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Repaires, repères - par Françoise Delorme (février 2023)

samedi 4 février 2023, par Cécile Guivarch

Blanc / Clara Régy, éditions Henry, 2022

C’est difficile d’écrire sur un livre comme Blanc. On aura forcément l’impression que tout ce qui sera dit de lui l’écrasera avec de gros sabots, tant il semble insaisissable. Tourne le petit manège de la vie aperçu au début du livre, manège dans lequel la poète ose monter à la dernière page, avec nous si nous l’avons suivie, pour se poser « dans les grands cygnes en plastique », comme des enfants, étonnés, heureux et un peu inquiets. Elle écrit le mot « blanc » pour nommer ce que le poème retient de nos vies, un frémissement foisonnant de blanc dans toutes ses nuances, mais de couleurs vives aussi, qui, si elles tournaient plus vite donneraient aussi à voir seulement du blanc, comme une lumière usée par le temps :

la cuisine est jaune
l’ampoule éblouit
quand on la regarde
alors il ne faut pas

tu tournes et retournes
ta montre au cadran blanc

Blanc sur blanc, le monde se dessine et disparaît dans un chatoiement clair et presque imperceptible, jamais rien n’appuie dans le trait, croquis presque sec, décisif. Les mots se suscitent les uns les autres pour dire des scènes si ordinaires et pourtant si extraordinaires de la vie, presque rien :

un jeune homme entoure son amoureuse
de son grand bras tout pâle
sa main disparaît dans la poche
de la robe si blanche
un genou se découvre
puis le second genou
tout aussi rond que l’autre

c’est le vent

Sur ce manège on voit passer des visages, des sourires, des larmes, des corps plus ou moins adroits et des gestes, des mains qui caressent ou qui se serrent, des bras qui disent adieu sur des quais de gare. Des mouvements. À peine. Des ellipses, des métaphores souvent fragmentées en plusieurs morceaux séparés, des court-circuits imprévisibles donnent à sentir ce rien toujours trop rapide dont nous sommes faits, ce qui n’empêche pas les chagrins ou un sentiment d’impuissance de peser parfois bien lourd :

tu entasses les baisers dans des sacs
trop lourds

les liens parfois
s’épuisent
et les baisers
s’échappent

je ne sais pas écrire des poèmes d’amour

Ce qui n’est pas si sûr, tant une immense tendresse sourd de partout, « toute la tendresse du monde ». Naît pour le lecteur au fur et à mesure une sorte de frais et vif désordre apparent, s’étoffe le sentiment intense d’y être, là, au beau milieu de la vie qui va, entre liens qui se font et liens qui se défont, parfois impossibles à distinguer réellement les uns des autres :

cette image
roule et s’enroule
le temps se déverse
à gros bouillons
dans une immense marmite

Ce livre, sûrement plus mélancolique que les précédents de l’auteure, émeut d’une manière singulière. L’air de rien, de ne pas y toucher, la poésie de Clara Régy résonne si juste, comme des chansons d’enfant à peine murmurées, en des images si troublantes qu’on y revient sans cesse, intrigué, pour écouter encore ce qui s’y dit et surtout ce s’y laisse deviner. Elle écrit « blanc », et des images se révèlent sur le papier, apparaissent et disparaissent, reviennent sous d’autres formes, d’autres nuances, porteuses de mondes fragiles et éphémères, de moments à la fois intimes et offerts à tous les regards. Parfois quelques taches vives dans le drapé d’une écharpe, des coquelicots ... Ce qui se montre si simplement devient secret, aussi mystérieux et étrange que la vie telle qu’elle se présente et telle que la poésie peut la nommer, sans jamais justement la circonscrire, ni même la convoquer, plutôt en l’effleurant avec des mots devenus comme transparents, plus « vrais », mêlant factualité et impressions fugitives, notations « croquées » :

la rue tombe sous la nuit
le froid juste un peu
fait marcher plus vite
les silhouettes

Poèmes d’amour sans pathos ou plutôt avec juste le pathos nécessaire pour nommer des émotions, poèmes de deuil qui bouleversent sans appuyer, juste en passant, quelqu’un avance sur la page et écrit des mots, écrit ce qu’il ressent au fur et à mesure du temps qui va, pousse et tire. Quelqu’un touche quelqu’un d’autre et s’allègent un instant les difficultés, les mal-êtres, les incompréhensions. Surgit un espace pour une respiration plus apaisée, qui s’abandonne :

la douceur de ton poignet
juste au-dessus des veines
juste au-dessus du poing
que mon souffle défait

il semble alors que la vie
est moins rêche
la blanche laine peut courir
à grandes aiguillées

un instant vont se fondre
mes morts et mes soupirs
mes trouilles mes chagrins
mais pour combien de temps

