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Repères, repaires, par Françoise Delorme (juillet 2024)

mercredi 10 juillet 2024, par Cécile Guivarch

Mimosa reliques et révolution, Marie Huot, Backland éditions, 2024, Paris

En m’attardant sur la couverture de Mimosa reliques et révolution, si douce au toucher, je m’étonne de la couleur, une sorte de sépia comme recouvert de pollen, comme l’apparition d’un rêve. On reconnaît une image du début du film Le miroir d’ Andreï Tarkovski. Une jeune femme, la mère du cinéaste, y attend, assise sur une barrière, devant un grand pré que le vent fait ondoyer doucement. Ce pourrait être la mère de la poète – ou la nôtre – que nous rencontrons tout au long des poèmes de ce livre. Nous rêvons avec elle, nous désirons, nous nous penchons vers ce qu’elle voit, vers ce qu’elle voudrait voir, vers ce qu’elle a vu, vers ce qu’elle craint, aussi.
Le présent aujourd’hui fleuri en mimosa – l ’herbe remuée, « les histoires brutales » et mortifères, le passé « reliques » - les morts et leur héritage, et le futur – révolution à faire ou orbite terrestre, se donnent rendez-vous dès le titre, dès la photo extraite de ce film. La jeune femme nous tourne le dos. Des chevaux, dans ce « paysage-aux-chevaux-mélancoliques », paissent tranquillement, deviennent peu à peu dans le livre un paysage de mots que des traits d’union retiennent dans l’expression pure d’un sentiment, lié à une impression qui attire le regard et le cœur. Une attente toute contemplative semble suggérer comme un havre encore possible :

En marge des grondements et des fureurs de vivre
je voudrais m’assoupir une journée entière
près des chevaux mélancoliques

La couleur pâle du mimosa monte dans l’image ou alors doucement s’en retire, je ne sais pas.
Francis Ponge écrivait au sujet de cette fleur : « Il y a de la sollicitude dans son geste et son exhalation. L’une et l’autre sont des épanchements, au sens qu’en donne Littré : communication de sentiments et de pensées intimes. ». Je ressens la douceur mélancolique de cette photographie proche de la simplicité modeste de l’écriture très intérieure qui anime les mots contenus dans ce livre. Ils s’épanchent, oui, et voudraient retenir notre humanité dans un monde « peuplé d’attente » selon l’expression de Jean Follain, ici déclinée dans la voix d’un « hibou des arbres ombreux » :

Il dit
mon attente est douce
elle a la lenteur du blé et la couleur du temps
oui ma vie est bleue ma bonne halte
petit hibou des arbres ombreux
je songe et chante
que viennent les saisons les éperons-miracles
paysages traversés
je n’y vois que du bleu durant mon repos
– durant mon repos –

Les poèmes de Marie Huot se souviennent. Ils se souviennent d’une enfance simple et claire, qui se mesurait à l’immensité du monde sans l’arraisonner, plutôt en s’y confondant, en s’abandonnant à tout ce qui se révélait « sans mesure » et que d’aucuns croyaient inaliénable :

Dans les forêts
le temps d’une pause nous établissions
des hôtels-breloques
nous délimitions chambres-sous-bois
avec des lits d’herbe et de mousse
[...]
Les sous-bois remuent nos enfances

Notre toute petite civilisation n’abîmait rien
nous dormions sous un toit d’oiseaux

Les mots se remémorent et rêvent, ils se tiennent aux aguets même si parfois la fatigue tombe en affaiblissant la résistance et le désir, jusqu’à la tentation de l’abandon :

J’ai installé un théâtre d’ombres
à l’orée du bois
l’oreille collée à terre
j’écoute qui vient
[...]

Ma petite âme ne veut plus se battre
dans les ténèbres
ni traverser des sols pauvres

Jules Supervielle écrivait dans un poème très mélancolique lui aussi :

Quand les chevaux du temps s’arrêtent à ma porte
j’hésite toujours un peu à les regarder boire
puisque c’est de mon sang qu’ils épanchent leur soif

Les chevaux reviennent, surgis de vieilles légendes, avec les morts, tous les morts qu’il faut continuer à écouter, à entendre, à charrier avec nous dans nos souvenirs, nos rêves et nos désirs, avec aussi une sorte de lenteur que plus rien ne nous rappelle assez aujourd’hui et que le rythme tranquille de ces poèmes nous restitue. Les maisons reviennent aussi, les anciennes, celles dont il ne reste que ruines, les nouvelles qu’il faudra(it) imaginer plus légères, plus ouvertes, à peine esquissées, fragiles cabanes d’enfants dans les bois.

Il me semble que la mélancolie de ce livre se double d’une tristesse plus profonde. S’y ajoute comme une désespérance lucide qui pourrait presque se mâtiner d’une sorte de colère :

Qui ainsi rétrécit le paysage
le feutre comme une laine ?
Ce paysage ne me va plus
je n’entre plus dedans
il gratte sur ma peau

Je ressens cette colère aussi comme politique. Crainte, repli, angoisse, souffle tordu, fermetures brusques, révoltes sans fard, méfiances soudaines, la poète ne sait plus, dans le tourment de sentiments tous si douloureux. Que dire, sinon simplement dire ?

Sous quel prétexte me suis-je aventurée
où je pensais trouver un abri solide ?
Épouvante ou couardise ?

