- Monna Innomata / Christina Rossetti, traduit de l’anglais par Raluca Belandry, Rossetti, éditions les défricheurs, 2022,
- L’argument du rêve / Muriel Pic, éditions Héros-Limite, Genève, 2022,
- Nuit scribe / Eva Marzi, éditions d’en bas, Lausanne, 2022,
- Oser l’insecte / Jacques Moulin avec Anne Le Maître, éditions L’Atelier des Noyers, Perrigny-lès-Dijon, 2022
Parmi quelques livres de cet été, de ceux qui s’aventurent dans notre énigmatique existence et m’ont nourrie, Monna Innomata de Christina Rossetti m’a intriguée, à plus d’un titre. Le personnage de la poète, d’abord. Haut en couleurs, semble-t-il. Très volontaire, très étrange aussi, elle a écrit tous ses poèmes en restant dans son cercle familial, 1057 poèmes en anglais et en italien dont seuls quelques-uns sont édités ici par les éditions les défricheurs, dans la collection fondateurs, ce qui montre l’importance attachée à cette poète. Un texte de Virginia Woolf intitulé « Je suis Christina Rossetti » clôt ce petit livre et, comme à son habitude, elle exerce un jugement sûr et perspicace en s’adressant directement à Christine Rossetti :
« Il est vrai que l’agencement des choses est si étrange et la poésie, un si grand miracle, que certains des poèmes que vous écrivîtes dans votre petite chambre auront fusionné dans un parfait accord ... »
Les 14 sonnets de cet opuscule sont peu nombreux, mais particulièrement denses. Ils résonnent tous comme une réponse et tout aussi bien comme des questions à un vers de Dante et un vers de Pétrarque mis ensemble en exergue à chacun d’entre eux.
Ce peut être « Oh, ombres noires, sauf en leur apparence » couplé avec « Un guide imaginaire la conduit » par exemple : ainsi rapprochés, ces vers brillent déjà d’une lumière particulière. Comme il s’agit d’un recueil de poèmes d’amour, nous voilà curieux de ce qui va venir. Sous la plume de celle qui cherchait à vivre et formuler des amours vives, fécondes et égalitaires, voilà les mots que nous lisons :Ainsi en rêve seulement nous nous offrons ;
La foi qui enrichit celui qui offre ou cueille ;
Or, si le sommeil l’emporte sur le réveil,
Mourir serait bien plus doux que vivre,
Et rien de nouveau sous le soleil.Cette conclusion tremble dans la lumière d’un matin pris entre une joie assez confiante et un désir impossible, impression que viendra conforter les vers étonnants et véhéments du sonnet suivant :
Mais les mesures et poids nous causent du mal.
Un amour vrai ne sait ni mien, ni tien ;
D’un moi, d’ un toi distincts, est fait un amour libre ;
Amour où l’on forme deux, et deux forment l’un :
Un amour plein ne voit de tien qui ne soit le mien :
les deux partagent la force, les deux perdurentBref, j’ai été très émue par ce petit livre dont l’auteure ne m’a pas semblé séparée de moi par tant d’années. Je lis mal l’anglais, mais il m’a semblé que la belle musique de l’original me parvenait belle aussi à travers la traduction de Raluca Belandry qui signe une introduction très attachante et très passionnée intitulée : « Christina Rossetti, la femme nommée ». Christina Rossetti écrit une poésie que j’aimerais connaître plus.
Tout aussi étonnant, dans un tout autre registre, L’argument du rêve de Muriel Pic m’a laissée sans voix un long moment. Je ressentais dans ce livre une intelligence très fine, une souffrance sous-jacente, une ironie toujours bien placée, tranchante, mais sans mépris, se décantant en toutes autres sortes de sentiments, en interrogations discrètes surtout, comme le suggère la déconcertante photo de couverture à la fois belle et drôle prise par Ingeborg Boysen. Par l’effet de curieux rapprochements mêlant poèmes et photographies (qui proviennent pour nombre d’entre elles de fonds historiques), cette poète trace un cercle, fragile et tâtonnant autour du monde, du Japon de She Shonagon ( Xème siècle) à l’Allemagne de Annette Drost-Hühlhoff (début XIXème siècle) en passant par l’Amérique du poète Robert Lax (dont Jack Kerouac disait qu’il était « une des grandes voix originales de notre temps ... un pèlerin à la recherche d’une belle innocence »). De nombreux artistes tels Gramsci, Villon, Sappho, Lorand Gaspar, Chris Marker, etc, comme d’autres nombreux personnages anonymes, traversent ces poèmes enclos dans des titres clairs qui balisent la lecture, poèmes dont Muriel Pic dit elle-même dans une introduction utile de quoi il retourne en leur avancée :
Je suis partie d’expériences qui m’ont désorientée, troublée [...] J’ai écrit en voyageant et en lisant [...] en consultant des archives [...] ce n’est plus moi qui explorais (les documents), ils m’envahissaient [...] ils ont fait surgir des spectres dans mes nuits,des images grises semblables à des grisailles, genre pictural extrêmement singulier [...] car il retranche toute couleur au profit d’un camaïeu de gris. Le poème bivouaque dans les temps faibles, erre dans les marges du sang des êtres, ignore l’héroïsme des grandes fresques. Il est témoin.[...] Voici grisailles – avec le fil rouge d’une veine.
