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Repaires, repères - par Françoise Delorme (novembre 2020)

samedi 31 octobre 2020, par Cécile Guivarch

Le présent du présent précédé de Il faut que tu me suives / Alexis Pelletier, éditions Tarabuste, 2020

Je voulais écrire une note de lecture sur un livre intitulé Le présent du présent précédé de Il faut que tu me suives d’Alexis Pelletier. Et puis, après, je ne voulais plus parce que la tâche me paraissait impossible, d’autant plus que les poèmes ou ensembles de poèmes me paraissaient contenir, en plus de leurs nombreuses qualités, leur propre commentaire devenu poème (et inversement sans que la symétrie soit absolue) et ce n’est pas la moindre surprise émerveillée de ma lecture. Et puis je vais écrire quand même une note parce que ce livre, rare, me le demande, je crois : Il faut que tu me suives. Il rassemble en lui dans un vacillant et si juste équilibre tous les livres que le poète a écrits dans le métier de vivre depuis quelques années. J’éprouve le désir, en quelque sorte provoqué, de l’accompagner. Ce sera long et j’aurai à peine l’impression d’avoir commencé.
Je dis comme m’émeut l’apparente et réelle simplicité de cette écriture qui multiplie dans les mots en polyphonie complexe et parce qu’ils le peuvent, sans emphase et sans lourdeur remarques, sensations, associations d’idées, émotions, paysages et rêveries en les tressant pour et dans une réflexion infiniment mobile, labile. Tresse n’est pas le bon mot, plutôt mouvante et fragile construction par strates qui se confortent autant qu’elles se chassent les unes les autres, moins un « effondrement qui tient » - je crains une posture chrétienne de « glorieuse faiblesse » - qu’un élan ambivalent qui se relance entre destruction et construction. Cette poésie est une poésie que d’aucuns jugent « intellectuelle ». Oui, elle l’est, et c’est pourquoi elle m’émeut profondément. Elle n’oublie pas qu’elle est aussi et d’abord une affaire de corps. Elle pense tout haut. Elle cite des références sans vergogne à des fins diverses, reconnaissance de dettes, remerciements, questionnements réciproques : elles deviennent poème et se rencontrent en conviant celles du lecteur à s’animer, à se confronter. Ce n’est pas un melting pot, mais l’espace, le temps, la matière, la vie même de ce poète-là. Plutôt une sorte de chorégraphie, où tout peut se trouver réuni, sans hiérarchisation, lectures, expériences plus ou moins banales, plus ou moins intenses, et même les grands mots que personne n’ose plus approcher par peur du ridicule, jusqu’à oser un rapprochement synonyme entre « poésie » et « vérité », ce qui ne manque pas de panache aujourd’hui. Cette synonymie sera vite relativisée plus loin, pour ne pas prendre la pose, par une pirouette bienvenue, car « ce qui expulse du poème / peut parfois permettre d’y demeurer » :

La vérité n’est d’aucun règne
elle tient d’une parole
qui se dit en méfiance des références
tout en assumant un héritage
qui se confronte à ce que peut-être
je peux appeler le réel
ou en tous cas
le labeur qui provient de lui
intact et souverain