[...]

les tendresses se mêlent
je ne sais plus vraiment

Attiré par la légèreté agréable et la fraîcheur de certaines évocations, clairs souvenirs d’enfance pourtant pas toujours gais, et retenu par la douleur sourde et profonde d’autres images, on ne choisit pas et on prend tout, comme finalement on est sommé de le faire dans la vie. Et peut-être est-ce là ce qui touche tant dans les poèmes de Clara Régy, cette écoute et ce « rendu » à la fois simple et dense de tout ce qui nous étreint, de tout ce qui nous pousse sans que nous sachions où ni comment. Souvent émus, nous devenons sensibles alors à une petite musique qui tourne comme une ritournelle, à l’accord improbable qui pourrait surgir entre dissonances et consonances, accord qui surgit malgré tout :

ça fait de jolis bruits
le paysage s’assombrit

le train poursuit sa route

– il pleut –

et l’on s’endort
inconnus et confiants

Comme un bruissement de feuillages, comme les gouttes d’une pluie, comme « une petite laine » longtemps portée, une forme se donne peu à peu à ce qui ne saurait vraiment en avoir, du moins que l’on puisse appréhender autrement que par un agencement de mots plutôt savamment construit, mais si discrètement, acquérant une grande puissance poétique, presque par défaut, comme si les poèmes remontaient de très loin, devenaient plus forts que la vie, plus forts que nous, plus forts que les mots mêmes qui les composent, ceux que l’on trouve et ceux que l’on ne trouve pas :

ça tournera bien vite
tu me tiendras la main

les fantômes ont parfois
la force qui nous manque

moi
je n’ai pas encore
celle
de te nommer...

Je ne sais pas quel mot viendrait se poser là plutôt qu’un autre, pour conclure. Y en a-t-il un ? Et ceux qui viennent se chassent les uns les autres au profit d’un mot qui ne saurait être le seul, probablement.

Asli Erdögan, dans un livre bien plus sombre que celui-ci, Requiem pour une ville perdue, affirme pourtant avec force que ce serait notre chance de pouvoir toujours recommencer à tenter de dire, à parvenir à créer ces « fantômes » qui nous donnent un monde où vivre ne soit, justement, pas seulement le mot qui désigne, mais aussi ce qui se donne naissance à soi-même à travers le langage, notre humanité peut-être, insaisissable malgré tout l’effort, mais vivante de cet effort :

Page blanche : plus blanche que nulle autre blancheur.

Cette voix qui court après la vie, trébuchant à chaque pas, cette voix qui se penche pour ramasser les coquilles vides qu’elle abandonne, cette voix sait qu’elle est la vie de ce qui parle en elle ...

[...] Le miracle des mots, c’est qu’ils n’ont pu être dits.

Oui, j’ai surtout envie d’écrire que l’émotion ressentie à la lecture des poèmes de Clara Régy me donne curieusement le courage et le désir de poursuivre. Les fragments de notre vie qu’elle rassemble dans les rets du poème – les pronoms « je », « tu », « nous » importent et se bousculent – brillent d’un éclat si sûr, quoique précaire, que s’installe, se réinstalle comme une confiance dans nos malhabiles manières d’être, de faire, de dire, confiance parfois si intense que tout le langage et toute la vie s’émerveillent d’eux-mêmes, malgré le chagrin, inéluctable, car aucune image ne nous sauvera, car toute image se défera, se déliera et pourtant :

la laine
sous les doigts
et envie de pleurer
le gilet tricoté à la main à l’aiguille

sur la patte de boutonnage
les absences
me noient
mais qui pourrait le croire

aux bistrots
je ris

Aruè, poésie romanche de la Basse-Angadine et du Val Müstair, édité par Denise Mützenberg / éditions d’en bas, Lausanne, 2022