Sors de là, dit le temps
mais je ne fais plus confiance
ni au jour
ni au calme où semble se tenir l’ombre
pas plus qu’à ma mère qui pèle pour moi une pomme
en chantant

Nous sommes en train de tomber par la fenêtre
notre chute a la lenteur des supplices
et la brutalité définitive du crime

Ce poème que je cite en entier déplierait la complexité des sentiments qui habitent celle qui écrit ce livre si nuancé – frêles mimosas dans le vent –, sentiments tous teintés d’une incessante inquiétude, qu’il s’agisse de la destruction généralisée de la terre ou de la souffrance des vivants éperdus. Parfois une accueillante accalmie survient, qu’il faut recevoir à sa juste valeur, celle paradoxale d’un courage, courage énergique de continuer à dire, de commencer à dire, de poursuivre.
Le mot « audace » est là, puissant, écoutons-le :

Ce que la poésie fait à nos jours
s’appelle parfois audace
et malgré l’usure et la tristesse
il est bon que cela arrive

C’est comme une lutte, c’est une lutte dans la lutte, laquelle doit toujours être reconduite, éperonnée aussi. Il faut tenir. Il faut continuer, même si le désespoir coupe ou détruit toutes les routes, continuer à « contenir le chagrin / dans la nuit et les poèmes ", continuer à « nommer les choses inaccoutumées / qui traversent mes nuits ». Forêts incendiées, oiseaux qui se taisent, fleurs qui ne répondent plus, migrants exposés au pire risque, toutes attentes déçues, une sorte de poésie hagarde s’avance à travers une autre, plus aérienne, qui se souvient encore de ce qui nous a rendus humains, vivants, tels des « enfants-de-la-haute-mer » ( encore une allusion à Jules Supervielle), portés par un chant à peine perceptible, entre réel vécu et rêves structurants. Soutenu par une conscience morale, le chant persiste dans une mémoire-paysage lumineuse :

Une mer où on meurt
où meurent les autres
toujours les autres les inconnus les lointains

Mais avant
la mer était un champ
les hommes y plantaient verdure

Ce livre ne s’achève pas vraiment, il se prolonge infiniment dans une émotion vivifiée et irriguera nos rêves. Il déroule comme une lente mélopée sans fin, lente « comme un geste sûr de potier » comme si, pourtant, quelque chose pouvait renaître et nous contenir. Mais « comme si » ne peut s’oublier, le désarroi taraude. Chaque poème fait ressac du désastre, politique et écologique, revient flux et reflux. Ce livre reste assombri, définitivement. C’est sa grande force, née seulement d’une vulnérabilité assumée, qui lui permet justement d’éclairer le chemin :

Cela m’a rappelé que ce que j’écrivais était obscur
obscur en surface
mais éclairé en dedans

Une dernière image convoque un autre cinéaste, Victor Erice, avec les images d’un autre film Fermer les yeux : elles esquissent dans le retrait intense qu’elles suggèrent une sorte d’apaisement distancié qui ne renie pas la part de refus nécessaire, à peine et presque une sorte d’espace et de temps retrouvés, à nouveau désirables. Ici et maintenant, sans autre énergie que celle qui se dégage de lui-même et le déborde, devenu hypersensible, sans peur, tout émerveillement persiste et même croît dans la perte :

On n’épuise jamais son grand voyage
ni sa pensive solitude

On choisit un figuier pour s’allonger dessous
et malgré son ombre ensorcelée
on sait que fermer les yeux agrandit lentement
le monde

Une autre naissance / Forough Farrokzâd, traduit du persan par Laura et Ardeschir Tirandaz, éditions Héros-limite, Genève, 2022

Ô toi,voix du prisonnier
Dans cette nuit terrible
Ta tristesse si noble
Trouvera-t-elle enfin une échappée vers la lumière ?
Ô toi, voix du prisonnier
Dernière voix parmi les voix...

La traductrice de Une autre naissance, Laura Tirandaz elle aussi poète, dit de la poésie de Forough Farrokzâd (1935- 1967 ), dans une postface bienvenue, qu’elle est « un appel à l’individu, à l’exaltation amoureuse, contre une réalité médiocre, submergée par « le brouhaha des petites pensées » [...], l’affirmation d’un sujet en prise avec son époque ». Je ne pourrai mieux dire. C’est vrai que tout ce livre nous entraîne dans une célébration échevelée de la vie et du désir et du refus tout aussi violent et cru de la brutalité haineuse des médiocrités qui entraînent l’Iran dans une spirale de violence qui n’a hélas jamais cessé depuis. Il n’est pas nécessaire de connaître l’histoire de l’Iran pour lire ces poèmes qui possèdent aussi une dimension universelle. Mais il est surprenant de comprendre ici avec tant de véracité vécue que ce pays ne parvient pas à sortir des formes terribles d’un pouvoir autoritaire qui n’hésite pas à user et abuser de la censure, de l’emprisonnement et de toutes sortes de châtiments. Un film récent aux accents à la fois très politiques et très intimes, Chroniques de Téhéran d’Ali Asgari et Alizera Khatami est né, disent ses auteurs, des premiers versets d’un poème de Forough Farrokzâd, poète très reconnue en Iran, « Versets terrestres » :

Alors
Le soleil est devenu froid
Et l’abondance a quitté la terre

L’herbe a séché dans les plaines
Les poissons ont disparu des mers
Et la terre
A cessé d’accueillir les morts

La force de ces vers propose une sorte de terreau durable à la continuité d’une révolte qui ne peut pas mourir. Elle soutient la vigilance et l’ardeur de ceux qui aujourd’hui ne plient toujours pas, même s’il s’agit d’un autre gouvernement tout aussi tyrannique. Elle les éclaire, les aide à survivre dans une très grande désolation. Que nous donnent en héritage ses poèmes très lyriques, sinon une imbrication très particulière entre désirs intimes, perceptions très passionnées d’un monde parcouru de frissons naturels, si vivants, et la profonde opposition à un monde politique cruel, violent et fou qui n’est pas sans ressemblance avec celui d’aujourd’hui ?