Je pense beaucoup à l’extrême ascèse des chorégraphies de Teresa De Keersmaeker, à comment elle déroule des géométries invisibles, inaudibles, à force de les rendre seulement visibles et audibles en « délayant » jusqu’aux limites du possible un geste pour montrer – à elle-même autant qu’au spectateur – comment il se concentre, pour donner à contempler son apparition. Il est difficile de livrer à l’analyse une manière si pudique, et si impudique, de donner à partager, on ne sait pas vraiment comment, une intimité sensible, dans une grande honnêteté, malhabile et ne cachant pas, capable aussi du pire, qu’elle ruse un peu avec elle-même. Par approches précises et déphasages successifs qui parfois se recouvrent comme vagues les unes sur les autres mais aussi opèrent une discrète « mise à nu, » ce dit intime éclaire sûrement celui de chacun, mais sans être intrusif et ce n’est pas le projet : le poète cherche à faire la lumière ; curieusement, parce qu’il montre où et comment on ne voit pas vraiment très bien, on y voit mieux. Il « ne lâche pas le morceau ». Voilà plusieurs fois que j’utilise le mot « comment ». Alors, la poésie d’Alexis Pelletier se présente plutôt comme une poésie du « comment » sans récuser pourtant un nécessaire « pourquoi ». Dans ce livre « infiniment précieux en ce « dürftiger Zeit » », je découvre à l’instar de Didier Cahen (Sitaudis.fr) « un lyrisme hautement tempéré, musical, musique écrite et donc jamais sonorisée, seulement vocalisée, donc très précisément poétique ». Beaucoup des multiples aspects de ce livre m’émerveillent, mais je suivrai seulement quelques pistes. Parmi une profusion qui ne me submerge jamais, mais plutôt m’aiguillonne, je citerai seulement quelques propositions que je crois n’avoir pas rencontrées ailleurs dans des livres de poèmes. Elles me bouleversent. Elles s’épaulent, s’imbriquent, se suscitent, se ressourcent les unes dans les autres, reviennent et repartent, inventent une parole, moins nouvelle que vivace. Si j’évite le mot « nouveau », c’est parce que quelque chose se maintient dans cette parole et cela importe. Surtout, je vois ce mot « nouveau » trop souvent écrit sur des pots de yaourts ou des appels à opérations bancaires, partout comme une sommation. Et justement, ces poèmes me semblent être un antidote réel à la toxicité omniprésente de la communication néo-libérale – c’est un des sujets abordés dans ce livre – et à l’obligation de consommer, de vendre, de se vendre et d’être vendu :

Aujourd’hui réseaux images communication
éducation bonheur monde réel ou
virtuel spectacle urbanisation
lois institutions
- cette liste est sans fin -
tout est là et chaque jour appuyant
un peu plus fort sur le déficit du
politique
pour consommer cette chose qui
s’appelle cerveau humain
jusqu’à la cotation presque
de l’intime

Il y a d’abord le titre, tel qu’il s’offre sur la couverture : Le présent du présent / précédé de / Il faut que tu me suives. Je lis trois vers, et je vois comme une sorte de bande de Moebius extrêmement surprenante, sans début et sans fin, jouant avec plusieurs temporalités, présent, passé et appel (que l’on peut imaginer comme ayant une dimension future, mais participant aussi du présent et du passé). Elles apparaissent et disparaissent les unes dans les autres, sans cesse. Cette bande de Moebius pourrait aussi être une des formes - géométrique - du livre dans son ensemble :

et que tout ce poème se lit d’une seule traite
il faut que tu me suives
et voudrait même faire disparaître la notion de page
comme s’il était un rouleau sans fin

La conjonction de coordination ET pourrait alors suffire comme titre, Alexis Pelletier le suggère lui-même et je m’étonne de l’immensité de ce petit mot. J’imagine un autre titre en écho, plus ramassé, apparemment seulement spatial et immobile, dont il serait un possible synonyme, le titre d’un livre de Nathalie Sarraute : Ici, palindrome fabuleux qui, prononcé par elle, n’exclut pas une sorte d’angoisse en face du « quasi-rien du monde » qui se mesure à la force hypothétique – mais désirable - des mots pour le dire, puissance (et impuissance !) si difficile à manœuvrer :

L’angoisse alors te saisit et se prolonge
celle d’une fin possible
et la nommer c’est dire qu’elle est là
comme quelque chose d’une disparition
plus d’intérêt en somme
à continuer ensemble avec les mots
ou plus exactement quand ils sont là
- Sarraute rapplique -
ils sont en trop et s’ils ne disent pas
ils manquent