Aruè est un cri inventé et poussé par Jacques Guidon, poète romanche, « Aruè, un mot qui sent la source et le cresson ». L’éditrice de cette anthologie se réfère à ce cri de combat, « appel symbolique à la solidarité et à la résistance pour espérer que « le romanche continue de chanter sa chanson unique et incomparable. Pour que la poésie continue de fredonner au milieu du fracas des moteurs, des armes et des discours creux ».
Denise Mützenberg, en 1964, à cette époque institutrice et déjà amoureuse de poésie, découvre les langues romanches, la poésie romanche et rencontre son mari Gabriel Mützenberg, devenu spécialiste des langues rhéto-romanes, franchissant allègrement la barrière des langues, qui existe aussi en Suisse : il faut toujours à nouveau la rendre poreuse avec de multiples traductions et beaucoup d’écoute et de passion. Un jour, devenue éditrice (les belles éditions Samizdat) et poète, elle écrira en romanche un recueil de poèmes, tout simplement : Dschember Schamblin (Arole jumeau), cela après avoir beaucoup traduit de poèmes, rencontré des poètes romanches, arpenté les paysages de Basse-Angadine avec énergie, curiosité et tendresse.
Le vallader est une des langues romanches, celle devenue officielle, mais ce n’est pas pour cela qu’elle est choisie ici. Le bonheur des rencontres aura plutôt orienté la composition de cette anthologie très personnelle, où le premier chapitre, intitulé « Inscunters » ( Rencontres ), le plus important, donne à entendre des amis poètes, au nombre de six, de générations différentes. Ils témoignent de la vitalité poétique de cette langue. Les poèmes présentés sont suffisamment nombreux pour représenter les écritures singulières des uns et des autres.
Le premier poème de cette anthologie est le premier poème traduit par Denise Mützenberg. Il est de Duri Gaudenz (1929- ). Je le cite en entier, il témoigne un peu de l’ampleur de l’entreprise :

Le prisme du présent

Cette fissure du présent
me tient
et me fait vivre

De temps en temps je me retourne
vers ce qui fut
et revis dans leur fraîcheur
de rosée les jours passés.

D’autres fois en revanche
je me risque avec surprise et crainte
à la rencontre de ce qui vient à moi.

Mais les rênes de l’instant
me mènent
et me contraignent au pas du temps.

Dans le prisme du présent
se brisent passé et avenir
et l’arc-en-ciel est grand.

Je ne résiste pas au plaisir de citer en romanche le dernier tercet dont j’aime les géométries lumineuses et mouvantes. Le romanche que je ne parle pas, que je n’entends presque jamais, m’étonne et exerce sur moi une sorte d’enchantement lorsque je le lis , lorsque je le regarde écrit noir sur blanc :

Ed aint il prisma dal preschaint
s’rumpan passa ed avgnir
e l’arch in tschêl es grand.

Et si nous ne balaierons pas les siècles dans cette anthologie, elle embrasse largement cependant des dizaines d’années. De Luisa Famos, (1930-1974), morte jeune, parmi des poèmes très simples et très habités par un rapport cosmique avec la nature, je citerai ce poème d’une déconcertante simplicité :

Toutes les étoiles
du firmament
sont tombées
comme feuilles d’automne
dans mes bras

Vent lumineux du jour
où les as-tu chassées ?

Et parmi les quatre autres, tous attirants, Rut Plouda, Leta Semadeni, Andri Peer et Dumenic Andry, je retiendrai Leta Semadeni dont la poésie très nette et sans pathos me semble très attachante, puissante, dans toute sa discrétion, chaque mot compte :

SOLITUDE

L’ange
épluche
une pomme
voudrait avoir
un couteau
contre la solitude

Le recueil intitulé Ma vie de renarde, par exemple, contient peu de pages, mais toutes ont cette clarté. Souvent très près des choses terrestres, d’une montagne encore assez vivante et habitée pour alimenter tout un imaginaire lumineux et infiniment séduisant, sans nier l’obscurité, l’inquiétude, la douleur.

La deuxième partie, intitulée Clamaint (portail, passage, endroit où on peut mettre une barrière pour entrer dans un champ) rassemble des textes de vingt-deux poètes, en moins grand nombre pour chacun, mais cependant assez représentatifs de leur manière. Les biographie et bibliographie de chacun sont consultables en fin de volume ainsi que celles de leurs traductrices et traducteurs. L’essentiel des textes a été traduit par Denise et Gabriel Mützenberg. Certains textes l’ont été par André Imer, Isabelle Longchamp, Gilbert Trollier, Walter Rosselii qui vient de publier Les saisons du mélèze aux éditions Tarabuste, un récit très vivant et discrètement polémique qui se passe quelque part là-bas, dans une vallée reculée, si loin et si près !
Leur travail et leur plaisir nous donnent aujourd’hui tous ces poèmes que nous ne pourrions connaître sans eux. Merci à eux, vraiment. On y pense sans cesse quand on lit des poèmes écrits dans une langue parlée par peu de locuteurs et qui se diffuse très peu dans le monde. L’édition bilingue redouble l’intérêt, car on se plaît à imaginer écouter ces mots aussi dans leur version originale, surtout si on a eu l’occasion d’entendre quelquefois leur sonorité, touches très musicales, un peu étranges au début.
De ces vingt-deux poètes, en voici deux, je crains ne pas rendre ainsi vraiment justice au choix vraiment très subtil de cette anthologie où l’on reconnaît la sensibilité de Denise Mützenberg elle-même ; tout est vif et affectueux dans la présentation de ces poètes et de ces poèmes, sans complaisance et avec une grande justesse. J’ai choisi Flurina Badel (1983 ...), par ailleurs journaliste, cinéaste, artiste plasticienne, séduite par sa sa fraîcheur, son courage de tous les jours, sa légèreté sérieuse et efficace :

je caresse un chien
à trois pattes
la quatrième c’est le crayon
dans ma main qui
écrit sur la page blanche

je gratte une place déneigée
plante une ligne
de fleurs de plomb
brillant bleuissant

boitant le chien se casse
à travers la broussaille des mots

Et puis, comme il y a des poètes depuis aussi longtemps qu’ailleurs en Basse-Angadine, pourquoi pas les poèmes de Men Rauch (1888-1958) qui ne manquent pas de surprises acérées :

