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Pourquoi l’oiseau, de Pierre Garnier, par Isabelle Lévesque

jeudi 5 mai 2022, par Cécile Guivarch

Pierre Garnier, Pourquoi l’oiseau
préface de Pierre Dhainaut, postface de Myriam Sunnen
L’herbe qui tremble, 2022 – 644 pages, 30 €
Pourquoi l’oiseau (lherbequitremble.fr)

 

Pierre Garnier (1928-2014) créateur et théoricien du mouvement international du spatialisme en poésie composa également de nombreux poèmes linéaires.
Cette anthologie rassemble des chroniques publiées dans Le Journal des oiseaux (de 1976 à 1989) ainsi que des poèmes (de 1966 à 2004) dont la thématique, les oiseaux, signe la cohérence et la dynamique.

Ozieux (poèmes spatiaux en langue picarde)
manuscrit de 1966
« Yobe » (« épervier » en picard)

Le Journal des oiseaux (1976-1989)

Juin-juillet 1978

Chaque jour je bats la campagne avec mon chien ; ce matin encore j’ai constaté que des buissons le long du chemin avaient disparu, coupés, brûlés. La radio n’est que lamentations sur la marée noire en Bretagne, des milliers et des milliers d’oiseaux morts sans parler des animaux marins. J’ai pris, voici quelques jours, dans un champ, une poignée de terre ; stupéfiant ! j’avais dans la main une espèce de cadavre de la terre – elle naguère encore vivante – on sentait l’humus vivre sur la paume – cette fois-ci j’avais dans la main une espèce de cendre de chimie – la terre écrasée par les énormes machines, tuée par les pesticides et les engrais, clinicisée – que reste-t-il d’elle qui fut si vivante de milliards d’êtres microscopiques. Enfant, quand j’avais un peu de terre dans la main, j’avais l’impression de tenir un monde – et là ce n’était plus que de la cendre comme ce qui reste après un feu – mais alors où est la flamme ?
En vérité nous assistons à la mort d’une culture et d’une civilisation, je veux dire celle de la terre, de la flore, de la faune et de ce qu’il y a de terre, de flore, de faune en nous. Ce n’était pas rien que cette culture et cette civilisation qui, par des millions d’années, avait mené au terrier du lapin, aux cités des castors, aux nids et aux chants des oiseaux, au nombre infini des coutumes, à la frange de liberté que se ménageait chaque individu qu’il soit ver de terre ou merle, paon ou renard, papillon ou homme, ce n’était pas rien que cette organisation de la vie. Aujourd’hui, une fourmilière à la grandeur de la planète est sur le point de se scléroser. Déjà elle s’appesantit. Les hommes-insectes qui l’habitent ont toujours fait les importants. Nous aussi nous fûmes, disent les oiseaux, et vous aussi dans peu de temps, vous aurez été.
Ce matin aussi, cependant, j’ai vu un busard. Tiens, il y en a donc encore – ils sont encore là – alors il y a encore de l’espoir. Bien curieuse époque où l’espoir renaît quand on aperçoit un faucon crécerelle ou un busard. Tiens, il y en a encore dans les bois, dans les marais. Ils résistent donc. Et on se sent rassuré. On oublie qu’eux aussi portent la mort, mais cette mort-là ne se compare pas à la mort mazoutée des côtes bretonnes ni à la poignée de Sahara que j’avais dans la main. On se dit : il y a encore des rapaces, alors il y a de l’espoir pour les baleines, pour les phoques, pour nous, peut-être y a-t-il encore de l’espace pour l’âme, le cœur et l’esprit. L’infini échec de l’amour vous paraît alors secouru par l’infini échec de la haine. Ce matin, le soleil a bousculé un nuage, sa lumière est venue jusque sur mon chemin, que savoir encore ? Je ne savais plus si je marchais dans la lumière naturelle du soleil – ou dans une lumière venue d’ailleurs – celle du soleil spirituel. En ce jour, il y a de l’espoir. Il y a encore de l’espoir.