Le premier hexasyllabe Le présent du présent me ravit en faisant comme un appel d’air. J’aime à imaginer, entre autres, une subversion de la grammaire qui fait du deuxième substantif, celui qui répète le premier, une catégorie modale plutôt que temporelle, impersonnelle plutôt que personnelle. Je ne sais pas trop ce que j’entends alors, comme une expansion-dilatation de temporalités différentes qui existent, se motivent sans s’annuler, une sorte de présent au carré, un vrai cadeau, une chance tellement difficile à honorer, parce qu’elle s’impose. Ce titre déploie une sorte d’emboîtement fractal de motifs similaires qui se décalent peu à peu, et parfois dérapent dans l’incertitude de déterminismes cependant aléatoires. De même tout le livre, à l’image de ce titre, parle, crie, chante et bégaie : les images sont reprises, transformées ou pas, en décalages légers ou radicaux, par des passages délicats ou violents ou les deux en même temps, par influences associatives, par dissémination, par répétitions, par mouvements multidirectionnels, images toujours retrouvées dans leur inentamable unité, leur permanence inéluctable aussi peut-être. Mais « précédé de » ne trompe pas. Il réaffirme la linéarité fléchée de nos vies mortelles que contient déjà le premier « présent » du premier vers, disparition toujours annoncée des poèmes et finitude de ce dans quoi nous sommes et que nous construisons en partie conditions de notre incondition :

Je pense parfois que l’écriture
me mènera jusqu’à la mort
avec toi et peut-être c’est une autre mièvrerie

Mais « précédé de » annonce autre chose. Il faut que tu me suives, deuxième hexasyllabe, réitéré si souvent au cours des deux ensembles de poèmes ne reste pas seulement une invite, et devient une sorte de principe initial sans origine décidable qui ne peut être évité ni choisi – bouclant ici le titre autant que le recommençant, manière de subvertir sans les annuler et même en les refondant les notions de début et de fin :

j’y suis enfin arrivé
j’ai pu saisir une image
de tout ce qui m’entoure
et de toi
si ce n’est satisfaisant
du moins la plus complète

Alors je m’y mets
je recommence une fois et
aussitôt ça bloque parce que
je ne sais pas dire
ce que je recommence
ni pourquoi d’ailleurs

Et pourtant quelque chose s’est enclenché

Soudain, je pense à Orphée, à la chorégraphie de Pina Bausch dans laquelle Eurydice désire ardemment qu’Orphée se retourne et l’incite sans relâche à le faire. J’imagine Orphée saisi entre plusieurs élans contradictoires dans « le présent du présent » ; il doit continuer, moins pour avancer que pour « prendre sur soi » ce Il faut que tu me suives qui le devance, qui le concerne au moins autant qu’il concerne Eurydice. Il ne le peut absolument. Mais il entend : sollicitation, appel, injonction, ordre ? D’ailleurs, qui est Orphée, qui est Eurydice, qui donne la main à qui ? Est-ce vraiment une adresse au lecteur, à quel lecteur ? Oui et non :

Et toi à ce moment précis du poème
ce qui importe c’est que tu acceptes
ma voix et que d’une certaine façon
elle t’importe
une histoire d’import-export

Est-ce aussi à celui qui écrit, et cet appel vient d’où ? Est-ce un désir recommencé de comprendre, ou cette attente que la langue crée, condition inconditionnelle de chaque homme vivant ? J’entends dans ces mots une forme plus impérative encore mais analogue à celle, plus séduisante, d’un autre titre, celui-ci d’un livre de James Sacré consacré à l’activité du poète et des poèmes : Viens, dit quelqu’un. Qui est ce « tu » qui apostrophe et est apostrophé ? Cette main tendue, j’y vois une des conditions de l’inconditionnalité humaine. Et je pense aux besoins de l’être humain tels qu’ils sont listés pas Simone Weil dans Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Bien que je ne m’accorde vraiment pas à sa définition du besoin humain d’obéissance, je suis sensible au fait qu’elle associe nécessairement à ce besoin les notions de confiance et de consentement (et de non-consentement dans le même mouvement). Il me semble que ce Il faut que tu me suives, interrogé, « tâté » de tous les côtés avec d’autres mots tout au long du livre en accueils et en refus qui se réamorcent les uns les autres, est un vrai pavé dans la mare, en ce qu’il réintroduit la question du commun et de l’obligation d’une singulière manière :

