Extraits Dans les mouvements
Aléas
Ce que vous avez cru voir – nager dans les récits. Il s’allonge près du rivage, il joue avec ses osselets. Bruits tordus du vent – il y a une scène – une action se déroulant dans tel décor. Les osselets tombent au milieu des cailloux. Le vent repousse la scène, les vagues. Autres scènes, paysages, natures mortes. Un seul jour, le poids est le même, l’air est fuyant, des herbes sèchent au ras des chutes de pierre et rien ne se retient, rien ne vient jusqu’à nous. Une seule phrase rejoue n’importe quelle phrase.
Dire
Il avait dit je vous écrirai matisse et ce serait vous toucher. C’était le début d’un autre paragraphe. Le peu d’imaginaire s’installait sur une seule ligne. Ce qu’il retrouverait de ce qu’il disait.
Il avait dit je vous écrirai sans vous parler beaucoup, ce qui sera interminable. Il n’ira pas jusqu’aux spectres. Les muscles se fixent sur quelques lignes, forment ce qu’il disait.
Sans souvenir, disait-il, de moi ou de qui que ce soit je déborderai sur vous. Ce visage sera le déplacement du temps, de son absence, le fantôme affiché, il le lui avait dit.
Il avait dit dans chaque fragment chaque fragment sera le retour dans les yeux. Et vous poserez pourtant une distance que je ne comblerai pas disait-il. Il disait vous le savez et l’ignorez de même.
Serrure
Montrer une serrure. Défaire le boîtier. Montrer l’intérieur, mécanismes, ressorts. Démonter la serrure. Étaler chacune des pièces sur l’établi. Détailler chacune des pièces. Les graisser. Une serrure, de celles que l’on fabriquait au début d’un autre siècle. L’odeur monte dans la chaleur. Il se passe la main sur le front, en pensant monde, déballage. Pensant cela et regardant ce qui était écrit : jusqu’à quand, écrit dans une représentation antérieure.
Apprendre le nom des outils, c’était la première tâche. Connaître les mots de passe.
Ce n’était pas de parler qu’il s’agissait, ni de dire, ni de conter. La langue devait s’arranger, être lente, franchir les bruits, plier les abris. Ne pas se faire reconnaître. Ni accepter.
Après-midi
Compter les lignes en début d’après-midi. Il s’est assis face au soleil. La chaleur forte détend, retend les muscles et nerfs. Les yeux seuls cherchent les lignes qui soutiennent ce qui est posé devant lui, puis reviennent le long de la peau. La tentation de l’immobilité.
L’enchevêtrement forme des strates - en apparence. Les pointes du soleil les calcifient. Les pousses des plantes les remanient. Le vent pose d’autres conditions. Le mulot ferme les issues.
Dans l’arbre, à mi-hauteur, partent quatre ou cinq branches, en grand désordre. Une musique se propage depuis le fond de la terrasse. La lumière est très haute. Branches, découpages, l’orientation perd tout sens. La lumière est si haute. Il trace les nœuds des arbres sur des plaques transparentes. Il les trace dans l’espace entre l’arbre et lui-même. Plaques légères qui peu à peu s’incurvent, ondulent dans l’humidité de l’air. La pluie arrive, une brève averse inclinée. La musique reprend. Elle a dépassé l’harmonie et la dissonance. Elle répond aux plaques imprévisibles.
Sous peu de vent
Nous y étions à peine. D’être ainsi ajoutait d’autres systèmes, feux d’artifice, portails et chiens. Non. Ne pas gratter l’écorce, les insectes dérailleraient. C’est un après-midi. Il se lève, c’est la chaleur, ce sont les parfums. Un peu de vent tourne à l’autre bout du village. L’herbe coupée ne reprend rien. Mais les aiguilles de pin assiègent je ne sais quoi. Une chaîne. Un câble. La mer là-bas, la lumière dans l’isolement. Et rien d’autre.
Le ruisseau
Le ruisseau est presque à sec. Les pierres sont lisses fièrement. Les branches de noisetier laissent passer des cliquets lumineux. Le peu d’eau détoure discrètement les cailloux. Le sable se tient sans peine. Tout semble de peu de poids.
Nous nous appuyons sur le parapet du pont. Une barre de fer entre deux poteaux. L’un, légèrement descellé, penche un peu. Le tout pourrait basculer. Un lézard file dans une fissure du béton, le recouvrement du pont.
La lenteur des débuts d’après-midi sous les feuilles figées de soleil - du regard nous la collons contre la barre, le garde-fou. Mais très vite nos yeux se perdent entre les cimes et les rayons, leurs lignes nouées de chaleur.