Jour de Pâques 1978

 

*

 

Octobre 1984

Les mots sont des oiseaux. Les oiseaux sont des mots. Je souhaite qu’il y ait des ornithopoètes comme il y a des ornithologues ; l’époque du tout-un-peu en poésie semble passée ; être ornithopoète c’est sacrifier son existence pour exister en ornithopoésie ; desserrer l’emprise de l’ornithologue ; rendre l’oiseau au domaine qui est le sien, celui de la poésie.
S’ouvre le temps de poètes spécialistes, ornithopoètes, astropoètes, phyllopoètes, archéopoètes, vulcanopoètes, etc. À chaque science correspond une poésie. Rééquilibrage. Autre conception de l’art poétique.
Le monde des oiseaux est autre dans sa représentation que le monde des insectes ; le monde des insectes et des oiseaux est autre dans sa représentation que le monde des hommes. Multiplication des mondes, des possibles, des libertés.
Le moment du détachement de l’homme approche pour l’homme. L’homme sort de l’homme pour se placer au centre du vide, parmi les espèces, parmi les espaces.
Les mots sont des oiseaux ; les oiseaux sont des mots ; Les mots sont migrateurs ; les mots couvrent d’autres mots ; les mots volent ; les mots campent vers le nord – vers le sud. Constellations ; à l’ouest comme à l’est, au sud comme au nord les mots suivent les étoiles. Nous sommes au monde avec toutes les créatures. C’est Noël ; la poésie est infinie ; la crèche est infinie ; ornithopoèmes, astropoèmes.

Ozieux 2
(Nords – Textes, Ottignies, 1976)
« Coq »

Poésie spatiale
septembre 2006

 

 

 

 

Les Oiseaux
vol.1 et 2
L’Attente, 2000

 

 

 

A vécu la disparition des bouvreuils
octobre 1999

le vieil être va mourir ; il se demande ce qu’on va écrire sur sa tombe :

« A vécu la disparition des bouvreuils. »

*

le vieil être pleure – il s’assied plusieurs fois dans la neige
avec dans ses bras
dans les longs jours de ses bras,
le corps du bouvreuil
tué par les chasseurs

*

l’enfant et le vieil être regardent le feu
et la bûche qui meurent ensemble

c’est microscopique la mort

*

mourir c’est facile,
on n’a plus de montagne devant
et c’est tant mieux
– plus de collines et c’est dommage

*

plus d’hommes devant
et c’est tant mieux
plus de bouvreuils et c’est dommage

Les oiseaux chantent l’éternité
Madrid, Ediciones del Hebreo Errante, 2004

 

 

© Violette Garnier pour les écrits et les œuvres de Pierre Garnier
& L’herbe qui tremble pour la présente édition de Pourquoi l’oiseau (2022).

BIBLIOGRAPHIE sélective (éditions récentes)

  • Une mort toujours enceinte, Corps puce, 1996.
  • Heureux les oiseaux, ils vont avec la lumière, Les Vanneaux, 2005.
  • Ce monde qui était deux, Les Vanneaux, 2006.
  • La vie est un songe, L’Abreuvoir/Les Vanneaux, 2008.
  • Merveilles, L’herbe qui tremble, 2012.
  • Depuis qu’il n’y a plus de papillons, L’herbe qui tremble, 2012.
  • (Louanges), L’herbe qui tremble, 2013.
  • Le Sable Doux, L’herbe qui tremble, 2015.
  • points, lignes, soleils, anthologie 1984-2013, Héros-limite, 2017.
  • Perpetuum mobile, L’herbe qui tremble, 2020.

Correspondance :

  • Pierre et Ilse Garnier, Japon (correspondance avec des poètes japonais) - Textes choisis, établis et présentés par Marianne Simon-Oikawa :
    vol.1 : Les échanges, préface de Giovanni Fontana – vol.2 : À Saisseval, préface de Francis Édeline,
    L’herbe qui tremble, 2016.
  • Ilse & Pierre Garnier, Carlfriedrich Claus, Une amitié de lettres. Choix de lettres, traduction, notes, édition établie sous la direction de Violette Garnier. L’herbe qui tremble, 2019.

Sur Pierre Garnier :

  • Pierre Garnier, poète spatial et linéaire, Ouvrage collectif sous la direction de Martial Lengellé et Jean Foucault, Corps Puce, 2011.

Page établie par Isabelle Lévesque.


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