Le début du XXème siècle avait multiplié les signes visibles d’une avancée technique qui font l’objet de la strophe d’ouverture de « Zone », le premier poème d’Alcools, paru en 1913. Apollinaire y évoque, au titre de cette modernité, et de la sienne propre, la tour Eiffel, ce monument de métal édifié pour l’exposition de 1889 et censé disparaître à la clôture de l’événement, les aéroplanes, et ces automobiles, que nous appelons désormais voitures, sans nous rendre compte tout à fait de la formidable nouveauté qui s’inscrivait alors jusque dans le mot qui les désignait. Ces vers, pourtant, ne vont pas sans paradoxes et donnent d’emblée à entendre que l’œuvre en son entier aurait quelque finalité plus complexe que la célébration de ces nouveautés. S’y exprimait pourtant une lassitude de la tradition :
« À la fin tu es las de ce monde ancien (…) Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine ». Mais voici que ces mêmes automobiles nouvelles y avaient, elles aussi, « l’air d’être anciennes ». Quant à la tour Eiffel, elle y devenait « bergère », comme dans les idylles du passé. C’étaient autant de frontières volontairement mal dessinées entre tradition et nouveauté. Il y a cependant plus surprenant : était posé que « La religion seule est restée toute neuve la religion / Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation », ou encore que le pape Pie X, qui s’était élevé contre un courant de pensée moderniste, y était dit le plus moderne. À l’opposition précédente entre passé et modernité s’ajoute ainsi un troisième terme susceptible de la déborder. C’est à cette triangulation qui unit passé, modernité et religion, et, peut-être, éternité contre temporalité, que je m’attacherai.
Cette ouverture apparemment problématique d’un poème de toute évidence admirablement composé, ne pouvait être que lourde de sens. Et, en effet, à une évocation de la modernité du moment, se superpose la confidence d’une quête existentielle et d’une méditation, comme le récit d’un parcours à l’adéquation du poème à la période. Le poète, en effet, marche dans la ville. Mais se greffe sur sa déambulation dans Paris, la remémoration d’un certain nombre d’événements de sa vie et la confidence de quelques désirs, présents ou passés. Ce parcours en devient celui d’une vie. Le poète, en outre, fait part de ce qui lui vient à l’esprit et les souvenirs qu’il rapporte, ceux de ses multiples voyages ou de certaines rencontres d’autrefois ou du jour même, comme la mention d’objets, venus d’Afrique, tels ses fétiches, d’Océanie et de Guinée, agrandissent considérablement cet espace. A cet axe horizontal, vient s’en ajouter un autre, celui-là vertical. C’est le point de vue, partiel, et pour autant, sinon partial, limité relativement à la richesse de l’œuvre, des remarques qui suivent. Aller, déambuler, sur terre et dans la réalité de chaque jour, en rêvant de davantage et de plus haut, telle est la fable qui me paraît gouverner l’ensemble de ce poème, si complexe et si prenant.
La déambulation tout d’abord. Le poète marche dans Paris et fait part de ce qui attire son attention ou sollicite sa pensée. Se trouve ainsi captée l’indécision ou la part d’indétermination d’un cheminement, qui est à l’image d’une vie et de ses différents enjeux de désirs et d’angoisses. La représentation de la ville et de ses nouvelles mœurs, qui peut être mise au compte de l’effet de modernité du poème, (ainsi les livraisons de journaux dites à 25 centimes, 25 effectivement écrit en chiffres, malgré le statut de poème de l’œuvre), déborde, de ce fait, ce qui y doit à un certain réalisme. Les pérégrinations rapportées disent une réflexion sur soi et ont valeur de confidence.