La poète écrit ici une sorte de poèmes-documentaires très « désaturés » que l’on peut lire séparément, mais qui gagnent à être lus comme une suite, car quelque chose comme une compréhension de ce dans quoi nous sommes prend corps peu à peu. Les fragments, les éclats se mettent à parler les uns aux autres, les uns par les autres et à poursuivre une vraie conversation. De l’espace « nucléaire » d’Okinawa, de la plage nudiste d’Orplid à l’île aux monastères de Patmos (photos de Lorand Gaspar), des poèmes en vers libres rassemblent peu à peu par ellipses et par confrontations inattendues dans une seule image très mobile, changeante et sensible l’espace et le temps de nos vies, la réalité corporelle, individuelle et collective, sociale et politique contemporaine ; ils témoignent fortement de l’activité des traces fragmentaires et plus ou moins violentes que nous pouvons en retenir, sidérantes parfois. D’autres poèmes plus introspectifs et réflexifs au lyrisme sobre ponctuent ces associations multidirectionnelles qui poussent le lecteur à rêver lui aussi. Le rêve, ainsi convoqué, trouve alors une densité qui s’intensifie progressivement, s’égare peut-être, parfois s’approche de vérités que l’on se doit d’entendre, d’accueillir , de retourner sous toutes leurs faces, de méditer :
Regarde, dit le rêve
le mouchoir s’agite et le drapeau !
Rien n’est neutre dans l’adieu
cela dépend du fond de l’air
et de l’œil qui se ferme.Dans le temps insulaire
j’ai longé en boucle plusieurs plages
enroulé de longues cénesthésies
au fil de l’aube ou du crépuscule
aux extrêmes de la conscience humaine.Et l’élémentaire ne cesse de répéter
que tout peut recommencer.Un peu comme en un écho puissamment réveillé, Eva Marzi écrit un livre dont le titre Nuit scribe imagine peut-être que les mots nous sont soufflés d’ailleurs. Mais par qui, mais par quoi, surtout s’ils naissent dans un autre livre qu’il faudrait déchiffrer :
Je vis dans le livre ouvert
à la portée de tous
à l’aune du récit
qui s’époumone en brûlantNous rencontrerons surtout dans cette poésie très resserrée des éléments naturels, réels, vus, entendus, touchés, silencieux ou non, dont la vie métaphorique dans la langue rend compte de notre fragilité, de notre insuffisance aussi, d’un certain désarroi :
Qui a mis ces mots dans ma voix
et quel est l’alphabet
qui court dans ma vie ?Je lis et j’ai toujours plus de questions
Il en est de même du geste d’écrire, il serait maladroit, peu sûr. Il ne simplifiera rien malgré la justesse recherchée et bien souvent atteinte, comme si les mots ne parvenaient à toucher ni extériorité ni intériorité, toujours un peu en retrait, en retard, en avance, pas assez souvent au rendez-vous malgré l’effort tendu vers plus de vérité. La poète se demande ce qui arrive grâce au poème, doute qu’il arrive quelque chose, quelque chose de nécessaire ?