LA LOI

La loi est un filet
aux mailles innombrables
tricotées avec science
et ingéniosité.

Les paragraphes
sont plein de trous :
le grand passe au travers
mais le petit est étranglé.

La troisième partie invite des poètes dont le romanche n’est pas la langue maternelle, Warren Thew, Angelica Overath, et Denise Mützenberge elle-même qui dit avoir en quelque sorte découvert la vraie force de le poésie en langue romanche. Ce chapitre est intitulé « Langue aimée, langue empruntée ». Angelica Overath, allemande, s’est installée à Sent dans les Grisons et a obtenu en 2015 le prix de littérature du canton des Grisons. Warren Thew, venu des Etats-Unis, s’est installé en Suisse, a passé de nombreux mois à Sent et a écrit de nombreux poèmes dans cette langue puisque

L’un après l’autre
les mots romanches reviennent
comme des essaims d’abeilles
déposant leur miel
sur les rayons de mon cerveau
nourriture fortifiante
concentrée que je garde
pour que le plus urgent à dire puisse être dit

Aruè avait été une première fois édité en 2015 aux éditions Samizdat. Comme il est déjà épuisé, les éditions d’en bas le rééditent, un beau livre rouge de plus de 420 pages en une version augmentée de poètes nouveaux, plus gros de 130 pages de poèmes, mais aussi de commentaires nés du désir de parfaire l’ancienne édition pourtant déjà très belle.

Laissons le dernier mot à Denise Mützenberg, déclaration d’amour à une langue, à toute poésie aussi :

Si le romanche meurt un jour,
vous n’en saurez
rien
vous, les rhododendrons
les lis, les myosotis
ni vous les saxifrages

Rien !

Les gens trouveront bien
d’autres mots pour vous nommer

Mais le monde ne sera plus
aussi riche
aussi plein

Sa chanson sera blessée
voix d’une guitare fissurée

C’est vrai. Ces noms de fleurs brillent d’un éclat particulier en romanche :

vo, las grusaidas
las machöas da Champatsch
et vo chalamandrins e sfendacraps

On ne les trouve même pas tous dans les excellents dictionnaires ! Denise Mützenberg les appris dans les prairies mêmes avec des habitants, ils ont le goût du lieu, source vives des voix, celle des poètes, celles de chacun de nous sur la terre, cette terre-là : chalamandrins, sfendacraps, myosotis, saxifrages ...

Je souffle, et rien. Isabelle Lévesque, éditions L’herbe qui tremble, 2022

Je souffle, et rien. s’affirme comme un livre de deuil, de deuil d’un père aimé, disparu, dont on suit la vie et la mort dans le tremblé d’une narration tout sauf linéaire, et surtout on écoute la relation qu’Isabelle Lévesque entretint avec lui, et qu’elle continue à élaborer entre morts et vivants, entre mort et vie, mais pas seulement. Plus largement et dans un grand mouvement comme refondateur, Je souffle, et rien. poursuit et inaugure une profonde méditation sur l’acte d’écrire des poèmes. Elle ne se présente pas comme directement réflexive, plutôt un geste tâtonnant pour faire tenir et nourrir ensemble passé, présent et futur dans une poussée symbolique comme salvatrice qui ne sauve rien, ou plutôt qui sauve « rien » selon les mots mystérieux du titre. La poète présente cette formule dans un entretien avec Sabine Dewulf , en s’appuyant sur l’étymologie latine de ce mot, res (chose) , comme un « sésame, ce que l’on tente d’abord et qui n’aboutit pas. [...] Comment faire ? À tâtons, il faut trouver des accroches, une formule imparable, un poème peut-être. Parfois les mots aussi peuvent manquer, alors que la phrase semblait bien partie. Ne reste alors que le souffle ». Souffle que la poète fera vivre avec des mots encore.
« Entre la chair et le cri se tient ainsi la craie » écrit Olivier Barbarant dans Séculaires, autre livre de poèmes consacré au temps et au langage poétique paru récemment (Gallimard, 2022). Le poète y «  espère toujours (c’est peut-être là une définition de la littérature) faire entendre quelque chose de sa perception, de son émotion, dans le corps respiratoire du langage ». Le mot ne contient pas la chose, et la langue n’est pas cratylienne ; mais justement parce qu’elle est arbitraire, la littérature s’efforce d’en réparer la séparation, [ ressuscitant] dans la musique le souffle, l’ombre de ce qui fut perçu. » Je souffle, et rien. s’écrit de même dans le mince interstice entre l’expérience d’un corps vivant-mortel parmi des corps vivants-mortels et le chant vibrant d’un poème qui, redoublant cette fêlure originelle, la comble et la creuse dans un même mouvement créateur. La craie, falaise dans le paysage et substance même de l’écriture, le mot « craie » que l’on rencontre souvent dans Je souffle, et rien. et dans toute l’œuvre d’Isabelle Lévesque, portent en eux tous les paradoxes de notre vie, de notre éphémère passage, et offrent la solidité d’une paroi, d’une altérité sur laquelle peut prendre corps et persister un instant la trace vive et dure d’un écrit de poussière, comme la poète l’affirme dans les derniers vers de En découdre :

