Cécile : Chère Anne Le Maître, tu peins, tu écris, tu marches. Tu vois, tu t’émerveilles, tu es en plein dans la vie. Tu vois la vie dans la moindre petite fleur, dans un paysage de montagne, dans les petites bêtes. Qu’apportent la marche et le dehors à ta peinture, à ton écriture, à ton dedans ? Et comment tout cela parvient-il à s’entremêler à ton quotidien ?
Anne : J’ai l’impression que le réel sans cesse me convoque, me requiert. Tout ce qui demande à être regardé, écouté ! C’est à la fois pour moi un mouvement d’émerveillement et, véritablement, une invitation – plus encore : une convocation - à la rencontre. Je ne sais comment l’exprimer mieux que cela.
Il serait inimaginable de ne pas répondre à cette sollicitation, alors je ne peux que « faire avec », et faire du mieux que je peux.
L’expression qui me vient le plus souvent, quand je pense à ce ma pratique littéraire et artistique, c’est « porter parole » : véritablement c’est de cela qu’il s’agit pour moi. Je sais bien que rien n’a besoin de moi, que je ne suis indispensable à aucun pissenlit, à aucune rose trémière, à aucune mésange. Mais puisqu’il m’est proposé d’être un peu plus consciente que la moyenne des gens de leur présence, de leur « être-là », je n’imagine pas de ne pas en rendre compte. C’est peut-être d’ailleurs une définition (parmi d’autres) de la poésie.
Je dirais que d’une certaine manière, j’ai organisé au fil du temps ma vie et mon quotidien autour de cette écoute. Tâchant d’y laisser de grandes plages de silence, comme on laisserait des friches entre les champs cultivés pour voir ce qui peut y pousser. C’est une lutte sans cesse renouvelée tant le quotidien bruyant, accéléré, tente toujours de vous recouvrir. Mais j’ai cette chance que très vite, si je n’ai pas ces friches et ces silences, je ne vais plus bien du tout. Il y a un signal intérieur qu’il s’agit d’écouter, lui aussi.
Le dit des Passeroses
Cécile : Es-tu d’abord venue à l’écriture ou à l’aquarelle ? Ou l’inverse ? Ou peut-être est-ce que peindre-écrire est indissociable pour toi (ou l’est devenu au fil du temps) ? Et en quoi le serait-il ?
Anne : Je crois que les deux mouvements du dessin et de l’écriture me sont venus dès l’enfance, sans pour autant être liés a priori, d’ailleurs. Le goût des mots, du jeu qu’ils permettent et de la force qu’ils recèlent fait très certainement partie de mon héritage familial. Très tôt (je n’avais pas sept ans, je crois) j’ai décidé d’être « écrivain », quoi que cela puisse signifier pour une petite fille de cet âge-là. Les mots, les phrases et leur rythme m’ont toujours paru un trésor, transmis par le goût qu’en avaient mes parents, qui très tôt nous ont lu de la poésie et de beaux textes.
Quant au dessin, notamment l’aquarelle avec sa fluidité et son sens de la lumière, cela a tout d’abord été l’occasion d’un moment de repos et de silence. Je suis quelqu’un d’assez hyperactif, plutôt angoissée, également, et le tête-à-tête avec la feuille de papier m’apaise de façon incroyable.
De ce fait, je pense qu’au fil du temps, la pratique de la peinture m’a permis d’approfondir ce besoin de silence dans lequel les mots pouvaient venir. C’est tout un écosystème auquel contribue également la marche, et notamment la marche en solitaire, pour moi particulièrement liée à l’écriture. Et quelle chance d’avoir la possibilité de saisir quelque chose du monde par les couleurs quand je ne peux pas l’attraper par les mots, et inversement.
La pratique du carnet de voyage, que je publie et que j’enseigne, est pour moi d’abord cela : une manière d’être au monde – j’ai écrit un petit opus à ce sujet [1].
Extrait d’un carnet provence
Cécile : Quelle vision du monde as-tu lorsque tu peins ? Et lorsque tu écris ? Penses-tu le percevoir de manière différente grâce à la création ?
Anne : Je suis tout à fait persuadée que le fait de créer change totalement la manière de regarder le monde. Je me sens « en prise » avec ce qui m’entoure. Et, comme je l’ai dit plus haut, le geste créateur (texte ou image) vient toujours pour moi d’un appel. Donc peindre m’apprend à regarder ce qu’Hokusaï appelait « les dix mille choses » qui nous cernent, chacune méritant notre attention.