Elles ne manquent pas de s’organiser autour d’un motif précis, motif expressément désigné, qui n’est autre que l’angoisse d’aimer et d’être aimé : « L’angoisse de l’amour te serre le gosier / Comme si tu ne devais jamais plus être aimé ». D’où, peut-être, l’évocation de nombreuses femmes, non seulement de ces sténo-dactylographes dont a été remarquée la beauté, mais de celles dont la rencontre a été intime, sans être décisive. La distance avec laquelle elles interviennent tient à toutes sortes de jeux et de jeux de mots, qui ne vont pas toujours sans gaité, ainsi un souvenir d’Amsterdam dans lequel Apollinaire fait rimer, à propos de l’une d’elle, laide et Leyde. Le plus souvent pourtant transparaît la tristesse de ces rencontres et de ces filles elles-mêmes, prostituées souvent, défigurées par la pauvreté, qui suscitent sa pitié et dont il est précisé qu’elles « ne sont pas méchantes ». Les vers qui leur sont consacrés ne manquent pas d’amertume. Mais cette même tristesse avait déjà défiguré la ville : « Aujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées / C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beauté ». Le poète venait de rompre avec Marie Laurencin. Se comprend que l’angoisse de l‘amour lui « serre le gosier ».
Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvanté
La strophe suivante change de registre. Elle décrit les émigrants de la gare Saint-Lazare dont le dénuement lui met les larmes aux yeux. Eux aussi déambulent. Mais ils sont en transit, puisqu’ils voudraient aller gagner « de l’argent en Argentine ». Cette fois encore le poète joue des mots et avec les mots. Pourtant, derrière ce ton léger, se laisse préfigurer la seconde orientation de ce parcours. C’est que ces mêmes gens s’opposent au poète : lui va seul, eux sont en famille, ils ont des projets, ils transportent avec eux un édredon rouge « comme vous transportez votre cœur », et, de surcroît, eux croient en Dieu et « ont foi dans leur étoile comme les rois-mages ». À Apollinaire donc, la relation sur un ton mi-figue mi-raisin de ses souvenirs de voyages où les rencontres féminines furent nombreuses, sans durer, et à eux l’espérance, et la communauté. À sa différence, eux participent tout à la fois dans leurs déambulations de la réalité et du rêve, auquel se réfère du reste l’édredon rouge qu’ils transportent comme leur cœur. À le dire autrement, leur vie se joue, comme la sienne, sur un plan horizontal et, si l’on veut, géographique, alors que leur croyance et leur foi relève d’une verticalité.
Car ce second axe, qui tient au motif religieux, n’a cessé d’être présent dans le poème. Cependant, dès la déclaration selon laquelle « Seul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme », Apollinaire avoue que la honte le retient d’entrer dans une église et il s’en détourne au profit des prospectus et des affiches et des catalogues qui constitueraient la poésie des villes. Lui reviennent cependant le souvenir de pratiques religieuses d’autrefois liées à la petite enfance ou celui de ses ferveurs d’adolescent partagées avec René Dalize. La strophe, qui commence au vers 30, en redit les élans dans une série d’anaphores qui introduisent à des métaphores qui désignent le Christ, les unes relativement traditionnelles, les autres fantaisistes, « C’est le beau lys que tous nous cultivons… C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent … C’est le fils pâle et vermeil… » Mais encore : « C’est le Christ qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche » et cette dernière formule, moins imaginative que les précédentes, rappelle tout à la fois le dogme et permet d’introduire la trouvaille du poème, selon laquelle il monterait au ciel mieux que les aviateurs. Le Christ, en effet, dont il est dit aussi qu’il « sait y faire, détient le record du monde pour la hauteur ».