Les hommes tristes, défaits, ébahis
En groupe déchu
Allaient d’exil en exil
Portant leurs sombres dépouilles
Et dans leurs mains gonflait
L’ envie douloureuse du crime
[...]
les hommes un couteau à la main
Se ruaient les uns sur les autres
Pour s’égorger

Ces vers côtoient des vers exubérants et lumineux qui les contredisent et leur deviennent comme une sorte de provocation tant ils expriment la volonté d’une révolte que rien ne pourra retenir, une franchise et un quant à soi sans faille :

Vous trouverez un ruisseau chantant
S’en allant vers le bleu des mers
Bercé par le mouvement de sa révolte
[...]
Il allonge la cuisse verte des herbes
Il dérobe le parfum pur des bosquets
A sa surface, dans l’œil de chaque bulle
Il y a le reflet du soleil sans regret
Ô gazelles, gazelles des vastes prairies
Rapellez-vous du songe de celle qui ne dort pas

La belle traduction de Laura Tirandaz et son père Ardeschir donne à sentir dans les vers libres qu’ils épousent aussi le souvenir d’une poésie persane plus traditionnelle dans son balancé, dans sa rythmique lente. Elle revient sur elle-même en répétitions qui relancent le désir de vivre – amoureux et désirant – dans un monde qui ne se renie pas et désire encore un avenir vivant en ne tuant pas le présent :

Donc, il est vrai, vrai que l’homme
N’attend plus aucune apparition
Et que les filles amoureuses
Ont crevé leurs yeux naïfs
Avec leur grande aiguille à broder

Maintenant le cri des corbeaux
Résonne à l’aube

Forough Farrokzâd ne nous épargne ni les tortures ni les pendaisons dont l’Iran est coutumier. Elle se révolte, elle attise les mots et crie. Elle lance quasi comme des prières, des appels à qui, sinon à chacun d’entre nous ? :

N’est-il pas temps
Que les fenêtres s’ouvrent, s’ouvrent, s’ouvrent
Que la pluie tombe
Et que l’homme se mette à prier, à pleurer
Sur sa propre dépouille ?

Elle célèbre simultanément l’amour, mais il ne s’agit pas d’un amour abstrait et dénoué de sensualité, tout universalisant qu’il est cependant. Non seulement elle le célèbre, mais elle en suscite la joie, l’exaltation, dans des images qui émeuvent toute personne qui se laissera prendre à la beauté des évocations, suscitant une sorte de jubilation bienvenue, elle se donne toute au poème qui la soulève aussi :

Je viens, je viens, je viens
Avec mes cheveux soulevant les parfums des profondeurs
Avec mes yeux, dense expérience de l’obscurité
Avec des bouquets cueillis au bois de l’autre côté du mur
Je viens, je viens, je viens
Et le seuil débordera d’amour

Mêlant des poèmes d’amour dédiés à des amours et des désirs réels à des poèmes douloureux qui s’insurgent contre la brutalité, la bêtise et la violence criminelle des puissants, elle crée une poésie très étrange qui ne laisse pas en repos, oblige à se situer dans la turbulence des sentiments, la contigüité troublante des tourments et des ivresses, nous enjoignant vigoureusement à ne pas les confondre. Pourquoi est- ce que je dis « étrange » ? Parce que, je crois, ce livre se présente comme une sorte d’autobiographie poétique toutes en contradictions, entre élan vers la lumière, la joie tumultueuse et une négativité qui peut pousser jusqu’à la satire, au dégoût. Ces pôles se confortent et créent peu à peu le portrait tendu d’une personne avant tout très exigeante, sans certitude autre qu’il ne faut pas se laisser attraper dans les rêts de la laideur, ni rattraper par une impuissance toujours latente. Dans ses vers s’élève un hymne permanent à la beauté, toujours cherchée, toujours désirable, souvent reconnue malgré les obstacles, malgré les leurres :

Je ne parle pas d’un murmure inquiet dans l’obscurité
Je parle du jour et des fenêtres ouvertes
Et de l’air frais
Et d’un feu où brûlent les objets inutiles
Et d’une terre riche d’une autre vie
Et d’une naissance, du renouveau et de l’orgueil

Les lointains, Jean-Christophe Belleveaux, éditions Faï fioc, Paris, 2024

Les derniers mots, dans Les lointains, sont clairs et résonnent en diffusant dans tout le livre à travers tous les textes qui ont précédé. Après une liste conséquente de personnes mortes, écrivains, acteurs, proches et la petite chatte blanche, Jean-Christophe Belleveaux écrit :

[...] je n’y comprends rien de rien de rien,

merci,

de rien,

merci.

Ce sera un livre sur la vie incompréhensible, sur la mort, un livre de la mort, entre voyages – dans le temps et dans l’espace – , musiques et cheminement intérieur, entre questions philosophiques qui reviennent et sensations finement dessinées , à chaque fois nouvelles sur la page. Un livre des morts et de l’étonnement d’exister aussi, un livre paradoxal, souvent la peur chevillée au corps, mais aussi dans la joie d’être là, le désir d’être là. Alors le poète écrit et de ces proses poétiques, il sort quelque chose qui se mêle à la vie : dans un mélange explosif et vivace, comme un feu d’artifice pour éclairer la nuit, provoquant un émerveillement ? Une joie ? Une peur ? :

la pâte à modeler du cœur finit par se mélanger avec celle du train et des mots et les bouts d’araignées l’étoile clignote : attention attention je vais m’éteindre mais elle explose et ça illumine tout le ciel encore là

Quatre chapitres rassemblent le plus souvent des cahiers de proses et parfois des vers brefs en courtes strophes. Le premier chapitre intitulé « Sentinelle assoupie » se termine par un ensemble intitulé « 1958 », année de la naissance du poète. Mais c’est de ses parents qu’il s’agit, sa mère, son père, leur vie ouvrière pas très facile, sans histoire(s), entre usine et jardin et trajets en vélo.

juste un peu de cette vie insignifiante où les mois d’octobre donnent parfois un fils à un homme qui le souhaite de la lumière aux arbres et aux rivières, de la ténacité aux guerillos cubains. Je n’ai presque rien à raconter mais je ne peux me détacher de la page. Les mots voudraient dessiner encore l’acier qui résonne, l’usine comme un ogre, les chevaux morts, les oiseaux qui ne savent rien.

La vie des mots est la vie du corps, elle sourd ou surgit des flux concrets du monde, de ce que le poète peut en ressentir
et donner à imaginer :

Si j’ai une âme, elle coule au sucre de l’été, murmure sur les pentes du monde, est un peu de chaque brindille, mon corps, sois là, dans l’odeur des poires vieillies, la lumière qui transige avec l’humain, mon âme, emplis le mot qui te dit et conspire à toutes les conciliations.

