À Oural et quelques autres
Le chien, c’est d’abord celui qu’on rencontre au détour d’une rue ou au détour d’un texte. D’Henri Michaux, je connaissais la « Vie de chien », description de la misérable existence de l’écrivain « joint à son trouble » (in « Observations », Passages). Un jour, j’ai vu apparaître dans les lignes un autre animal.
C’est un texte publié dans la revue Botteghe oscure en 1955, « Rencontre ». Dès le début du texte, il est insinué que la rencontre advient davantage pour l’animal que pour le narrateur :
Un chien me rencontra près du lac. Il m’appela. Je ne le connaissais pas. Je n’avais rien pour lui. Je lui répondis par de bonnes paroles. Il me suivit. Il gratta mon imperméable de ses pattes. Je devins silencieux. Il pleuvait. Par ce temps même un loup est transi. J’allongeais le pas. La distance entre nous grandit, tandis que de côté et d’autre il furetait. Au-delà d’un carrefour, je me trouvai seul. Il m’avait abandonné.
Les énoncés, simples et courts, suggèrent une manière de phraser canine, comme si l’écrivain, dans son récit, s’affairait d’une idée à l’autre, furetait lui aussi autour du chien qu’il décrit. HM rentre lire. Au bout d’une heure, il entend le chien gémir. « J’ouvris la porte. Il était là, couché, la tête entre ses pattes, la confiance dans sa tête. » Cette présence est intrigante : fermer la porte sur un être devrait le faire disparaître. Or, le manège reprend. « La confiance est là devant ma porte, la confiance, éternel maillon de toute chaîne. » Après avoir fermé la porte de nouveau, HM est pris de culpabilité : « Mes bonnes paroles, il les a pris pour un acte d’adoption. » C’est malgré lui que ce changement s’accomplit, mais cette fidélité finit par peser sur lui. Il se met à recevoir la fidélité du chien comme invitation à être fidèle à son tour, à ouvrir la porte. Il le cherche : « J’y vais, tout à coup commandé par notre étrange alliance. » Mais le chien ne revient pas. Au moment où il s’est accommodé à cette présence, où il souhaite renouveler le mandat, le chien se retire. Il s’interroge alors : « Enfin ce chien, pourquoi se voulait-il près de moi, sans plus ? Une erreur de sa part ? Ou que voulait-[il] signifier ? »
Le texte a ainsi présenté une singulière chorégraphie, entre distance et proximité. En se postant à la porte, le chien répond à la maxime latine : cave canem, prends garde au chien. C’est-à-dire : ne te laisse pas duper par son apparente indifférence, ni par son apparente affection. Le chien n’est pas où tu l’attends. Le nouage entre humain et chien, sur le seuil de leur commune animalité, peut alors ouvrir l’une de ces « associations particulières » dont parle Dominique Lestel dans L’animal singulier. Cette association, dans le texte de Michaux, commence par un échange de regards. Prends garde, c’est aussi : sois en veille et observe. Pour Paul Valéry, « Tout le chien est dans son regard » (« Animalités », Mélanges) ; Valéry décrit comment son chien lui fait la fête, et cette entrée fracassante est aussi la révélation d’un bloc d’existence sauvage, dans lequel mouvement et regard ne font qu’un.
Il n’est pas toujours retrouvé à la fin de la journée. En effet, le chien est un animal domestique qui ne reste pas cantonné aux limites de la maison, au contraire d’autres, puisqu’on l’emmène avec soi. C’est un compagnon de route : « I started early/ Took my dog ». En initiant un poème par ces mots (« Partie tôt – Pris mon chien », dans Le Paradis est au choix), Emily Dickinson dévoile la présence originaire du chien. Comme si dans toute histoire, il y avait un chien. Même lorsque les histoires ne concernent pas les chiens, on peut dire qu’elles les regardent. Le chien est un détail qui compte. Dans beaucoup de tableaux, on le reconnaît, lui qui s’est fait discret, mais qui ne veut pas être oublié. C’est une scène de campagne, les humains ont bien mangé, et il gît sous la chaise, dans une tranquillité un peu désabusée. C’est un bon chien, couché dans un coin, soupirant de temps en temps pour signifier qu’il est là. Être là, c’est peut-être ce que ces chiens en peinture font de mieux.
