans les années 1970, au renouveau de la poésie en langue picarde. Parallèlement à ses activités de poète spatialiste, il ne cessa pas d’écrire des poèmes qu’il disait linéaires.

Pierre Garnier à Saisseval le 9 février 2011.
(photo de Philippe Blondeau)

Extraits de Perpetuum mobile, L’herbe qui tremble, 2020. p.22, 25, 39, 71 et 112.
(Perpetuum mobile fut d’abord publié par Gallimard en 1968. L’herbe qui tremble a complété le volume par d’autres poèmes, en grande partie inédits.)

Le poème ?

Est-ce moi, ombre chinoise,
qui fais ces gestes minuscules derrière l’écran ?

*

Soudain la pointe sèche du compas
transperce
un animal qui tente d’abord de fuir
mais fixé au sol
il se met à hurler
pendant que l’autre pointe
s’éloignant rapidement
trace un cercle sur la mer.

*

L’oiseau
se consume
en oiseau.

Il y a des cris dans le ciel.

*

Elle garde le plus longtemps le feu.

Elle reste au plus froid de l’hiver
le fruit le plus doux de l’été.

*

La mer remplace le sang
La falaise les os
La lune le cerveau
Le soleil le cœur

Mon corps est paysage
D’année en année plus voyant.

Extrait de Une mort toujours enceinte, Corps puce, 1996. p.50-51

nous les enfants de la guerre
nous avons vécu dans des décombres minuscules
la maison tombée dans le trou de cave
ça faisait un nid d’oiseau

on couchait à la belle étoile
visités par des chiens dont il ne restait que les âmes

dans un corps de brindilles et d’étoiles

nous avons vécu dans des villes
plus petites que vos villages

notre sang faisait l’escargot autour du cœur
notre mémoire resta minuscule

le rouge-gorge le petit voyou des haies
je l’ai vu en premier dans les ruines
il chantait ecce homo
et je répliquai en le regardant ecce homo

l’enfant lui serre ses livres son petit univers
dans son cartable
et il court à la maison

Extraits de (Louanges), L’herbe qui tremble, 2013.

« Les poèmes de la célébration »

  • « La forêt », p.14-15

on ne peut pas dire
que les arbres sont immobiles
ils marchent avec les jours,
les semaines, les saisons, les siècles...

les hommes disent  : «  les eaux sont claires  »
ils devraient dire  :
«  les eaux pensent clair.  »
les arbres arrivent doucement
sur nous –
puis nous marchons dans l’arbre  :
le pays des collines

ces chemins longs
sortis des printemps d’autrefois

c’est l’image du 1
même du A
– à partir d’avril on voit le O
se former dans les branches
au printemps l’arbre démarre
pour une longue promenade.

l’arbre s’en va au printemps
pour une longue promenade

l’arbre s’élève
jusqu’aux feuilles
il a de l’oiseau en lui

- « La terre », p.21 et 27
 

 

- « La Somme », p.85-86

Ce fil tendu entre sa source et la mer
– sinueux parfois – c’est la vie  :
elle fait là, dans les criques,
des poèmes, des tableaux, des concerts

la carpe est immobile sur le fond
l’enfant pense qu’il n’y a que la surface de la rivière qui coule

il regarde le pêcheur
qui enfonce son hameçon
dans le dos d’un vif –
encore un crucifié, pense l’enfant

le goujon le vif
identique à la Somme

la tête vers la source, la queue vers la baie,
parfois lent parfois rapide
nageant droit, faisant des cercles
– presque transparent

accroché, crucifié, dévoré
parfois gai aussi sur le bord clair
le vif

les poissons sont magnifiquement attachés à la source
on les voit, comme des poètes, nager à contre-courant
les vairons par exemple,
avec cette petite roue de mots poétiques
autour de leur bouche –
ils font face

Extraits de Le Sable Doux, L’herbe qui tremble, 2015.

« Notes sur la mer », p.45-46

ces filets ressemblent à la mer

la mer baigne les îles
et les étoiles

du Crotoy on voyait les lumières
de St-Valery –
elles ressemblent aux constellations

il pouvait tenir le monde
dans sa main d’écolier

cette écriture née sur la plage
– dans les plus minces filet d’eau

les crevettes
– on les regardait –
on ne croyait pas à la réalité  :
elles n’étaient qu’un peu d’ombre dans la
transparence

les crevettes – les mots

les mots qui bougent à peine dans
l’immobilité de la plage

la mer toujours fait signe

c’est au bord de la mer
au retour des pêcheurs,
que moi, enfant,
je compris le mieux l’humanité

« Le sable doux » p.74, 135 et 184

 

