Remettons-nous brièvement dans le contexte du chant IV des Géorgiques. En fuyant les folles assiduités de l’apiculteur Aristée, la dryade Eurydice a été mortellement piquée par un noir serpent. Orphée, son époux, fou de chagrin, décide d’aller en enfer pour l’en ramener...
Pour apaiser les créatures infernales, Orphée entonne un chant d’apprivoisement et de conciliation propre à rendre inoffensifs les habitants de Dis, qui est l’autre nom de l’enfer. Dis, nous dit le latin et confirme le grec, désigne ce qui éloigne et sépare. Car il est là, l’enfer : dans l’incapacité à rejoindre et à se relier. L’entreprise d’Orphée consiste à conjurer ce terrible écart, ce fatal retranchement. Il s’engage contre la séparation. Son chant rétablit la présence, recrée la relation. Il envoûte les ténébreuses créatures qui le laissent passer. Les Euménides « aux cheveux fourmillant de reptiles bleus » oublient leurs projets furieux, Cerbère, qui jusqu’alors faisait résonner son triple aboi, devient inhians et se tait. Ce terme choisi par Virgile, inhians, est riche de sens : le terrible chien, sous le charme, bouche bée, béat autant que béant, ouvre grand ses trois gueules. Touché par le chant, Cerbère n’est ni paralysé ni neutralisé. Rien de passif en lui, au contraire, il est partie-prenante, ainsi le suggère le participe présent inhians : Cerbère participe, il est présent à ce qui lui arrive. Il n’est plus enfermé dans sa fonction de gardien intimidant et coercitif, il accède à une autre dimension de lui-même.
La merveille, alors, ce n’est plus seulement le chant, c’est le travail qui s’amorce en qui reçoit sa charge d’émotion : circulations sensibles. Sa beauté est contagieuse, et l’émerveillement fondateur de mises en œuvres nouvelles. Car qu’est-ce que s’émerveiller, sinon accepter de changer ? Silencieux, admiratif, en suspens, inhians, Cerbère s’ouvre à tous les possibles : à lui maintenant de les explorer. Ce faisant, par un effet de réciprocité, il ouvre la voie à Orphée et lui permet d’accéder au monde des ombres. Le chant est une chance, un processus vertueux où celui qui est libéré libère à son tour : « le monde impalpable des ombres » comme l’écrit Virgile, s’anime nouvellement. Les pauvres créatures privées de repos éternel, « Des mères, des époux aux corps éteints, des enfants, des vierges, des fils mis au bûcher sous les yeux de leurs pères » et dont le supplice paraît se prolonger indéfiniment, trouvent dans le chant d’Orphée un apaisement et des ressources inattendues. « Les ombres de l’Érèbe, émues par le chant, se mettent en marche ». Là est la vertu du chant : puissance d’éveil, commotion, comme l’écrit Virgile, il rétablit le mouvement. Plus de piétinements ni d’attente vaine. Les ombres sont allégées de leur sort cruel et recouvrent leur mobilité ; un autre espace se dessine pour eux, alors qu’ « un sombre bourbier les emprisonne », qu’un « odieux marais les retient » et que « le Styx dans ses replis les serre ». Le chant d’Orphée saisit ces âmes en peine, les invite, les emmène dans son propre élan.
Le chant s’élève dans l’air : comme ce dernier, il est l’impalpable nécessaire, indispensable à toute vie. Apparemment, Orphée trouve, à chaque fois, les paroles adéquates. Ses mots, la musique de ses mots opèrent en chacun une forme de conversion. C’est cela, être inspiré : trouver les accents qui en l’autre se frayeront un chemin et susciteront des échos – de ces accents qui donnent envie d’habiter le monde autrement et font se sentir plus vivant. Affaire de cœur et de cordes – notons au passage que les poètes latins, dont Virgile, pour désigner le cœur, se plaisaient à utiliser le pluriel corda plutôt que le singulier cor, obtenant ainsi une stricte homophonie avec chorda : cordes sensibles et cordes de la lyre vibrant indéniablement à l’unisson. « L’âpre Tartare » lui-même se trouve « saisi » et la roue folle qui supplicie Ixion « s’arrête en même temps que le vent ». Au vent, donc, tout d’un coup suspendu, Orphée oppose son chant. Aux effluves mauvais, aux courants d’air nauséabonds, « souffles vains des lieux noirs de l’Érèbe », il impose l’esprit. Il entre en résonance avec chaque nouvel obstacle, trouve les inflexions justes qui parlent à chacun. Baissant la garde, les créatures infernales oublient leur part de ténèbres. Quel que soit son destinataire, le chant d’Orphée émeut et convertit – en un mot, il réussit.