On pourrait presque dire qu’au commencement était le chien. Parmi les premiers poèmes de l’humanité, L’Odyssée en comprend d’ailleurs un, affalé dans son dix-septième chant, reconnaissant en Ulysse son maître, puis mourant après vingt ans d’attente. En quelques lignes, son destin est retracé, aussitôt expédié. Ce chien tendu vers la présence, tenu par la laisse du souvenir, est le point fixe d’Ithaque. Par son humilité, il institue le maître comme tel. C’est parce qu’il y a des chiens qu’il y a des maîtres.
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Le chien devient parfois l’image d’autres méditations. Le vent apporte ses nouvelles du lointain, ainsi l’énonce M.-C. Bancquart dans Verticale du secret :
Il sent le chien mouillé
parce qu’il a suivi tous les convois d’âmes mortes
Ses aboiements
célèbrent une sorte d’innocence
issue de l’égarement général
Le vent aboie, et la caravane passe. Le vent donne l’annonce d’un exil infini et indéfini. C’est que le chien est sur le seuil, mais il est aussi le psychopompe, celui qui transporte les morts vers l’au-delà.
Il est dès lors le témoin de mille naissances mais aussi de mille morts, dont celle du lyrisme poétique, remplacé par un lyrisme cynique. Cette substitution se repère bien chez Jean-Michel Maulpoix. Il apparaît que la poésie n’a pas besoin du poète, comme le chien peut très bien rompre ce qui l’attachait à son maître : « La poésie est une vieille chienne qui sait prendre seule son plaisir en arrosant les réverbères » (« Le goût du jour », Domaine public). Dans les villes, elle se déplace en solitaire et urine sur les rêves passés, atténuant leur aura. Le chien devient ainsi l’indice d’un retour au prosaïsme, d’une renonciation au poétique. Arthur Rimbaud fut l’ennemi des chiens puisqu’il empoisonnait ces derniers lorsqu’ils pissaient sur les peaux de bête de son échoppe à Harrar – on dit même qu’il en tua deux mille. Plus loin, Jean-Michel Maulpoix poursuit : « La poésie, disais-je, aboie contre les enfants des autres./ Elle ne mord plus. » Comme les raisons d’être qui ont perdu leurs dents, selon le mot de J. Gracq, la poésie est devenue incapable de mordre le réel. La disparition de la grand-mère de JMM, celle qui lui apprit à lire et écrire, prive d’élan et révèle les mots dans leur absence de mordant. Et il faut le croire, puisque c’est le poète qui le dit et qui en fait la démonstration. Mais même cette condamnation échoue à déranger. De toutes les critiques qui sont adressées à la poésie, peu la remuent vraiment, elle est si chétive. « La poésie est une vieille chienne. Ça la fait rire, ces os de lapin dans les poubelles et ces puces qui la grattent »
Parce que la poésie est devenue une chienne, il reste néanmoins encore un peu de tendresse pour elle. Une tendresse qui va vers elle parmi les objets du monde – ni plus ni moins. Si « certains aiment la poésie », selon la formule W. Szymborska (De la mort sans exagérer), ce qu’il y a de drôle c’est qu’on aime aussi beaucoup de choses :
on aime les compliments, et la couleur bleue,
on aime cette vieille écharpe,
on aime imposer ses vues,
on aime caresser le chien.
Il y a donc une banalité de la poésie à laquelle s’accorde de toute évidence le chien, qui est là sans prétention.