Ce second axe vertical s’inscrit alors sans ambages, selon des mots à l’allure moderniste, d’un commentateur d’exploits sportifs. Du même coup, pour rapporter semblable affaire, vont abonder les comparaisons et les superlatifs. La virtuosité ne cesse d’être joueuse. Entre ciel et terre, les intermédiaires vont pulluler, ce dont Cendrars se souviendra dans Le Lotissement du ciel. Et, en effet, tous les étages du ciel sont occupés à cette universelle compétition pour la hauteur dont les aéroplanes et le Christ sont les figures majeures. Les accompagnent encore toute une foisonnante population d’oiseaux et de personnages empruntés à des mythologies diverses. Si les hiboux, les corbeaux et les ibis sont de la fête, en compagnie de toute sorte d’autres volatiles bien connus, voici que les rejoint, tout droit venu des Mille et une nuits, l’oiseau Roc, et même, pour rappeler le motif amoureux du poème, ces délicieux pihis de Chine, « longs et souples / Qui n’ont qu’une aile et qui volent par couple ». Participent encore à ce mouvement d’élévation, la colombe chargée de représenter l’Esprit, mais aussi l’oiseau-lyre, le phénix et les sirènes. Ils font cortège au premier aéroplane, que fut le Christ, dont il est précisé qu’il peut, comme les avions, se poser sans refermer ses ailes. Son vol convoque une cohorte de figures légendaires ou célèbres, où les diables des abîmes, voisinent avec Icare, Enoch, Elie et, pour finir, Apollonius de Thyane, philosophe et thaumaturge, ascète et parfois comparé au Chris, et tous ceux-là s’écartent cependant, selon un ordre tacite de bienséance, pour laisser passer les prêtres « que transporte la Sainte-Eucharistie et qui montent éternellement élevant l’hostie ».
C’est une fête de l’intelligence et de la fantaisie. Elle ne dure pas, car elle n’était que rêve et plaisanterie. La strophe suivante rappelle, sans transition et sèchement, la déambulation solitaire d’un enfermement dans l’horizontalité : « Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule ». Il y aura certes plus tard d’autres rappels des émotions religieuses d’autrefois, « Notre-Dame m’a regardé à Chartres / Le sang de votre Sacré Cœur m’a inondé à Montmartre », mais l’adhésion n’y est pas et, probablement plus triste, se présente, à la pensée du poète ou de son narrateur, une sorte de comparaison entre les manières, humaines ou spirituelles, d’aimer, : « L’amour dont je souffre est une maladie honteuse / Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisse ». C’est la confidence mélancolique d’un échec qui va colorer la suite des souvenirs, qui suivront, y compris les plus joyeux, dont cette promenade entre copains, « Nissard, Mentonasque et Turbiasques », plaisamment désignés par cette évocation fantaisiste de leur ville d’origine, ou la délicieuse pause dans une auberge des environs de Prague, où le poète observe, au lieu d’écrire son conte, « La cétoine qui dort dans le cœur de la rose ». Mais, dit-il plus gravement, il recule dans sa vie « lentement », sans compter que ni le passage dans un bar crapuleux où il a pris un café, ni même le souvenir exact d’une arrestation, pendant laquelle son innocence avait du reste été établie, ne sont de nature à contredire cette mélancolie. Et voici que ce poème, où la fantaisie est si inventive semble indiquer que les deux voies prises en compte de l’amour, partage amoureux et amour absolu dont le Christ détiendrait le record, selon la joyeuse et loufoque démonstration qui en a été faite, n’ont mené nulle part, d’où le ton si singulier d’une œuvre où l’ironie et la dérision disent, en marge de toute plainte, une réelle tristesse.
La déambulation va donc se terminer. Le poème coupe court. Sans plus d’aéroplane ni d’automobiles, le poète rentre à pied chez lui, où il retrouvera des images de spiritualité insuffisantes. Sont ainsi maintenues jusqu’à la fin du poème les deux voies de son désir déçu :
"Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances« Puis le rideau tombe. Le poème alors congédie la vision. Son adieu est deux fois prononcé. Mas aussitôt ensuite, et de façon lapidaire, intervient une nouvelle confirmation des motifs déceptifs du poème, car ce »Soleil cou coupé« oblitère d’une image de décapitation le lever du soleil. »Adieu Adieu
Soleil cou coupé"
C’est la signification abrupte d’un congé. Non d’un fiasco. La confidence est soulevée par la distance du ton sur laquelle elle est faite, la mélancolie, emportée par le plaisir des trouvailles. Le poème, qui se présente comme un kaléidoscope de réflexions, de taquineries, de surprises, parfois d’émerveillements, toujours d’émotions, détient sa part de vie, et d’une vie en quête de points cardinaux, singulièrement communicative.
(Page réalisée avec la complicité de Florence Saint-Roch)