Dans une sorte d’exercice pongien, un curieux ensemble de courts poèmes en vers tout aussi courts, intitulé « table », le poète convoque une table, toute simple, objet quotidien parmi les objets quotidiens, dont l’existence déborde largement la force évocatrice de son mot seul :

table (5)
je pourrais disposer d’un mot
table par exemple
mais il y a cette présence de roc
qui ridiculise le mot

Jean-Christophe Bellevaux la met en scène en suscitant par elle tout un paysage, tout un jardin de sensations, tout un monde à double entrée. Il célèbre finalement à travers elle le mystère de tout ce qui existe, nous aussi :

table (19)
sur laquelle je pose mes deux coudes
me penche au-dessus du carnet
puits
enfin où sombrent les questions

Ce beau livre, entre proses fluides et poèmes nerveux et resserrés, trace une ligne fugitive, celle de notre vie, entre moments d’adéquation (plus ou moins stables et jamais très durables) et moments de déréliction, voire de désarroi, et tout ça se passe dans une vie très ordinaire, celle de tous les jours :

Suffit cet évangile minimal pour les prochaines heures, coudre ainsi la gueule du néant, je m’extrais, je prépare un café

Le dernier chapitre, intitulé « De quoi s’agit-il ? » commence par : La guerre. La guerre qui hante et qui détruit tout ce qu’elle touche, lancine et rattrape par la peur et la stupéfaction qu’elle suscite, elle met en doute les vertus du poème, des mots, il faut continuer cependant à ne rien comprendre et à écrire, au-delà des forces, quand même sous peine d’extinction pure et simple :

Les vieilles lois mordent dedans ma chair Que viennent des vents qui renversent les enclumes Quoi suffit ? Je veux moi une vie de trappeur Rien ne suffit ni l’océan ni l’envergure je verse dans mon ver de l’encre du vin La peur atroce et la féroce liberté

De la terre en mémoire, Christine Girard, éditions Faï fioc, Paris, 2023

Réédité chez le même éditeur, ce livre bref avait déjà été remarqué à sa sortie, en 2014, par Ludovic De Groote, Isabelle Lévesque et Sophie G. Lucas sur terreaciel.net, entre autres. Ils saluaient tous l’extrême concentration de ce texte de deuil qui, quoique fragmenté, offre une matière dense, étonnamment dense puisqu’il s’agit justement de sonder l’impossibilité et la vanité de dire ce qui est à dire, l’extrême vacuité du langage lorsqu’on a vraiment besoin de lui :

récit troué absence de vie, suis née ici, dans ces lieux de l’oubli, c’est là que j’écris, c’est là où je suis

Ces mots, repris en quatrième de couverture, me donnent à penser, comme l’avance Jean-Marc Bourg (entretien sur terreaciel.net avec Sophie G. Lucas) que Christine Girard porte une attention particulière aux météores, aux configurations de l’espace qui se transforment au gré du temps qu’il fait, surtout s’il pleut et que l’eau se trouve privilégiée, mais pour parler de la terre, la terre qu’il faut vivre :

Christine Girard, elle, se bat avec une langue qui résiste, boueuse, qui fouille dans la ruine et le magma de la mémoire. C’est bizarrement une écriture à la fois douce et âpre, qui lutte pour que ressurgisse le souvenir, mais cette lutte s’opère sans violences. Dans une sorte d’obstination tranquille. Il a plu, il pleut, et l’on sait qu’il pleuvra, mais on cherche le soleil. J’aime beaucoup ce désespoir optimiste.

Je ne ressens pas vraiment l’optimisme de ce texte écrit dans la force d’un souffle qui va jusqu’au bout de lui-même presque dans l’espoir d’inventer des mots pour en combattre d’autres, des agencements de phrases au rythme nouveau et très perçant pour s’extraire d’une stupéfaction par le vocabulaire. Mais j’en ressens l’énergie efficace et surtout extrêmement volontaire. Il y a quelque chose de très tenu dans cette écriture qui avance jusqu’à la limite des possibilités du souffle, de très tendu même, entre le mot indicible de la mort (un suicide par noyade ?) et le désir de parvenir à formuler cependant, entre oubli et mémoire, entre disparaître et persister à paraître, entre silence et poème, un agencement de mots qui transforment ce silence sans le briser, au contraire :

traversée, traversant, j’ai traîné au milieu des mots, à les regarder, à les lire et à les dire, à les écouter, je me suis perdue au milieu d’eux, perdue pour laisser naître, apparaître, ce qui s’expose là dans le noir de l’écrit et le silence, tout le silence

La puissance de ce texte vient aussi sûrement de toutes les forces élémentaires convoquées, surtout l’eau, bien sûr, sa fluidité, sa violence, sa capacité réfléchissante, toutes les formes qu’elle prend pour apparaître et nous emporter, nous montrer à nous-mêmes vivants mortels, nous évaporer sans nous faire quitter la terre, autre élément prégnant, plus fort encore peut-être. Le monde sensible, en permanence présent, ainsi écrit, sollicite dans le lecteur toute une synesthésie. Les sens sont tous mis en jeu, sans cesse, dans un retour sur soi, flux et reflux permanent, pour raconter, peu à peu, faire émerger la violence inouïe d’un réel peut-être pour toujours inassimilable. On ne peut oublier. On cherche. On laisse échapper. On recommence. C’est sans fin, entre « les mots m’ont désertée » et « les mots pour rencontrer sa propre chair », tout un cheminement douloureux et tenace s’invente :

les mots pour dire la mort la noyée un matin de novembre ou était-ce au printemps, dans la mare le vivier, pas besoin de profondeur quand on veut en finir on en sait les moyens, un corps qui flotte, des mots qui flottent portés par l’eau , récit écrit à la surface de l’eau, pour retrouver, tenter de retrouver la mémoire

De la terre en mémoire est un livre qui touche juste. Une sorte de douleur étreint celui qui lit en face de l’inéluctable. Et la confiance dans les mots, pourtant, n’est jamais ébranlée, au contraire. Peut-être que leur pouvoir de dire, même ce qu’on ne croit pas pouvoir dire, se trouve magnifié par la rare persévérance, l’endurance de la poète. Je ne sais pourquoi j’ai pensé que ce poème pourrait être une sculpture que l’on verrait en train de naître. À chaque coup de burin, le vide et le plein finiraient par devenir une forme sensible, sûrement à cause du haut degré de matérialité qu’atteint ce langage poétique.x

Un test de fragilité, Baptiste Gaillard, Héros-limite, Genève, 2024

Le monde solide revient puis s’efface dans de nouvelles densités.