Il faut que
ça vient du silence et peut-être
ça y retourne

Il faut que tu me suives choque, heurte souvent – je l’ai constaté en présentant ce livre à d’autres personnes – la conscience politiquement correcte de lecteurs attachés à une sorte de consensualité non-violente grâce à laquelle chacun détaché des autres fait ce qu’il veut, où il veut, quand il veut , comme il veut et ce désir de maîtrise absolue participe activement à la « privatisation des individus », à « la fin de l’humanité en cours » qu’une interprétation millénariste supposerait inéluctable ; mais j’imaginerai plutôt la fin de cette humanité-là, de cette civilisation-là. À qui s’adresse finalement cette sorte de « mise en demeure » lorsqu’elle s’aventure dans le vif de l’action, sinon à chacun d’entre nous, vivant , sans qu’il puisse s’y soustraire à moins de s’illusionner :

Tu me suis n’est-ce pas

Parce qu’il le faut
même si tu ne comprends plus rien ?

Et qu’est-ce qui est tu, « ce quelque chose qui ne fait pas silence / dans le silence même / quelque chose qui appelle un mot / dans l’absence même de mots » et se manifeste toujours sous forme de signal qui « réveille », qui « place en dehors », « très léger instant de la situation présente », « addition de plusieurs instantanés » parmi lesquels des instantanés directement politiques comme le poème « Face aux Zouaves » dédié à Christian Laval et Pierre Dardot, sociologues auteurs entre autres de Communs, essai sur la révolution au XXI ème siècle, un livre que je crois pouvoir lire en filigrane dans ce poème. Le poète infère l’un de l’autre accueil et résistance dans le même mouvement, tension oxymorique généralisée aussi à l’œuvre dans le titre de ce livre : il est nécessaire de faire face et de lâcher prise, de s’accorder au monde et au poème en s’en dépossédant plutôt que de les prendre en tenailles pour une plus intense domination. À travers et avec des interrogations, des doutes, des affirmations - acceptations et refus - qui instituent une parenté entre politique et poésie, Alexis Pelletier risque entre elles une sorte d’osmose efficace et fragile qui les distingue autant qu’elle les rend poreuses l’une à l’autre :

Je regarde la nuit
les nuages et je ne sais pas ce qui tremble
au loin
les arbres ou le désir et j’entends cette obligation dans les mots
l’acceptation du monde et de toute ces horreurs
mais avec l’idée peut-être
d’intervenir dans les mots ou avec
eux pour une écoute plus large
où le refus
devient la part prégnante de l’acceptation
d’être au monde avec la volonté
de chanter celle-ci par des rythmes inégaux ou non
qui affirment le commun comme
une chance qui est
le principe de l’émancipation du travail
une chance plus vaste que le monde
lui-même

Écoute ainsi le plaisir de suivre le vol
des fous de bassan
ou de voir dans l’écriture du poème se lever le jour
et faire ensemble un beau collage

On travaille toujours avec les autres

Les autres ne sont pas seulement poète, danseur, peintre ou musicienne, mais aussi boulanger, potière, professeur, conseillère municipale, etc., tous dans le même bateau et tenus de la même manière entre possible et impossible :

c’est peut-être le moment de nommer Thierry et Corine Richoux
viticulteurs à Irancy
et de mesurer comme chaque année
le fait que
la récolte dépende d’une somme de travail
et [...] orages grêles qui peuvent réduire
en quelques heures voire quelques minutes
à rien tout ce qui a été fait

c’est cela
la fragilité du temps dans le poème
ou ailleurs
et la limite entre
le poème et le monde
n’existe pas

Et puis , oui, il y a les oiseaux, rencontrés au détours de nombreuse pages, en vol, en voix. Rossignol, merle, rouge-gorge, martinet et ce fou de bassan, si présent, dont Alexis Pelletier, liant dans le même mouvement références et référents, dit dans un entretien, :