Le bout du champ
L’image sur l’écran dévie. Il sort de là même si ce n’est qu’une transition. Vous poussiez l’épreuve de l’espace. Derrière le store, il y avait le parc, le fleuve, mais plus de place ni pour mémoire, ni pour oubli, une succession de toits, terrasses, uniformément écrasés parce qu’ils se perdaient dans leurs reflets. Il disait, je parle, ce qui est inaudible. Une seule parole, et le lieu restreint s’excluait. Ce n’est rien et ce ne sera rien qu’un mouvement, une tension qui retournera dans une forme antérieure, un matisse qu’il ira chercher pour offrir la couleur et la forcer de grandir, de s’incarner, ambiguë. L’écrire et pas d’histoires de revenants de loin, de cachettes, d’appareils de commerce. Il laisse la poussière, si vous voulez prononcer la peau et l’air, sur les joues, les pieds, si vous voulez l’immobilité ou si vous voulez défaire le rythme d’un saisissement jusqu’à la source au bout du champ. Boire, les images hors de place, aimaient-ils la musique, les images dans la marche, et jamais. Jamais qu’il laissait en échange d’une fausse identité. Nous ne serons pas davantage, ne parlerons pas davantage.
Des yeux
Il écrit des yeux, du dessin de leurs yeux. Une page terrible, il l’a vue. Terrible veut dire renversante, fendue. Il l’a suivie jusqu’à la ligne nue, le signe de pollen incrusté dans le trait. Mais, fondante, la ligne distrait tout signe, l’enveloppe, l’avale.
Des yeux il ne distingue de l’ovale que la pointe, qui l’illumine. Ou brûle sans cesse dans tous ses points.
Ceci fut un couloir, un conduit, un échange.Nous ne donnerons pas plus. Nous nous avouerons vaincus.
Une échancrure dérange le bas de la page. Du fauteuil où il est assis, il regarde les toits par la fenêtre et plutôt le ciel et les nuages que les toits et plutôt ce souffle qui déforme les nuages étrangers. Il déplace son regard, il est en face d’elle, il mesure son front et ses messages, le menton et le silence, les yeux qui prennent à l’autre monde. Et se forme une échancrure dans le bas de la page, elle ouvre sur les gorges d’où nous parlions, les langues qui remuent dans ce bas de la page.
Traversée
Une sorte de mots dont nous ferons mouvements, une suite mal ordonnée dont nous sortirons vivants… Commence, il est tard, le bruit monte – commence, le compte des papiers, lâche la prise de la main gauche.
Parce que s’égrènent les décors, les images semées, et toutes choses plus tendues, plus ardues – la grille et la bonne terre, les pommes et pissenlits – nous ne savons plus où nos vies se livrent.
Déplacements des pièces du jeu – nous nous imprégnons des schémas. Éclats au milieu d’une forêt, éclatements des pneus, éclairs en bout de vallée, et puis le tour, les tours, détours des petites collines tombantes, les cercles cassés, quels désordres d’un matin à l’autre – nous n’y serons pas plus.
Entretien avec Clara Regy
Quelle place occupe l’écriture dans votre vie quotidienne ? Que cela devienne « objet », c’est-à-dire « livre » est-ce important ?
Quelle place, je ne sais pas trop. Je peux rester des semaines, des mois sans écrire.
Que cela devienne un livre, j’y pense dès que je commence à écrire. C’est une recherche, un horizon. Le livre, en-dehors des miens, me semble l’objet opportun, la forme opportune pour recevoir et transmettre l’écrit. Et il est aussi un objet d’errance. Mais c’est une longue histoire...Les textes présentés ici, semblent s’inspirer d’une succession d’images et donnent à lire des morceaux de vie lucides, parfois inquiets, un regard sur « les choses » immenses ou minuscules... Est-ce ainsi, par cette observation minutieuse et « intéressée », que vos textes se construisent ?
Observations, contemplations, mais sans intention, sans notes, qui s’intègrent dans les processus mentaux, et qui des circulations, ondulations du mental peuvent revenir par la langue dans le texte, modifiées, déformées par lesdits processus. Des réminiscences, des retours, réapparitions de fragments que l’écriture démonte ou remonte en assemblages, en tissage de langage. Des phrases qui cherchent, essaient des mouvements, des écoulements de la réalité et vers la réalité.
Ou quelque chose comme ça...Certains auteurs (poètes ou non) ont-ils marqué votre vie ? Ou peut-être préférez-vous évoquer de récentes découvertes…
Quelques lectures, relectures récentes : « La poésie entière est préposition » de Claude Royet-Journoud, « Filet » de Marc Cholodenko, « L’Insuivant » de Lyn Hejinian, « La lueur des jours » de Jean Grosjean, « Minima moralia » d’Adorno,...
Question subsidiaire, si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
Je ne sais pas trop ce que c’est, la poésie...
Rémi Froger
Né en 1956
Auteur de :
- Poursuites, Tarabuste, 2023
- planches, P.O.L, 2016
- quelque chose de lisible, Contre-mur, 2013
- reliefs, lnk, 2011
- regarde ça, P.O.L, 2011
- lignes de dérivation, ed. de l’Attente, 2009
- des prises de vues, P.O.L, 2008
- Transferts, Triages / Tarabuste, 2008
- Routes, repérages, publie.net, 2008
- Je continue, Passages, 2008
- chutes, essais, trafics, P.O.L, 2003
- Échelles, Tarabuste, 2000
- Rémi Froger peintures et revêtements, Carte blanche, 1999
- Des fétus, des noms, Cahiers du Confluent, 1983
- Les Bruits qui meurent, Le Dé bleu, 1980