Ces mots, sur le quatrième de couverture, intriguent. Et, à leur manière, ils pourraient résumer ce livre si troublant, dans lequel tout se trouve toujours sur le point d’apparaître et de disparaître. Et, même une fois apparu, tout se décompose et se recompose sans cesse, au bord de la transparence, dans un flou mouvant qui pourrait être perturbant et désagréable. Mais pas du tout. C’est le contraire qui se passe. De courts fragments de prose, états particuliers de la réalité, se lisent, un à un, mais aussi plusieurs à la suite, ou alors tout le livre dans le même élan. Des perceptions différentes, très justement décrite, enjoignent le lecteur à se mettre à l’écoute et à regarder autrement, à sentir d’une manière neuve. Le livre semble suivre une progression transformatrice, mais elle est sans fin elle aussi. « Des mondes cherchent à exister » dans « Un silence à durée indéterminée ». Ce qu’on observe devient observateur, tout se mêle, devient un espace et un temps réversibles, mais sans se confondre, comme dans un moment d’éclipse :

La lumière se voile peu à peu comme si c’était le soir en plein jour. Les oiseaux se taisent et les animaux sentent l’étrangeté du moment. Le silence et l’ombre grandissent de concert. Un monde plongé désormais dans l’éclipse, où les intensités baissent, et qui devient tout entier l’observatoire indirect du phénomène.

Je pense beaucoup en lisant ce livre à la poésie de Pierre Chappuis ou à celle de Philippe Jaccottet. Je ressens avec force cette manière de créer une sorte de suspens infini dont Jaccottet dit justement que « c’est une chose suspendue (c’est-à-dire à la fois en suspens – l’arrêt, l’attente, le souffle retenu pour ne rien troubler d’un mystérieux équilibre – , et « flottante » : montant et descendant doucement sur place ... in Paysages avec figures absentes ) ». Comme Pierre Chappuis, Baptiste Gaillard insiste sur ce qui se défait tout en se faisant. Il tache de donner à sentir, même « si l’état localisé est impossible », le réel en train d’advenir dans un jeu d’apparitions-disparitions indécidable. Mais ici, pas tellement d’architectures fragiles de paysages, mais parfois si :

De grands arbres libèrent le pollen à la moindre bourrasque. Ce sont des nuages qui se détachent, d’une autre teinte que le ciel, à peine perceptible à contre-jour. Ils s’écartent des troncs au ralenti, en particules si fines qu’on dirait une fumée.

Plus souvent seulement vraiment des descriptions d’états, descriptions d’une telle finesse, que l’on croit ressentir ces instants précaires de passage, de présence-absence, de diffusion, de retraits ou de flous légers comme si notre corps les rencontrait, les vivait. Je songe aussi, si je tente de répondre à cette question « Une pensée est une sensation ? » à Nathalie Sarraute lorsque je lis ce fragment qui parvient à formuler que « presque rien peut être senti » :

Des formes échappent tout juste à la saisie, qui n’ont rien de solide, ce sont des images qui sourdent en mémoire, incomplètes. Tout un monde existe au bout des doigts, quasi dormant, fait de contacts impossibles et de proximités répulsions. Ce sont des flous tout proches d’accéder au réel mais demeurant en deçà.

Je suis très émue par ce livre dont le titre, Un test de fragilité, est à lui seul l’annonce du questionnement jamais posé mais toujours suggéré en filigrane : que se passe-t-il lorsque nous ne sommes plus si sûrs des contours, des substances ? II me semble que ces fragments poétiques, jamais vraiment distants de tous les autres, baignent dans une sorte de lumière diaphane qu’ils inventent eux-mêmes et donnent à partager. Avec bonheur. Une sorte de beauté en naît qui, elle, ne s’évanouit pas et persiste bien après la lecture. Elle se manifeste comme un souvenir presque sans pesanteur, mais d’une intense présence, une « nouvelle densité » qui se régénère à chaque relecture, toujours un peu différente, un peu plus lumineuse, un peu plus obscure, plus ou moins surprenante à chaque fois, et parfois revient en formes qui se dissolvent les unes dans les autres pour renaître chacune singulière, mais peut-être jamais tout à fait séparément :

La sensation se transforme plutôt que les sensations se suivent.

Histoires qui n’ont pas pu, Eric Sautou, éditions Faï fioc, Paris, 2024

Les livres d’Eric Sautou paraissent parfois si immatériels qu’en parler, écrire à leur sujet donne la crainte de les abîmer, d’en altérer la fugitive beauté rien qu’en écrivant le premier mot, en articulant la première phrase. Histoires qui n’ont pas pu semble encore plus léger, plus « bulle de savon » qu’Un test de fragilité dans lequel Baptiste Gaillard essaie cependant d’approcher les définitions d’aspects de ce réel ou ses désirs si évanescents, menacés de disparition immédiate, d’effacement progressif ou rapide, c’est selon. S’ajoute à cette légèreté ici une mélancolie poignante qui peut mettre au bord des larmes.
Certains poèmes ressemblent à ces histoires dont nous ne connaissons que la première phrase et que nous sommes conviés à continuer, et nous les continuons, intrigués, désireux que l’histoire continue, prenne corps :

 
ALÉSIA

Dessine les vagues et des poissons sur la buée des vitres

Un souffle et tout disparaîtra, sans qu’il y ait eu le temps d’imaginer quelque histoire que ce soit, à même de rejoindre un sentiment de réel, de vie. Nous trouvons une dédicace à un livre, L’enfant de la haute mer, en fin de volume :« L’enfant de la haute mer éprouvait parfois elle aussi « un désir très insistant d’écrire certaines phrases ». Ce livre lui est dédié. »
Jules Supervielle, dans L’enfant de la haute mer, écrivait :

Marins qui rêvez en haute mer, les coudes appuyés sur la lisse, craignez de penser longuement dans le noir de la nuit à un visage aimé. Vous risqueriez de donner naissance, dans des lieux essentiellement désertiques, à un être doué de toute la sensibilité humaine et qui ne peut pas vivre ni mourir, ni aimer et souffre pourtant comme s’il vivait, aimait et se trouvait toujours sur le point de mourir...