Je dis un oiseau et ce n’est pas l’absent de toute cage qui apparaît, pour parodier Mallarmé… Ce sont des oiseaux que j’ai vus, que j’aime voir régulièrement, les fous de Bassan qui survolent d’assez haut la mer et plongent d’un coup sur des poissons par exemple. Je suis toujours ému par ce piqué, par le geste, par l’équilibre et la violence qui le sous-tendent. Mais avec l’oiseau, le mot oiseau, ce sont aussi des partitions que j’ai écoutées avec les noms des compositeurs mentionnés. Et je voudrais que tout entre dans le poème, même si ce tout n’est que la sélection que je fais de ce qui entre. Alors viennent les interférences que tu mentionnes. [...] Je cherche toujours à donner ces références, non pour étaler ma science mais pour les partager avec celle ou celui qui le voudra bien. Et j’ai ce besoin de dire – presque dans la simultanéité – la concentration du sens, des sensations, de l’émotion. Ce mélange, je le vis toujours comme une sorte de don voire une surprise – un cadeau porte toujours une part de surprise.

Et puis il y a la mer :

Je sais bien qu’il n’y pas de hiérarchie
entre eux et que n’importe quel vocable
peut avoir sa place dans ce que j’essaie d’écrire
mais maintenant est-ce que tu vois la mer

Quand je referme le livre, je n’entends presque plus qu’elle. Je l’entends, omniprésente, et je l’ai lue comme une grande partition, prégnante dans toutes les ruptures de rythmes, dans toutes les reprises, les apparitions, les disparitions, les écroulements de voix, les strates sonores, et aussi les percées saillantes de frêles instances mélodiques (on entend même un pipeau). C’est comme si tous les mots ainsi agencés en poème me traduisaient la mer, son élan perpétuel, son indifférence totale, son inaltérable énergie, l’ampleur démesurée de ses flux et reflux, ressacs, miroitements-mirages, ruissellements, etc. Elle ressasse, revient, repart, s’énerve ou s’apaise, un peu moquée mais toujours diserte, tentée peut-être de faire entendre « l’eau dans la langue et de ne plus avoir de limite entre le mot et ce qu’il désigne » :

Un vieux phantasme
l’impression de plonger dans la phrase

Je sais pourtant que dire ceci
ça garde un côté poseur
et ça dit regardez-moi je suis poète

Parce que des poèmes de l’eau
on peut en faire tout un lac
bien que pour moi le plus souvent
ce soit la mer

Il faut lire ce livre, et d’abord s’y plonger. Le suivre, tenter de le suivre, s’y abandonner, y résister. Que le poète se confie à la contemplation la plus accueillante, la plus heureuse, et qu’il se dresse dans le même élan sur le qui-vive forcément le plus attentif, dans le refus, sera une surprise roborative, qui vous obligera. Ou pas... Que ces poèmes disent la douleur sans la contrefaire et l’élan de vivre sans savoir comment le vivre m’émeut au plus fort. Peut-être attendais-je cela d’un livre ? Qu’il existe, quelle chance et qu’il m’accompagne maintenant pour longtemps dépend maintenant de moi.
Et Mlash, hétéronyme du poète, écrit aujourd’hui, le 20 octobre 2020, sans contredire ni Le présent du présent ni Il faut que tu me suives, dans la continuité d’une présence au monde et dans l’emportement violent et cruel – effrayant et effroyable - du présent :

peut-être la poésie ne sauverait pas
le monde mais elle restera
cet impossible qui affirme avec
tous les corps
le tien le mien les nôtres
que l’être humain est
inconditionnel et que maintenant
toujours c’est en se tenant
les mains pour faire face

 

Poèmes d’époque / Milène Tournier, Polder 184, 2019, préface de François Bon

il faut sauter c’est maintenant, il faut sauter, c’est réel, il fallait sauter, c’était une rivière