Parfois, il inspire une autre langue plus simple, qui n’est peut-être rien d’autre que la langue poétique. « Soudain tiède sur ma peau, une langue de chien dessine/ Un pays invisible » écrit M.-C. Bancquart dans Énigmatiques. Cette langue de chien, ça n’est pas du français. Elle vient d’une autre terre, peut-être la « terre énergumène », où chiens et humains se saisissent les uns les autres. L’énergumène est l’être possédé du démon (enegumenos). Le chien passeur attire dans son espace obscur où se confondent les langues humaines et canines.
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Le chien est-il une figure ? Un autre poème de Michaux (« Quelque part, quelqu’un », Textes épars 1936-1938 ) commence par ce vers : « Quelque part quelqu’un est chien et aboie à la lune ». C’est donc qu’on peut être chien comme on est autre chose, c’est que le chien est une simple halte pour les « voyageurs d’être en être : gerbe, chien, caillou, superbes villes. » Figure dans ce sens il serait, puisque déclinaison de l’être, saisie à un point précis de son parcours.
Cependant il importe de faire de lui autre chose qu’une figure pour des aventures poétiques ou conceptuelles. Dans L’Animal que donc je suis, Derrida tient à préciser que le chat dont il parle, celui qui le voit nu dans sa salle de bain n’est pas une « figure du chat ». Son rôle, n’est pas d’« allégoriser tous les chats de la terre ». Il est une « existence rebelle à tout concept », et les chiens de nos poètes peuvent rappeler cette qualification.
Pour ne pas être figure, il faut parfois qu’ils attrapent au vol un nom propre. Ils ont bien récupéré le nom, ils ont du rappel, ces chiens poétiques : « Ma chienne, la Chougna » chez Victor Hugo (dans Dernière Gerbe), ou « Dédèche est mort » chez Jules Renard (dans Histoires naturelles). Remarquons à propos de ce deuxième cas que c’est souvent au moment du trépas que l’hommage – ou plutôt le « cynage », a lieu, et que le nom est donné pour la postérité – c’est aussi le cas chez Lord Byron, qui signe l’épitaphe de son chien :
Près de ce lieu sont déposés les restes d’une créature qui avait la beauté sans la vanité, la force sans l’insolence, le courage sans la férocité, et toutes les vertus de l’homme sans les vices. Cet éloge qui serait une flatterie insensée si on l’écrivait sur des cendres humaines n’est qu’un juste tribut payé à la mémoire de Boatswain, chien né à Terre-Neuve en 1803, mort à Newshead le 18 novembre 1808.
Honorer le chien est ce que l’humain lui doit, c’est la moindre des choses face à cette existence souvent amoindrie, déconsidérée. Chez Jules Renard, un chien meurt, et ce n’est rien. Les hommes cachent leur tristesse, seule Mademoiselle, sa propriétaire, se laisse aller à de gros sanglots :
Les autres rattrapent à temps leurs larmes. Ils sentent qu’ils pleureraient tous et que chaque nouvelle source ferait jaillir une source voisine. Ils disent à mademoiselle : « Tu es bête, ce n’est rien ! » Pourquoi rien ? C’était de la vie ! et nous ne pouvons pas savoir jusqu’où allait celle que nous venons de supprimer.
C’est bête de donner un petit nom au chien et de pleurer pour lui, mais n’est-ce pas plus bête encore que de lui refuser ce nom, n’est-ce pas plus bête que de croire que la vie n’est que lorsqu’elle est en verbe ? Il est impossible de savoir jusqu’où va la vie. À travers la remarque indignée de Mademoiselle se lit une extension possible de son territoire. Dans le doute, il est impossible de circonscrire ce dernier et de lui assigner des frontières rigides. Comme Spinoza l’a écrit dans son Éthique, « Nul ne sait ce que peut un corps. » – et que dire quand il s’agit d’un corps de chien ?