J’habite dans les fosses
où je prends soin de cacher mes motsUn esprit est en croissance
dans la clairière
Je fais de mon mieux
pour démêler les mousses
mais je m’y prends mal
ce grand soupir qui plane au sommet
promet de m’emporterUn arbre est plié déplié
Suis-je utile aux verbes de la forêt ?Parce que « les mots errent comme la faune », rien n’est jamais gagné. Tout se perd peut-être. Mais non, comme le dit Pierre-Alain Tâche dans une courte et éclairante préface, Eva Marzi « fait face, elle regarde, elle écoute, consciente de la précarité de son état. Et ce qu’elle conquiert n’est pas peu : l’expérience d’écrire lui a permis d’affirmer que « rien n’est gâché ». Elle tâchera de rester vigilante, à offrir sans peur au lecteur de surprenantes images :
Les arbres
qui se cachent dans la forêt
sont des lâchesSurprenantes images qui éclairent une poésie très sobre, très tenue aussi, très économe. Parfois un tercet taillé au plus près trace un éclair. Si simple, il va droit au cœur, blesse et rédime dans le même mouvement :
Un jour je m’en irai
laisserai la place à la nuit
d’un autre humainEt dans la foulée, dans l’obscurité et la clarté que nous inventons pour un peu mieux voir, un peu plus être présents au monde, Jacques Moulin avance dans Oser l’insecte :
De jour comme de nuit
on ferme les yeux
pour ne pas voir les leurs
sentinelles multiples
à la voyance aiguë
à la captation fine
sous des membranes d’énigmeCe petit livre charmant (j’emploie cet adjectif à dessein vraiment dans tous ses sens !) est écrit et dessiné à deux voix, celle de Jacques Moulin et Anne Le Maître. On se surprend à toucher les dessins vifs d’Anne le Maître pour voir si l’aile de la coccinelle n’est pas en relief, si les dizaines de fourmis ne vont pas s’échapper de nos doigts, si les mouches vont se réveiller de leur torpeur. Les vers du poète, si les dessins donnent volume et couleur, esquissent avec une précise sobriété teintée à la fois de curiosité et de réserve cette vie des insectes qui semble un peu parallèle à la nôtre, étrange, infiniment présente malgré leur petitesse, très lointaine et pourtant très intrusive. On s’émerveille comme un enfant que ce petit livre ait pris la forme de deux leporello qu’on ne sait pas vraiment par quel bout prendre, à la fois ailes pliées et dépliées, mystérieux petits objets « sans paupières » dans lesquels lire l’étonnement, la vague mais certaine inquiétude en face de ces animaux, trouble jamais complètement vaincu, toujours reconduit depuis l’enfance :
Il faut oser l’insecte. Tracer son nom sur la page. Approcher son parcours
– il ne va pas te manger.
Le frôler pour composer avec lui,
tenir la juste distance.Il est beaucoup question de regard dans Oser l’insecte, bien sûr, à cause des yeux si fascinants de toutes ces petites bêtes, « leurs cloisons panoptiques » qui nous détectent, mais aussi parce que parler des insectes incite à accueillir quelque chose de presque étranger, nous convie à ouvrir « nos yeux ignorants » sur notre propre étrangeté à nous-mêmes. Il paraît soudain bizarre ou pas du tout évident après la lecture d’avoir des bras, des jambes, de regarder le monde, d’écrire, d’écrire sur les insectes : « Inventivité des métamorphoses ». Je dis charmant, car c’est un peu comme si ce petit livre m’avait jeté un sort. Il m’invite à aller y regarder de plus près, d’autant plus que la méfiance qui m’habite souvent en face des insectes laisse tout aussi souvent place à un désir de rencontre jamais assouvi mais toujours prêt à renaître, une envie d’y aller vraiment voir, auprès de ces animaux dont la compagnie nous rappelle notre existence, mais de plus loin, pas comme le chien, le chat ou l’oiseau, ni même l’ours ou le loup. Omniprésents, absolument inévitables et parfois réellement menaçants, depuis si longtemps avec nous, ils réassurent des sentiments de durée, de vitalité, parfois très fragilisés en ces temps de crise écologique :
Insecte immémorial
Invertébré
Infiniment divers
Innombrable
Indéchiffrable
InsécableNous sommes des vertébrés, mais pour le reste, pris dans les rets imageants d’un poème et d’un petit livre colorié et sans prétention, comme eux , avec « leur mystère d’insecte », nous sommes là, avec notre propre énigme qu’ils désignent particulièrement bien :
Ça repose dans la paix des vitrines
des collections
des reproductions
des figures
Ils sont làNous sommes là. Nous écrivons et lisons des poèmes aussi troublants que les ailes, les pattes, les yeux de ces milliards d’insectes dont certains nous restent pour toujours inconnus et dont quelques autres révèlent leurs mystérieuse réalité.
Françoise Delorme