Orphée marche délibérément. Courageux, patient, confiant en la force de son chant, il affronte le monde des enfers ; en digne fils de Calliope, il poursuit l’œuvre des Muses, s’engage à retrouver ce qui est perdu. Il va au-devant, de l’avant, quitte le monde des mortels pour accéder au royaume des morts et pour mieux en revenir. Il dessine, sous la plume de Virgile (et le poète se souvient de la tradition orphique), les chemins qu’empruntent les grands initiateurs. Franchissant les insondables mystères, il traverse, déjoue, apprivoise, résout. De ces contrées pourtant confiées à l’éternité, il invente un possible retour. De l’au-delà il est, au sens propre, le revenant.
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Pour autant, nous le savons, il ne suffit pas de retrouver, il faut aussi savoir garder. Et là est toute la difficulté pour Orphée, qui après avoir traversé les enfers et rejoint sa bien-aimée la perd presque aussitôt, et de façon définitive. Cet épisode, parmi les plus poignants des Géorgiques, relate la seconde mort d’Eurydice : « Il venait d’éviter tous les pièges, et Eurydice, revenue à la vie, allait voir l’air du ciel. Elle le suivait (ainsi le voulait la loi de Proserpine) lorsque l’aveugle amant eut un soudain coup de tête. Excusable pourtant, si tant est qu’excusaient les Mânes, il s’arrête – Eurydice arrivait presque à la lumière du jour – son cœur succombe, hélas ! il oublie et se tourne… Tout fuit, tout meurt […]. Il la perd à jamais : le nocher des Enfers ne lui fit plus franchir l’obstacle du marais. Déjà l’esquif du Styx, froide, au loin, l’emportait ». Autant dire qu’un nouvel enfer commence pour Orphée.
En se retournant pour regarder Eurydice, Orphée révèle, envers et contre tout, fût-ce contre lui-même, sa capacité à être tout amour : infiniment aimant et, de fait, infiniment faillible. Son entreprise d’apprivoisement et de pacification débouche sur un drame monumental parce que, pendant une fraction de seconde, il a laissé l’amoureux – infiniment personnel, subjectif, conjoncturel – parler en lui. Au comble de l’émotion, mené par les sentiments et les circonstances, il a oublié, immemor, écrit Virgile, qu’il fallait toujours regarder devant. Orphée, lâchant la bride à sa ferveur et à son impatience, n’arrivant pas à juguler en lui ce qu’il a pu juguler chez les autres, est vraiment mal inspiré. Le soudain délire, subita dementia, « esprit démis », dépossédé de l’ordinaire raison, envahit l’amant qui en devient incautum, « imprudent ».
Ces vers dispensent un enseignement qui force à la lucidité et à la modestie. Le poète n’est jamais à l’abri de lui-même. Aussi talentueux soit-il, dans les moments cruciaux de son existence, il demeure fragile. Pour lui aussi, tout peut se retourner.
Le sort cruel est terriblement rétrograde : « Un sort cruel de nouveau me mène en arrière » pleure Eurydice. Pour elle tout s’éteint alors qu’elle allait retrouver sa vie au grand jour, superas auras ; le froid la gagne de nouveau, et « le fracas du tonnerre résonne par trois fois dans l’Averne », bruit, fureur, retour des terreurs et des marécages. Quand le poète ne tient pas son engagement, tout s’enlise, s’assombrit, s’engloutit. Faillite personnelle autant que généralisée.
L’aventure d’Orphée, cependant, n’est pas terminée. Son chant devient chant de désespoir. S’il éveille d’abord la sympathie autour de lui, « Son chant adoucit les tigres et émeut les chênes », si Philomèle unit sa voix à la sienne, les femmes thraces, en revanche, prennent ombrage du culte qu’il voue à Eurydice et, dans leur jalousie, le tuent en rompant et en dispersant ses membres. Orphée démembré (comme Osiris dans la mythologie égyptienne) continue de chanter son épouse perdue jusqu’à son dernier souffle : « Son âme, en s’évanouissant, appelait encore Eurydice, et les rives, partout, répétaient à sa suite : ‘Eurydice’ ! ». Le monde, à l’unisson, fait écho. L’univers se fait mémoire vive d’un poète qui fut là, en consigne et en répercute les accents. Orphée dispersé, éparpillé, imprègne toute la terre, son chant partout s’infuse, se diffuse, durablement fait impression : le voici devenu poème universel. Ineffaçables, ses vers, versus, retournent aux sillons : sous nos yeux ébahis, le chant du poète devient le chant de la Terre.