Milène Tournier, docteur en Etudes théâtrales et créant des œuvres hybrides extrêmement sensibles, joue entre tous sortes de flux temporels, spatiaux, sémantiques ; elle les mêle, les emmêle, les démêle. Ses brefs vidéo-poèmes donnent le ton. Tout se joue dans un rythme plutôt rapide et par court-circuits étonnants d’images et de mots associés au plus juste. Etincelles nombreuses, jetées en échos à la recherche d’autres échos, elles se pressent, s’attisent, se suscitent les unes les autres, d’où un sentiment vif, instantané mais complexe, de jaillissement un peu désordonné et, en même temps, d’un flux continu, nous entraînant sans cesse, sans que nous ayons le temps de vraiment voir, de nous mettre dedans. A peine effleurés, pourtant touchés. Une sorte de paysage s’installe cependant, et le temps « prend », il « prend corps ».
Dans un des ensembles de ce recueil très attachant, « Poèmes en bloc », en prose dense quoique fragmentée en plusieurs morceaux qui ne se détachent pas tout à fait les uns des autres, on peut imaginer la riche palette sensorielle de Milène Tournier, sonore, visuelle, mais pas seulement. Elle convoque tout un univers singulier de détails incongrus, d’images surprenantes et intenses qui se défont et se refont les unes dans les autres, détails et images auxquels elle attache une attention serrée que je pressens comme sans relâche :

Et puisses-tu mon dieu, mon dieu, ne me quitter jamais et quand même qu’il suffise d’un dimanche l’hiver, l’heure avant le repas des gens, pour que la nuit qui s’avance soit toutes les morts qui viennent et que la pensée de l’univers, d’un coup dégagée, comme une salive un peu lourde, ramènent les planètes une à une comme dans un concert entrent les instruments, les fanfares les mon dieu les souvenirs de fanfare. N’importe quelle fanfare et alors qu’on se fout des fanfares. Et le gros pleur hurlé du bateau qui quitte la terre, le brame fou du bateau s’envolant.

D’autres ensembles présentent une structure plus légère, quelques mots suffisent : « Plus ou moins des haïkus ». Un détail brille, et une histoire frêle, parfois franchement drôle, surgit d’une image troublante :

Je serai près de toi
Comme un vélo dont on descend et qu’on pousse
Dans la montée

Pas de pathos, mais des remarques qui frôlent légèrement la métaphysique, interloquent et donnent à méditer :

Le plus effrayant n’était pas
La tempête mais qu’après
La tempête, les cyprès aient la même forme

Presque ironiques, quelques mots expriment parfois une douleur - de type politique, une sorte de révolte :

Le clochard parle
Au pain qu’il mange
C’est résoudre deux problèmes en une fois.

L’ensemble de ces poèmes expose aussi une question proprement littéraire. Milène Tournier désire que quelque chose bouge vraiment dans les agencements de mots, qu’ils nous réveillent. A la fois pour séjourner enfin dans un présent mobile et surprenant dont nous sommes aussi les auteurs pour découvrir que tout échappe, tout va si vite, et pour retenir ce qui disparaît, le répéter jusqu’à ce que ça existe, vivant :

On aura des indifférences de feu, [...] ,
On aura des tranquillités de feu, [...] ,
On aura des superbes de feu, [...] , on aura des condescendances de feu, de se tenir à la cheminée, pour faire croire à l’humain mille choses, et qu’on est doux, qu’on est un feu mais aussi presque un chien.

Le théâtre intéresse et intrigue Milène Tournier. Alors, dans « Poèmes de famille » le premier ensemble de poèmes du recueil,
le lecteur rencontre des personnages, de petits personnages parlant et agissant sur une scène très improbable, marionnettes soumises au flux numérique et virtuel. Finalement, je me demande si dans le désir donner à vivre-voir-entendre le merveilleux et mouvant quotidien – mais aussi ses distorsions et fêlures – il n’y aurait pas, au contraire, le désir que nous trouvions la bonne allure, celle qui parviendrait à restreindre une trop grande vitesse ou bien à l’interroger pour l’ajuster au mieux, parfois par antiphrase :

le jeune à côté de moi
Avant de regarder la vidéo-poèmes
En accélère la lecture
À 1,25.
Le jeune à côté de moi est mon petit frère
(Parfois 1,5 il me dit)
il y a dix ans entre lui et moi
Dix ans ou sept et demi
Accéléré en 1,25
Et je regarde mon frère cet humain
Et je suis vieille bien sûr
Vieille et tendre
Et un peu étonnée
(Car inquiète
Inquiète ce serait trop
Ma mère)

Ce livre, quoique de peu de pages, me semble vraiment et particulièrement vivace. En vers libres aux strophes aérées ou au contraire en long déroulé, ou en masses de prose compactes, les poèmes flambent et donnent une lumière qui crépite, lanterne oscillante ou foyer auprès duquel se tenir. Ils rêvent. Ils rêvent de parvenir à inventer « le lieu et la formule », comme la poète :

J’ai rêvé d’un mouvement littéraire à faire en même temps vaciller et tenir l’époque.