Quant à l’écriture, bien que cela ne se passe pas de la même manière, il y a une manière de faire silence en soi, de se mettre un peu en retrait afin de laisser place à autre chose, à ce qui éventuellement demande à être exprimé. Donc peindre c’est regarder et parler c’est d’abord se taire : Dans les deux cas il s’agit d’une école de l’humilité, et dans les deux cas, je me sens comme une médiatrice, une traductrice. J’essaie d’accomplir la tâche qui m’est dévolue en honnête artisan.
Soldat au coquelicot
Cécile : Tu illustres par ailleurs des auteurs, par exemple aux éditions des Noyers, comment entres-tu en résonance avec l’univers de ces poètes ? En quoi cela peut nourrir ton propre travail ?
Anne : Le travail d’illustration que je réalise pour l’Atelier des Noyers ainsi que parfois pour la presse est très différent : il est plus léger, d’une certaine manière, car la médiation première revient à celui ou celle dont je vais illustrer les mots. Il s’agit alors de se mettre à l’écoute de la voix particulière qui est celle de l’auteur, et de trouver une façon d’entrer, comme tu le dis, en résonance, mais par petites touches. J’essaie chaque fois de trouver une gamme de couleurs, des pigments, des manières de faire qui soient propres au texte que j’ai entre les mains.
J’ai récemment illustré un texte d’Olivier Delbard, J’ai rêvé Ouessant, pour lequel un travail en touches rapides, à la façon d’un carnet de voyage, me paraissait approprié. Auparavant, j’avais mis en images Chaque aurore te restera première, un texte que m’avait confié Colette Nys-Mazure et qui me semblait traiter de la persistance des souvenirs et de la permanence des choses, de ce qui passe et de ce qui demeure : j’ai posé des dessins à l’encre noire sur des fonds traités à l’aquarelle, manière pour moi de signifier ces temporalités différentes et simultanées qui sont les nôtres. Dans les deux cas, j’avais bien entendu soumis mes essais à l’auteur, de façon à ne pas me retrouver en porte-à-faux.
J’ai rêvé Ouessant
Cécile : Parles-nous de la collection que tu diriges à l’atelier des Noyers et de tes projets d’édition ?
Anne : A l’Atelier des Noyers, jeune maison d’édition bourguignonne qui boucle sa cinquième année d’existence, Claire Delbard m’a confié la collection « Quatre chemins », que nous avons conçue ensemble et qui a ceci de particulier qu’elle permet d’entrer en poésie non plus de façon linéaire – d’une ligne à l’autre et d’une page à la suivante - mais de façon désarticulée. Chaque ouvrage se présente comme un assemblage de deux leporellos (carnets accordéons) dans lesquels textes et images peuvent se rencontrer et se déployer de la façon qu’il plaît au lecteur. On est à la frontière du livre et de l’objet.
C’est un plaisir immense que de diriger une collection : une autre façon de donner naissance à des projets, la possibilité de faire place à des voix singulières et qui me touchent, voire d’emmener quelqu’un là où il ne serait pas forcément allé tout seul.
Nous en avons déjà publié deux : Le dit des Passeroses, que j’ai écrit et illustré, et Impression Japon, carnet de voyage un peu magique, à la limite de l’abstraction, réalisé à quatre mains par Micha Tauber et Cyrille Faivre. Ce printemps 2022 verra la parution de Oser l’insecte, de Jacques Moulin, sur lequel j’ai posé mes pinceaux, et de Souvent le Vent, écrit et mis en images par l’aquarelliste Isabelle Zyskind. Ainsi qu’on peut le deviner à la simple lecture des titres, la collection suit le double fil de la nature et des voyages, ce que confirmeront les titres suivants qui sont déjà en préparation. L’idée est de publier de deux à quatre titres par an.
Le dit des Passeroses
La bataille des coquelicots
Cécile : Tu m’as raconté avoir rencontré Guillevic lorsque tu étais encore une enfant. En quoi cette rencontre a été fondamentale pour toi ? Et aussi, quelle(s) autre(s) rencontre(s) t’ont amenée où tu es aujourd’hui ?
Anne : Il y a des moments fondateurs. Quand j’avais neuf ans, j’ai eu la chance de recevoir un prix de poésie dans le cadre d’un événement organisé à Sens par Hubert Juin. Le prix était remis à quatre mains, excusez du peu, par Guillevic et Pierre Oster. Je me souviens de la rencontre très impressionnante avec ce vieux monsieur aux cheveux longs, de la cohorte d’admirateurs qui l’entourait, lui donnait du « maître » et m’intimidait beaucoup, et de la gentillesse avec laquelle il m’a dédicacé un livre que je lui présentais – La mer en poésie, dans cette merveilleuse collection d’anthologie poétique classée par thèmes que publiait alors Gallimard pour le jeune public, et dont j’étais folle. Je les collectionnais et je les conserve encore non loin de ma table de travail.