Je me prends parfois à penser qu’Eric Sautou ressemble fort à un de ces êtres rêvés par quelqu’un qui les aima. Est-il celui qui rêve ou celui qui est rêvé ? Le sentiment de soi est fortement mis en doute. Comme si le deuil avait fondamentalement transformé le poète, et lui donnait un désir si fort d’user la frontière entre la vie et la mort qu’il en deviendrait une sorte d’Orphée fondamentalement sûr de la vanité de son voyage, mais aussi sûr de la nécessité de le faire pour user jusqu’à l’impossible ce qui sépare la vie de la mort, les vivants et les morts. D’où toutes ces débuts d’histoires, ces histoires parfois bien charpentées, mais qui n’iront nulle part, non, qui iront nulle part, dans un lieu et un temps qui s’évanouissent au fur et à mesure.

LE VOYAGE D’AVANT

Il regardait par la fenêtre (en ce moment même la mer – plus verte que le ciel au-dessus n’était bleu).

Parfois des silhouettes apparaissaient sur la vitre (aussitôt dissipées qu’apparues).

Il ferma les yeux, bientôt s’assoupit.

Le train la mer et moi le train la mer et moi où es-tu qui es-tu qui suis-je ?...

Orphée, cet homme fragile qui s’appelle aussi Eric Sautou, avance jusque là où le danger de ne plus savoir distinguer entre dedans et dehors, entre soi et l’autre, Orphée et Eurydice. Mais prendre ce risque permet de donner à voir que les histoires ne peuvent pas, ne doivent pas nous consoler :

Je suis là où je suis parce que tu n’y es pas.
Je ne te vois pas.
Tu ne me vois pas.
Mais je sais que tu es là
tu sera toujours là pour moi (et moi pour toi je le sais).

Ne pas se voir c’est pour toujours ?

Oui je crois que c’est pour toujours

Toutes les histoires très ténues de ce livre sont des variations sur ces quelques notes. On entend une musique à peine perceptible, où beaucoup de mots reviennent, les mêmes agencés autrement, entre absence et présence, entre dissolution de soi et persistance des impressions, des sensations très fines et très fortes au contraire. Le monde est là, puissamment réel, même si l’on ne sait plus bien où, mais dans un poème bref et clair, si suggestif :

ÉGLANTINES

Les fleurs du Lavandier par exemple (ou celles du Morvan).

Quelques mots et tout est là, si présent, si tangible. Le monde, dans sa singularité et sa diversité, chaque églantine et toutes les églantines, et à cause du nom d’un lieu, d’autres fleurs encore. Un monde de couleurs (légères) et de parfums (frêle ou entêtant) se lève, si proche. Des paysages. Probablement, une des forces de cette poésie tient dans une tension entre présence sensible d’un monde réel – malgré sa légèreté et sa précarité – et absence à la fois honnie et désirée d’êtres et de lieux ou moments aimés à jamais disparus. Un monde s’efface, si lointain. Si proche, si lointain, le geste d’Orphée toujours recommencé. Et aussi celui des Danaïdes. Que ramène-t-il, Presque rien. Tout. Rien. Eric Sautou rend les mots presque transparents. On voit au travers, on entend au travers, on touche, on sent avec un langage qui rend notre corps infiniment rêveur. À peine, mais si fort. Dire la lumière avec la nuit. Dire l’obscurité avec la clarté dans un mouvement paradoxal toujours recommençant, des mots toujours les mêmes ou presque, dans leur nudité, si simples et si hardis :

LA TAMARISSIÈRE

Je m’asseyais sur le sable, me déchaussais et restais là pendant des heures.

Je suis là où tu vois.

Je fermais les yeux. J’ouvrais les yeux – la mer.

Allongé sur le sable, les mains derrière la tête, je fermais rouvrais les yeux, je regardais le ciel, j’étais la mer.

Quand le soir vint, je m’éveillais soudain.

Où étais-je ? Où étais-je ?

Devant moi, la mer, le soleil évanoui – bientôt la nuit.

Revenir / Raconter, Isabelle Cohen, éditions Verdier, Paris, 2024

Le quatrième de couverture de Revenir / Raconter est d’une grande précision. Il décrit cette œuvre avec justesse, sans autre pathos que celui intense créé par la situation, un moment de l’Histoire dans laquelle une femme est à la fois prisonnière et créatrice de sa vie, à la fois héritage à recevoir et à réinventer :

Ni témoignage ni biographie, ce livre est un portrait de ma mère, Marie-Élisa Nordmann puis Cohen, déportée à Auschwitz le 24 janvier 1943 dans un convoi de femmes à majorité résistantes, parmi lesquelles Charlotte Delbo.
C’est un portrait subjectif, malgré ses fondements documentaires, passé par le prisme de ma propre vie et de mes connaissances. Un portrait actif, ancré dans le présent aussi bien que dans le passé - visant l’avenir. C’est un poème choral rendant leurs mots aux mortes et aux vivantes revenues et revenantes entre ses pages. Une tentative de raconter de A à Z, de passer le témoin fait de douleurs mais aussi de joies. En inventer les mots, les couper en quatre, les associer, les dissocier : écrire cela qui est en moi depuis l’enfance. Cet alphabet devait faire science, alchimie pour la chimiste qu’était ma mère. Il devait être lumineux pour honorer mon amour pour elle.
Je suis fille d’Auschwitz. Je fais de la résistance, c’est ainsi. Transmettre est ma vie. C’est mettre en transe les traces et l’indicible.