Nous ne sommes sans l’autre
rien que la craie sans couleur
de ce qui s’écrit.

Obstinément je trace, plume
et sacrifice de craie,
le solstice de la vie

De nombreux mots, comme craie, coquelicot, falaise, vent, flamme, corbeau, main, voix, font miroiter, dans les jeux de reflets qui reviennent que la poète crée entre eux, en convoquant leurs référents dans notre subjectivité, d’étonnantes images, pas toujours simples à aborder, mais qui nous entraînent dans des espaces presque fantastiques. Le parti-pris hermétique d’Isabelle Lévesque, posant ainsi des obstacles tenaces et silencieux pour la lecture, travaille à créer à la fois l’opacité et la solidité d’une matière d’une langue qu’il faut traverser pour avancer, pour entrevoir comment avancer et suggérer des chemins, des trouées qui vont rendre cette traversée possible jusqu’à une sorte de métamorphose, du moins sa promesse évasive, en partie tenue, celle que le titre invente déjà, si friable, si désirable malgré tout :

Comme si perdue
renaissait fragile la voix
à taire

L’hermétisme contraint le lecteur à écouter autrement, à s’ouvrir à ce qui se présente moins comme une énigme à résoudre que comme une énigme à reconduire au contraire pour approcher au plus près l’expérience de vivre, entre manque et plénitude, entre éclosion et dissolution, entre naissance et disparition toujours menaçante des corps comme des mots, entre savoir et ignorance, dans la levée d’un inconnu toujours renaissant, changeant, terrestre, dans lequel il faut placer sa confiance :

Les gouttes accumulées, nourries et secrètes,
ne tomberaient que pour éclore.
Où serais-tu vivant ?
Élirais-tu le cercle ? Ou ce miroir insensé (éphémère) ?

Tu compterais sur tes doigts aveugles
les épis réunis en bouquet,
tu serais végétal, noué comme le lin,
tu serais papier.

Reconduire un rêve et le défaire simultanément invente une porosité entre passé et présent, entre mort et vie, qui n’est pas fausse, mais qui s’interroge sur la réalité même des mots, des noms qui surgissent et se délitent sans notre vive attention, sans notre tentative de les agrandir, de les étoffer jusqu’à ce qu’ils semblent toucher la réalité de nos vies. « A la craie, le tracé contient la promesse de sa disparition. L’écriture blanc sur noir ne vise pas à l’inscription définitive, quand à peine le mot est-il proféré qu’il s’évanouit. » écrit encore Olivier Barbarant. Mais la falaise se tient droite et ne flanche pas quand elle reçoit les signes – qui se perdront – que la poète comme le peintre Fabrice Rebeyrolle écrivent sur elle : « Tout s’inscrit sur la falaise. Il reste la craie démesurée, de la cendre »

Tant que je vis je te donne forme.
L’illusion parfaite m’encombre, sur le bord nu
d’une falaise inconnue, tu te distingues.

Ni ta voix ni ta main
– elles se balancent au chêne, il n’a pas grandi.
Intacte sa silhouette menue. Le vide la prend
sans l’incliner. Mille gestes le retiennent.

Je te suis. J’ai fabriqué l’attrape d’un rêve
qui t’éloigne et te rapproche : mouvement même.