Plus tard, les vers de Guillevic m’ont véritablement habitée, notamment ceux de Carnac. Sans que je fasse le lien. Ce n’est qu’assez récemment que j’ai retrouvé ses mots un peu tremblés, posés en marge de quelques strophes de Carnac précisément :
« …Et quand je dis la mer / C’est toujours / A Carnac ».
Mais oui : il y a ça, ce prix de poésie reçu à neuf ans. Et l’idée qu’il s’agit de quelque chose qu’on peut prendre au sérieux et qui vaut la peine qu’on y voue sa vie.
Ensuite il y a eu le choc littéraire et existentiel que fut la lecture de L’Usage du Monde, de Nicolas Bouvier, dont je ne me suis jamais remise. Bouvier inventait un langage neuf pour dire le monde. Ce livre est toujours dans une poche de mon sac à dos.
Enfin, il y aurait (et je sais que je ne suis pas la seule dans ce cas) la rencontre avec le regard si bienveillant de Colette Nys-Mazure, cette façon qu’elle a de vous regarder, de croire en vous. Elle m’a acheté mon premier livre, un carnet de voyage tout ce qu’il y a de plus classique [2] mais dans lequel l’écriture était pour moi le but véritable. Il ne s’agissait pas seulement de raconter, mais de dire. Comme Bouvier avait su le faire ! Elle a su le voir et m’encourager, à sa manière tranquille et souriante, à approfondir ce chemin. Elle m’a redit ce que m’avait appris la rencontre avec Guillevic : l’écriture et la poésie sont choses qu’on a le droit de prendre au sérieux.
Je dirais que les autres rencontres essentielles… sont des rencontres de lecteurs. De gens qui me parlaient de la manière dont ce que j’avais écrit les rejoignait. Parce que ça n’a l’air de rien, mais découvrir que ce qu’on va chercher au plus loin de soi, au plus intime, dans le silence et dans la solitude, peut s’en aller toucher des gens qu’on ne connaît pas, est une expérience bouleversante. Il y a là quelque chose qui me dépasse et me rend très humble. Là encore : cela m’a autorisée à prendre ce que je faisais au sérieux.
Cécile : Tu écris également des essais en lien avec la marche, la nature, l’émerveillement, l’écologie. Cela reflète ta manière d’être, ta vision de la vie et du monde. J’ai aimé le livre Sagesse de l’herbe. Si tu peux nous parler de ces essais et de ceux à paraître, ce serait terminer cet entretien en ayant fait un bout de chemin avec toi.
Anne : Peindre ou écrire, pour moi, répondent à une même (double) préoccupation : 1) Comment porter la parole de ce qui demande à être regardé. 2) Comment sauver ce qui passe.
Je suis hantée par le passage du temps et par l’impermanence des choses. En ce sens, mon émerveillement a peut-être quelque chose d’un peu désespéré. Mais si je rends compte, par le stylo ou le pinceau, de ce que je vis et de ce que je vois, je « sauve » l’instant. Ce matin, j’ai peint une grappe de lilas que je venais de trouver dans un chemin : j’avais tiré un tel ravissement de sa rencontre que je n’imaginais pas ne rien en faire. Le peindre, passer une heure à en regarder chaque fleur et la manière dont elle se raccroche à l’ensemble, à distinguer chaque nuance de mauve et la façon de les reproduire en mélangeant bleu outremer et rose opéra, c’est « sauver » à la fois ce lilas et notre rencontre. Garder trace. Soustraire au néant. C’est ce dont traitait déjà un peu mon premier essai sur l’aquarelle. Puis la longue fréquentation des sentiers, la place laissée à ce qu’ont à nous dire, à leur manière, les autres qu’humains, n’a fait que grandir tandis que moi j’apprenais l’humilité du scribe. Dans Sagesse de l’Herbe, j’essaie de raconter cet apprentissage.
La nature me re-met à ma juste place. Elle me signifie tout à la fois que je suis vivante et que je suis mortelle. L’écrire est ma manière à moi d’en rendre compte.
Mes deux prochains essais à paraître approfondiront encore cet axe, avec la parution en août d’une méditation sur le silence [3], qui sera suivie à l’automne d’un ouvrage [4] sur le rapport au vivant au prisme du deuil.
Cécile : Un plaisir de t’avoir rencontrée. Tout un univers à découvrir et beaucoup de joie.
Anne : Un privilège d’avoir pu répondre à tes questions, Cécile. Que la joie d’exister (et de partager) reste première, sincère et véritable !