Les éditions Verdier ont publié plusieurs romans ou récits en vers, le magnifique Mahmoud ou la montée des eaux de Antoine Wauters, Partout le feu de Hélène Lorrain (https://terreaciel.net/Repaires-reperes-par-Francoise-Delorme-juin-2022). Ici, le « portrait subjectif » qui fait poème revendique l’aspect poétique de l’œuvre, un peu comme si la poésie opposait une sorte de résistance à la barbarie qui menace notre humanité :

les poèmes étaient apôtres en nombre
trouvés épars sur ta table par les gendarmes français
tout un alphabet pour vous mettre en cabane
une chimiste qui lit de la poésie mélange détonant
mieux vaut la soustraire à la liberté lui murer l’horizon

Le parti pris d’une construction en abécédaire s’explique par le fait qu’Auschwitz commence par un A et finit par un Z, expérience carcérale concentrationnaire origine de l’engagement politique et humaniste de Marie-Elisa, la mère de l’auteur, vie et fin de toute chose, mort d’une mère admirée, mais dans le mouvement des mots et de la mémoire qui nous constitue et nous recommence. Revenir / Raconter, dans un mouvement réciproque, est une adresse à la disparue et une invite pour le lecteur. Avec ce titre surprenant déjà composé en deux vers qui se regardent et se parlent, l’arbitraire du classement alphabétique et les ruptures créées par l’emploi du vers libre donnent à ressentir en discontinuité les événements – destructions et réparations – tout en recréant une continuité vivante toujours en train de se refaire, de se survivre :

la construction de A à Z pour la destruction de A à Z
[...]
avec cet ordre il y a le désordre de ta vie
le désordre de la mémoire la tienne la mienne
la mémoire n’est pas linéaire
elle arrive parfois au matin sans crier gare
[...]
les lettres manquantes
les vides les abîmes
tu n’es pas contenue
tu échapperas toujours
[...]
à quoi sert l’alphabet sinon à écrire des mots
à mettre des mots sur l’incompréhensible l’odieux l’insupportable
[...]
même si les phrases sont fatiguées

Le dernier chapitre, poème en huit parties, hors alphabet, est intitulé BeTula. Le T majuscule m’incite à me remémorer ces vers d’Aragon :

Rien n’est jamais acquis à l’homme : ni sa force, ni sa
faiblesse ni son cœur ; et quand il croit ouvrir ses bras,
son ombre est celle d’une croix ;

Ce poème dans lequel le bouleau est invité en quelque sorte à témoigner, page fidèle pour l’écriture, arbre innocent, observateur oublié et inoubliable du massacre et caché dans tous les mots du livre, porte en lui les profondes racines de cette vie gravée dans une écorce, à la fois fragile et persistante, délivrant les derniers mots, ceux d’une volonté mémorielle pas seulement vers le souvenir d’une mère aimée, mais pour nous tous :

J’habite auprès des arbres alphabets
de la mémoire du monde

près des baissades des bessèdes
des boulassières des mots oubliés

tu m’as passé ce témoin
il est en bois de bouleau
le temps du non-oubli en a gravé l’écorce
sur l’écorce   la trace   Birkenau

Ce livre relate la vie d’une femme résistante, engagée dans la transmission de la mémoire de La Shoah (mot que Marie-Elisa Nordmann n’a jamais utilisé, lui préférant le mot « extermination »), et aussi des déportations, tortures et massacres de toutes sortes. Déportée pour des raisons politiques, des faits de résistance (et pour cause de racisme), elle a vécu et souffert plusieurs camps dont celui de Mauthausen, toponyme qui illustre la lettre M et s’accompagne d’une photo de Marie-Elisa prise des années plus tard pendant une visite de ce camp. Je m’aperçois que j’emploie le prénom de cette femme. C’est une volonté de ce livre de me la rendre familière, proche. Litanie de litanies, des vers égrènent une solitude sans nom, que seule une mise en poème peut espérer déborder et transformer en quête de vérité, de justice, de justesse aussi :

le troisième
le troisième de tes camps
le troisième de la litanie
Mauthausen en Autriche
t’y voici en 1964
cette photo me fascine et m’écrase
ta solitude
je n’ai pas l’habitude de te voir en un lieu pareil
te voir en photo bien entendu
sans tes copines seule
[...]
sur cette photo tu n’as pas d’ombre

L’ombre absente, l’ombre qui est la marque certaine de notre existence, par le vide que son absence trace autour de cette personne si fragilisée, l’ombre manquante laisse sans voix, elle dit une inquiétude violente. Marie-Elisa, notant quelques remarques sur un voyage à Mauthausen, n’aborde pas le sujet de l’incarcération, elle garde par-devers elle nombre d’informations, celles qui la concernent au plus près et que sa fille, l’écrivaine, apprend par des biais, questions posées aux amis, correspondances nombreuses, extraits de journaux.
Cette femme a eu des enfants qu’elle a aimés et à qui elle a transmis, outre le lourd (mais dynamique) fardeau de la déportation, de la douleur et de la révolte. Mère pas toujours facile, partagée entre le désir de dire, de transmettre absolument la violence mortifère d’une expérience et des silences douloureux, si douloureux quoique discrets. Cette femme a construit aussi un engagement politique courageux et sans failles. Je regrette un peu que sa « foi », qui a sûrement contribué à la tenir debout, n’ait pas plus été interrogée par celle qui écrit comme par elle-même. Mais il me semble qu’Isabelle Cohen suggère que le lecteur doit aussi faire sa part et essayer de comprendre la complexité des situations dans lesquelles nous nous débattons, sans excuser parfois une sorte d’aveuglement (un silence abrupt à propos du Goulag, un enthousiasme sans inquiétude surprenant pour l’atome ... ). Cette femme a su sauver en elle un désir de vivre et une attention aux autres peu commune. Des citations de lettres, des témoignages, nous permettent de sentir la lumière généreuse qui émanait d’elle. L’entour familial permet à Isabelle Cohen de parfois passer de l’enfance de sa mère à sa propre enfance. Ainsi, ce qui sépare la fille de la mère s’atténue, et surtout ce « portrait subjectif » se transforme en récit, le récit-poème de souvenirs qui, en s’organisant peu à peu, forment l’image d’une vie dans l’Histoire, une image de l’Histoire en train de se faire, d’apparaître dans un livre dense qui rassemble en lui bribes d’une vie personnelle, bribes de moments historiques, glissements politiques terrifiants ou plus heureux, cheminement d’une vie singulière, tragique et ordinaire, et à laquelle le livre donne une forme.
Lire et par là-même écrire sont ainsi, tout au long de la lecture, évoqués comme une force à même de transcender la vanité des vies ordinaires, lien entre les êtres, lien de soi à soi, évidence cruciale :