Mais le poème même confirmera que l’intervalle créé par sa mise en œuvre symbolique dans le langage ne ressuscitera rien, sinon une durée frémissante qui naît et meurt sans cesse, qui nous rend vivants, qui nous donne corps et matière. J’ai souvent eu l’impression en lisant ce livre de voir un sculpteur travailler, soit qu’il travaille la pierre et travaille par soustraction, soit qu’il travaille l’argile, qu’il la modèle et la malaxe alors jusqu’à l’apparition d’une statue, d’un monument dont l’immobilité pressentie se nourrira de la musique du poème, la musique qui va, qui continue et se reconstitue, parfois tranquille, parfois sauvage jusqu’au cri :

J’ai mis les mains contre rien, j’étais défaite
et toi, fil tendu, tenais-tu ? J’ai pris, je savais
qui tombait, ton pas dans le mien (« suis-moi »),
cavalcade à cri nu.

Il fallait que reste ton nom.

La musicalité des vers qui composent ce livre, qui se provoquent et se répondent, se répètent jusqu’à devenir autres et relancent la mélodie jusqu’ au poème suivant, jusqu’à plus loin que la fin du livre :

Je l’écris pour toi, il existe. S’il se perd,
il reste ton sillage insoumis

Le désir de recommencer recommence, vivant, dans une sorte d’acquiescement tendu, même si tout ce qu’on croyait avoir réussi à retenir a disparu, dans une sorte de danse de mort (ou de vie) qui n’est pas sans faire penser – comme une grande partie de cette suite de poèmes – au deuxième mouvement du quatuor de La jeune fille et la mort de Schubert, musicien très aimé d’Isabelle Lévesque. Par le rythme un peu boiteux que l’on y perçoit, on comprend que la jeune fille perdra, dans une lutte inégale, non sans avoir résisté vaillamment :

Tu murmures (dans ma tête       tu)
le poème resté dans ce nuage
qui n’existe pas. Je tends ton nom
au jour, je plie mes doigts : ils ne se
lèveront pas.

Ton nom informulé
dissipe le malentendu du passé
(tu n’es plus).

Tu es seul, je vis perdue :
verbe muet (les noms alignés sont en terre).

Alors fière je lève ce verre vide :

le coquelicot joindra sa parure au vent.

Entre le rouge du coquelicot, le noir du corbeau, le bleu des centaurées et le blanc de la craie, par des couleurs puissamment évoquées soutenues par le blanc, comme des paysages souvent contemplés, habités de longue date, la poète clôt ainsi, presque comme un défi, ce livre impressionnant, elle qui « a toujours voulu capter et excepter, mettre à l’abri [parce que] ce qui est écrit est inaltérable et lancé comme si l’on pouvait à l’infini reparcourir et réinventer (re-naître). Or renaître et perpétuer, c’est une forme de conquête sur ce qui s’achève ». C’est donc et pourtant sans illusions, les derniers vers sont formels. Il ne renaît rien.
Cependant, quelque chose persiste, que le poème aura su retenir et partager, ce « presque-rien » si nécessaire à la survie en chacun de nous du sentiment d’être humain, vivant-mortel, menacé de toutes parts, mais irrigué par la vie de ceux qui sont morts, de ceux qui vont naître, de ce qui périt et revient, « depuis toujours déjà » selon la belle formule d’André Frénaud. En témoignent la très rare densité et la grande force matérielles que cette poésie, si ramassée sur elle-même, parvient à donner à sentir, à toucher, presque. Il renaît rien, tandis que la poète écrit, tandis que les lecteurs lisent et reçoivent dans leur mémoire particulière la musique troublante et (re)conquise d’une expérience humaine parmi les paysages des Andelys, si familiers pour elle et son père, mémoire elle aussi faite de coquelicots, de centaurées, de père mort, de falaises solides et friables, de rivières aux rives imparfaites qui se dérobent. Le désir ardent de combler et de creuser le manque qui nous constitue se perpétue, se renouvelle. La langue, dans le poème, poursuit ce rêve tout au long d’un cheminement semé d’embuches et de joies, de perfections approchées et de déceptions définitives,. Entre celle qui écrit et ce « tu » mystérieux qui convoque autant le père disparu que le lecteur ou le double de soi-même, se continue un fil fragile, toujours à même de casser si l’on n’y prête garde comme celui que propose Ariane à Thésée et celui qui n’a jamais complètement et réellement cassé entre Orphée et Eurydice,car tous ces rôles mythologiques sont interchangeables, réversibles. Chaque mot se noue et se renoue avec chaque autre, pour continuer, comme le propose Samuel Beckett et comme l’écrit Isabelle Lévesque dans une fulgurante formule, suggérant à la fois l’extraordinaire prudence dont il faut s’armer et la tout aussi grande passion dynamique qu’il faut raviver sans cesse, en attisant un devenir inquiet, car on ne sait plus d’où vient cet appel :

Ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit.