Ces poèmes épousent certes les flux qui nous traversent et nous composent, mais il me semble soudain qu’ils le font pour mieux leur résister, d’où un bonheur de lecture que rien ne vient jamais menacer.

Poste restante / Orianne Papin, éd. Polder, 2020

Encore un petit Polder aux apparences légères. Rien que le titre signifierait la découverte d’un monde sans attaches, celui d’une voyageuse que rien ne retiendra. Elle nous entraînera, ne nous retiendra pas non plus, elle si fugace. Non, pas du tout, il semble que même si c’était simplement pour pouvoir en parler, l’amour d’un été tiendra lieu de port, de chemin au bord de la mer, de temps qui passe vite, si vite, d’île à peine effleurée, de sol pour le repousser du pied, de poème pour esquisser un pas de danse, dessiner un rêve vivant et fugace. Dans sa présentation, Orianne Papin avance qu’elle écrit « Avec l’amour pour sol ou horizon, à moins qu’il ne s’agisse d’un prétexte pour vivre encore plus près des vagues et des mots ». L’amour comme paysage, la mer et le sable comme sentiments désirables, les poèmes s’égrènent, très légers et très denses en même temps. Plus on les relit, plus ils nous étonnent, surprennent le désir de savoir où l’on se trouve et compliquent tout à loisir. A la fois triste et gai, réflexif et légèrement ivre de bonheurs sensuels et amoureux, les poèmes tressent une expérience d’étés au bord de la mer à une sorte de mélancolie retenue et une rêverie comme aérienne, ou comme l’écume d’embruns fragiles et déjà dissous dans l’espace :

Vivre
sur la pointe des pieds
incapables
de faire terre
le bonheur

[...]

Demain, il n’y aura plus d’île
et à peine le vol
de nos cheveux mêlés
à la mer.

Une fine méditation sur les mots, elle, résonne à travers tous les textes en leur donnant une tessiture de soprano un peu triste, dans un jeu de gris et de bleus qui jouent les uns sur les autres et s’effacent :

Je n’ai pas de réponse.

On a ficelé les mots
et le vent est venu.

[...]

Je ne suis pas une réponse
tout au plus un nuage
d’interrogations
bien trop légère
pour faire voile
quel que soit le navire

il y a des matins où je sens
que je pourrais même disparaître
de moi-même.

Ce petit livre procure un vrai bonheur de lecture. On est ému par des vers qui brillent un instant : Ta bouche me rassemble / et ça me fait / pousser / des îles.
De brefs poèmes convoquent toute la mer, mais surtout sous formes d’écumes légères apparues-disparues, et toute une joie d’exister plus grande qu’elle en même temps qu’une légère inquiétude on ne sait venue d’où :

Ils m’ont dit
de chercher l’insouciance
alors j’ai laissé entrer
dans ma tête
ces corps heureux
qui sautent les vagues

je sens parfois bouger
leur sourire
quand ils jouent
à leur tourner le dos.

Ces poèmes, lorsqu’on les relit, tiennent bon. On y trouve d’autres possibles que ceux que l’on avait caressés lors d’autres lectures. Poèmes d’amour, poèmes sur les poèmes, poèmes de mots et d’amour (de désir aussi), poèmes de mots sur l’amour et poèmes d’amour sur les mots. Poèmes adressés, mais à qui et pourquoi, voici ce qu’ Orianne Papin en dit dans sa très éclairante, sobre et simple présentation , post-scriptum singulier et vif :

Poste restante invite au mouvement et parle d’éphémère : une adresse provisoire en bord de mer, ces îles qu’on n’explore qu’à marée basse, les formes et les désirs du corps, fragiles comme des dunes, les grandes vacances et les rites de passage.

Françoise Delorme


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