 

 

« Poèmes de Saisseval », p.291-292

Ce paysage de basses collines
arrondies
        parce que le temps s’y montre un peu

(le temps se lève à peine au-dessus de l’espace,
travaille en nous dans les arbres)

sur les étangs plats passe
le temps qu’il fait

je mourrai  : rien ne sera changé
ni les talus ni les noisetiers
ni cette géographie légèrement histoire

ces oiseaux, ces arbres
qui ne nous doivent rien
que nous n’avons jamais aidés
qui ont créé leurs civilisations
seuls –
que nous n’inscrivons ni dans nos histoires
ni dans nos géographies

souvent, à la sortie du village,
je rencontre l’homme désert, solitaire, triste
d’aujourd’hui

plus loin, au-delà du no man’s land,
ce qui reste du paradis
ses chants et ses meurtres

on croise encore dans le village
des paysans du Moyen Âge  : la pluie
et le beau temps
occultent pour eux les nouvelles du monde

*

p.304-305

Saisseval est un village qui se suffit,
assez d’espace, assez de temps,
son histoire aussi brouillée que la préhistoire
– on ne sait pas –

mais les étoiles sont très proches

la journée a vingt-quatre heures, dit l’instituteur
vingt-quatre colonnes, pense l’enfant

l’oncle Pierre le jardinier me montrait quand j’étais enfant
des corolles colorées et légères
«  Ce sont des cosmos  » disait-il
me confirmant, sans le savoir,
le nombre innombrable des mondes

soudain le rouge-gorge apparaît
rouge et noir un cœur
au bord du buisson
– et il se met à chanter
coincé comme moi
entre ces deux montagnes
la Naissance et la Mort

Extrait de Ilse & Pierre Garnier, Carlfriedrich Claus, Une amitié de lettres, L’herbe qui tremble, 2019.

p.172 :

PIERRES (extrait), printemps 1964

X

Enterrez-moi dans un filet de pierres
parmi les couteaux et les dents
et qu’au-dessus de moi stagne le chant de l’alouette.

Que faisions-nous à mi-hauteur de notre montagne ?
Nous qui ne fûmes jamais à l’écoute de notre propre langue
mais d’une autre langue qui nous parvenait par à-coups comme le vent et les éclairs
nous dont les poèmes furent les créations des étoiles, du lézard et de la fougère

là-bas les eaux coulent sous leur chant
là-bas les hommes dorment allongés ports et océans

mais ici, sous les miroirs des tombes,
petites barques aux mâts brefs
les morts sont couchés sur la porte de la mort et n’entrent pas.

Ne m’enterrez pas profond
mais en fine lingerie de racines
pour que mon sang serve à la plante et non à la philosophie
pour que mon cœur serve à la primevère
et non à la religion
pour que mon crâne serve à la musareigne
et non à la politique
pour que mon corps fasse de la nature et non de l’art,

et que mon cœur scellé
soit une bouée dans les herbes

et que ce corps se défasse peu à peu
dans les faits-divers si reposants de cette terre.


BIBLIOGRAPHIE sélective (éditions récentes)

  • Une mort toujours enceinte, Corps puce, 1996.
  • Heureux les oiseaux, ils vont avec la lumière, Les Vanneaux, 2005.
  • Ce monde qui était deux, Les Vanneaux, 2006.
  • La vie est un songe, L’Abreuvoir/Les Vanneaux, 2008.
  • Merveilles, L’herbe qui tremble, 2012.
  • Depuis qu’il n’y a plus de papillons, L’herbe qui tremble, 2012.
  • (Louanges), L’herbe qui tremble, 2013.
  • Le Sable Doux, L’herbe qui tremble, 2015.
  • points, lignes, soleils, anthologie 1984-2013, Héros-limite, 2017.
  • Perpetuum mobile, L’herbe qui tremble, 2020.

Correspondance :

  • Pierre et Ilse Garnier, Japon (correspondance avec des poètes japonais) - Textes choisis, établis et présentés par Marianne Simon-Oikawa :
    vol.1 : Les échanges, préface de Giovanni Fontana – vol.2 : À Saisseval, préface de Francis Édeline, L’herbe qui tremble, 2016.
  • Ilse & Pierre Garnier, Carlfriedrich Claus, Une amitié de lettres. Choix de lettres, traduction, notes, édition établie sous la direction de Violette Garnier. L’herbe qui tremble, 2019.

Sur Pierre Garnier :

  • Pierre Garnier, poète spatial et linéaire, Ouvrage collectif sous la direction de Martial Lengellé et Jean Foucault, Corps Puce, 2011.

Page établie par Isabelle Lévesque


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