tu as continué à lire toute ta-ma vie, je t’ai vue lire

De livres, il est beaucoup question, ils nous protègent et nous agrandissent. Rayonnages remplis de livres sur la guerre de 40-45, la vie concentrationnaire, le nazisme, mais aussi tous les autres livres, romans, essais ; des livres de Charlotte Delbo qui, pour des raisons inacceptables, ne sont pas classés en littérature, mais en histoire ; des livres qui relatent l’expérience humaine, tous :

je poursuis ton mur de livres mur murmurant mur hurlant
mur pour comprendre

L’expérience humaine est construite par notre manière de nous souvenir, de nous transmettre ce que nous vivons les uns aux autres, d’affuter notre regard et notre conscience, comme l’exprime Robert Antelme dans L’espèce humaine : « On peut tuer un homme, on ne peut pas le changer en autre chose ». Revenir Raconter s’avère, dans sa volonté littéraire, une manière d’affirmer notre humanité à tous. Et dans cet abécédaire complexe et très étoffé, l’auteur se rend soudain compte, en arrivant à la lettre X, qu’il manquera la lettre I et s’en étonnera :

après avoir tant de fois reprisé et revu ce texte
arrivée à X je me rends compte
qu’aucun chapitre ne commence par la lettre I
I l’Initial l’initiale de mon prénom
I l’impossible oubli I Impossible de raconter
I Impossible d’écrire

Ce qui est écrit dans ses pages donne à sentir la douleur extrême et le courage d’une vie qui, malgré tout, se recommence, ardemment. La mère poursuivait l’objectif essentiel de comprendre et de faire savoir, de transcender la mémoire, et la fille, Isabelle Cohen, ravive l’impossibilité d’oublier en rendant l’oubli plus impossible encore dans ce beau livre, lumineux dans sa manière rigoureuse d’affirmer des faits et de développer des sentiments dans un entremêlement riche en possibles interprétations. Pourtant ce n’est pas facile de poursuivre un tel travail d’élucidation et de transmission. Isabelle – comme Marie-Élisa – sait que c’est un travail sans fin, sans relâche et nous le savons tous, maintenant comme jamais :

que savions-nous de ta souffrance à témoigner ?
De ta souffrance à lire ce qu’on écrivait sur vous
les gens du camp ?
Elle était transcendée par son désir d’expliquer
[...]
presque cinquante années à remplir le tonneau des danaïdes
à toujours remettre le travail sur le métier
pas par devoir pas pour la mémoire
mais parce que c’était un fait qu’en mai 1945 rien n’était fini

Robes d’intérieurs et guerres, Maya Abu-Alhayyat, éditions Héros-limite, Genève, 2024

[...]
Rappel amer de la mémoire
Toi tu ne sais pas
Comme est amer
De chercher sa mémoire
Et trouver un cadavre

Maya Abu Al-Hayyat est née à Beyrouth et vit à Jérusalem. Ses poèmes, traduits en anglais, français, allemand, coréen et suédois.Elle dirige depuis 2013 le Palestine Writing Workshop, une institution qui encourage la lecture par le biais de projets d’écriture créative et de contes avec des enfants et des enseignants. Ce livre est une petite anthologie de poèmes extraits de trois livres, Ce sourire...ce cœur (2012), Robes d’intérieurs et de guerre (2015) et Le livre de la peur (2021). Les poèmes choisis sont douloureux, parfois désespérés. Ce sont souvent des poèmes assez courts qui progressent d’une mise en situation très réaliste vers une chute métaphorique qui les assombrit, mais pas toujours. La traduction, de Mireille Mikhaïl et Henri jules Julien, donne à sentir, en chacun, la rythmique sûre et ferme de poèmes très tenus, qui tentent toujours d’approcher une vérité.

Il y eut ces jours où la vie était dure
On m’avait dit c’est la réalité
[...]
J’ai accompli la volonté de la famille de croire en les réalités
Mais elles étaient brisées perdues
Et cherchaient la réalité
J’ai souri
Sans qu’aucun de nous y croie

Chaque poème possède sa propre logique et se suffit à lui-même, si concentré. Tous résonnent bien sûr aussi ensemble voix à voix, d’une sorte d’impuissance à trouver une issue, d’une colère qui se résout cependant dans un désir de parvenir à parler, à mettre des mots sur les difficultés, sur la douleur, sur les rêves aussi. Maya Abu-Alhayyat trouve les mots pour. Je suis très sensible à la force qui émane de ces poèmes. Le mieux est sûrement d’en citer un dans son intégralité pour que chacun saisisse sa force simple, sa clarté, son évidence, sa sobre beauté :

PAROLES
Nous parlons des heures
Du fait que nous ne parlons pas
Et il se trouve que je souhaite
M’asseoir près de toi maintenant
Sans paroles

Les paroles. Par exemple
Tu annonces un nuage
Passant dans un poème
Et j’entends des milices
Battre dans mon cœur

Les paroles viennent
Quand on ne va pas à elles
Allez parlons maintenant de ça

Françoise Delormer


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