Erre / Antoine Emaz, éditions Tarabuste, 2022

« Mais justement ». Mais justement. Ces deux mots se répètent plusieurs fois, comme martelés, dans ce livre posthume d’Antoine Emaz, dont l’éditeur Daniel Meskache écrit, comme en exergue, que « c’est un grand livre de beauté, de courage et d’humanité. » Avec une ténacité peu commune, avec une ferveur ravivée, dans les tout derniers poèmes d’Antoine Emaz portés à notre connaissance : ces deux mots « Mais justement » continuent à se demander, oui, ce que les mots assurent très sûrement et malgré tout à notre vie puisque « la vraie nuit devant c’est pire / il n’y a même plus les mots ». On connaît l’extrême vigilance, et même la méfiance qu’Antoine Emaz a pu exprimer quant aux mots, et plus encore quant aux images et tropes du poème. Tendus jusqu’au silence, ses poèmes ont désiré ne pas mentir, ne pas faire mentir les mots, ne pas leur mentir et ne pas leur promettre plus qu’ils ne peuvent donner. Ce dernier livre est fidèle à cette exigence. Il a choisi de dénuder jusqu’à l’extrême plutôt qu’habiller faussement le monde en ses poèmes, même si les mots ne resteront jamais que des doubles faussés, qui cependant nous ressemblent et pèsent aussi peu que nous :

pourtant c’est
le corps sent l’air
le temps passe dans l’air les mots
tassés dans l’air devenu sable
légers les mots rien une douceur
de sable fin sec blanc plage

la douceur de marcher dans le sable tiède
un peu ça
si on veut
un peu

L’air, l’élément qu’on imagine le plus proche de l’univers d’Antoine Emaz, avoisine ici la terre sous la forme d’un sable fin, tiède, surtout, tiède comme la vie, à peine plus que de la poussière ... et la mot plage se défait dans le mot page, la page qui s’écrit.
Le titre, Erre, à lui seul, fait poème, petit grain de sable dans la main, « une peau de galet roulé par les vagues / si lisse/ si usé / si doux aussi ». Palindrome quasi-magique, fait du simple redoublement d’une consonne et d’une voyelle, il retient le temps en son cercle, un temps à la fois cyclique et infini. On le répète à l’envi. D’un seul son, ce mot évoque de nombreux mots : l’air bien sûr, mais aussi l’aire, dans tous les sens de ce mot et les limites qu’il nous ouvre, et le pauvre hère qui passa par-là, un jour, quelle que soit l’ère où il vagabonda ... Je m’en amuse, mais aussi je m’émerveille de trouver dans ce son (qui est aussi celui d’une lettre, une consonne !) le temps, l’espace et celui qui l’arpente, qui erre à tout jamais ... La forme verbale, « erre », je la ressens moins comme un impératif (très imposant cependant et qu’il ne faut pas omettre) que comme une première ou troisième personne du singulier du présent de l’indicatif qui a perdu son sujet : Je s’en va, écrivait James Sacré dans un petit livre dialogué avec Antoine Emaz. Il est parti, il n’avait jamais beaucoup affirmé de subjectivité autre que par un « on » un « ça », un « j’euh », mais il nous reste, écrit par un homme qui fut bien là et qui écrivit ces poèmes imputrescibles, des poèmes qui ne pèsent pas, sinon leur poids d’encre et de papier, repris simplement dans ce seul son, r. Ils acquièrent la force de gravité de ceux qui les lisent et émus, les portent en eux longtemps, eux qui ne pèsent presque rien non plus :

iI n’y a plus de poids
ou il s’est éloigné
il n’est plus devant dessus

une sorte de lavage du temps

on se retrouve quelque part
hors
on se retrouve

on n’est pas perdu
du tout

rien que de l’air

« Erre » trace un cercle mobile autour d’une errance sans autre fin que la mort, sans autre dehors que l’immense ciel bleu si souvent convoqué dans les poèmes de ce poète. Même dans la lutte la plus violente avec la maladie, dans une torsion temporelle douloureuse, le bleu du ciel – et avec lui l’arbre terrestre – persiste :

il n’y a pas que les arbres la mer
ce serait trop facile

même s’il y a eu
aussi
les arbres sur le ciel bleu

Plus souvent qu’à l’habitude, le bleu est concurrencé par le noir, celui de la nuit qui semble s’étaler peu à peu comme de l’eau sur le sable, de l’encre sur la page. C’est ainsi que je vois les consonances graphiques de la couverture peintes par Djamel Meskache, ainsi que je ressens les griffes noires qui tournent dans les couleurs des trois encres qui entourent et habitent les poèmes au début, au centre et à la fin du livre. La nuit s’approche, s’installe, jusqu’à l’évidence cruelle du dernier mot : « éteindre ». Le 25.09.1, les poèmes sont datés, leurs jours sont comptés, un poème semble dédié à la nuit, mais aussi à l’idée de la mort ; des cercles successifs comme des ondes lentes, tentent de circonscrire une sorte de mouvement qui s’avance sans croire y parvenir vraiment. Mais le lecteur imagine bien cette nuit qui semble se redoubler, s’épaissir , devenir une sorte de puissant magma, silence lourd balançant entre mouvement et immobilité :

juste des courants muets
des flux de nuit
noire sur noir
on voit le passage

[...]

des stries de nuit
on peut les suivre sans les comprendre
peut-être ne portent-elles que leur mouvement

[...]

courants de nuit
coulées bizarres
passages

ils vont sans lumière
surgis de nuit y retournant

[...]

mais l’intérieur de la nuit
c’est quoi

Les mots écrivent aussi la crainte, avec une honnêteté qui touche au plus profond, avec le désir d’une précision la plus grande possible, que cette nuit devienne absolument monochrome, sans plus aucune lumière, sans plus aucune nuance frémissante :

toucher
à sa fin

vie mort
on ne voit pas bien
laquelle s’accroche à l’autre
comme un lierre

on n’a pas grand-chose à dire
là-dessus même si
on parle pour ne pas laisser
toute la place à la peur
la nuit

Il est moins aisé d’écrire une note de lecture sur un livre posthume de quelqu’un qui vient de mourir. La précarité de la vie imprègne alors, plus que d’ordinaire, toutes les émotions qui nous animent en le lisant, plutôt alors accompagner ses mots que d’en faire un commentaire critique :

ce n’est pas si facile
pourtant
ce n’est rien d’autre
qu’être en face de sa vie
sans les fioritures et bavardages

La peur et la nuit se dissolvent l’une dans l’autre, glaçantes. Pourtant, malgré la peur montrée, malgré tout ce « qui se détache se défait s’en va / sans au revoir ni mouchoir », des images restent suspendues, qui s’effacent moins bien. Les poèmes continuent à inventer notre humanité. Antoine Emaz n’oublie pas le monde comme il va, ni ce que peut y inscrire encore un poète : fatigué

du vrai du beau du bien
on va garder le vrai pour le chemin
à faire encore

[...]

s’en tenir au nécessaire
et de quoi faire un petit feu de mots
le soir

Des arbres, des ciels, des paysages vécus, un monde de sensations, des odeurs, des couleurs, des gestes, des souvenirs, des sentiments, s’inscrivent dans la mémoire du poème, avec des mots simples, des formes sans apprêt, parfois même avec comme un peu d’humour. En face de cette nuit qui va venir, qui vient, c’est vrai, presque tout s’efface, mais justement, comme un poème de Limite, daté du 26/11/2013, lui aussi, l’énonçait :

de vieux poèmes reviennent
comme des berceuses

ce qu’ils portaient
de vrai
n’importe plus mais
seulement leur musique
leur trace sillon ou vers tranquille

presque plus rien à entendre
sauf le presque

Ce « presque » se présente dans une désarmante simplicité, avec un tel caractère d’évidence (de conquête heureuse quoique de haute lutte) que l’on songe aux papiers découpés si vivants d’Henri Matisse, comme un geste de couleur, précis, un peu austère, qui s’oppose définitivement à la nuit avec une sorte de naïveté retrouvée, sans illusions :

on attend que reviennent
se poser à hauteur la table
la nappe bleue aux citrons

ce qu’il faut pour reprendre
le cours des choses
comme s’il ne s’était rien passé

il ne s’est rien passé
en fait

Comme nous ne découvrons pas la dernière mouture que nous aurait livrée réellement le poète qui n’a pas eu le temps de donner un vrai « feu vert à l’édition », nous entrons un peu dans la cuisine de l’œuvre, il reste peut-être encore des traces de cambouis. Et c’est comme un bonheur d’entrevoir quels mots il effaçait dans les autres livres, de chercher quels mots il aurait effacés peut-être dans celui-ci pour qu’apparaisse encore plus nettement si c’est possible cette inoubliable « nappe bleue aux citrons ». Les mots effacés sont ceux qui resteront ensuite, invisibles et puissants ; ils donnent un corps sensible au texte, un espace pour y respirer.
Devenu Personne, titre d’un livre récent (éditions Unes, 2020), quelqu’un qui a écrit des poèmes nous parle, écrit encore. Il nous touche en plein cœur, même s’il évita toujours de s’épancher. Et c’est Antoine Emaz. Son œuvre entière est accomplie aujourd’hui. Elle porte notre vie en elle. Elle nous regarde :

ce qui a disparu
n’est pas oublié ou perdu
à peine parti plus loin
dans la langue et la tête

un lieu sûr
nulle part
ici

Françoise Delorme


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