En tout lieu, il s’agit, cave canem, de faire attention au chien, c’est-à-dire d’éviter l’écueil de ce qui peut être nommé anthropo-logocentrisme, cette disposition à marcher sur le chien pour rejoindre l’humain, sans entendre les jappements indignés du premier.
En poésie, cela consiste à considérer les chiens plutôt comme des alliés. Allié au saint, ce chien qui lui apporte du pain, dont parle Florence Saint-Roch ( in « Carnets de route des pestiférés », Le Sens du vent). Quand je vois ces précieux intercesseurs, ces amis si inestimables, je me demande : n’est-il pas temps que les humains affranchissent les chiens comme ces derniers les ont aidés à s’affranchir – puisqu’ils n’aboyèrent pas la nuit lors de laquelle les Hébreux fuirent l’Égypte (Exode 11) ? N’est-il pas temps qu’ils leur permettent d’acquérir une voix à eux, qu’ils les délivrent de ce statut en demi-teinte de « figure animale », prête à donner la patte à la pensée ?
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Je le dis parce que le chien n’a pas bonne presse. C’est celui, on l’a vu, d’« Une vie de chien », mais aussi celui d’un temps de chien, d’un mal de chien. Tout ce qui est l’enfer, tout ce qui est l’insupportable, lui est mécaniquement dédié. Son nom même est insulte, crié quand on se dispute ou quand on se prend le pied dans la table basse : Nom d’un chien !
Si on le sort de sa niche et on le fait rentrer dans le langage, c’est souvent parce qu’il est moins beau, moins élégant que le chat. Chez Jean-Marie Gleize (qu’on aille voir « Les chiens s’approchent, et s’éloignent », renoncer à la belle poésie, c’est comme pour Baudelaire (« Les bons chiens », Petits poèmes en prose) appeler autour de soi, grâce à des mots différents, une armada de chiens :
J’invoque la Muse familière, la citadine, la vivante, pour qu’elle m’aide à chanter les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés, ceux-là que chacun écarte comme pestiférés et pouilleux, excepté les pauvres, dont ils sont les associés, et le poète, qui les regarde d’un œil fraternel.
Le poète regarderait les chiens comme des frères parce qu’ils sont proches de lui comme nécessiteux. Nécessiter n’est d’ailleurs pas seulement avoir besoin mais aussi exiger. Le chien répond ainsi à un ordre intimé au sujet poétique : trouver un signe pour dire l’indicible, un signe moins éloquent que les discours.
À propos des expériences mescaliniennes, expériences de ravage, c’est-à-dire de rapt brutal des capacités sur lesquelles l’existence repose habituellement, Michaux, dans « Description d’un trouble » (Documents de Misérable miracle »), écrit :
Moi, c’est comme si j’avais été un chien et que je fusse redevenu homme, et qu’absolument, absolument, violemment, sauvagement, il m’eût fallu, il m’eût été vital, indispensable de donner de ma vie canine un signe.
Le « comme si », puissant opérateur, révèle la distance qui sépare ces expériences de drogue de la vie canine, qui les sépare des déroutes vers la folie ou vers la pauvreté.
Car on associe souvent le chien à ceux qui sont vraiment dépossédés – sans aucune idéalisation de cette misère : « nous les peu/ nous les rien/ nous les chiens/ nous les maigres/ nous les Nègres » écrit L. G. Damas dans « Nous les gueux », en des mots qui font écho, à des années de distance, à cette déclaration affolée de l’évêque d’Arras quant aux migrants de Calais, le 24 mars 2021 : « Traités pire que des chiens. » Dans cette expression qui n’est pas de la poésie, qui est la réalité brute, apparaît le chien comme curseur de l’intolérable, comme point-limite au-delà ou en-deçà duquel on atteint l’indignité. Le chien pourrait être notre allié surtout dans la prise en compte de ces vies. Allié d’une attention qui s’aiguise, qui s’affûte, et pousse à la colère. D’une vigilance aussi à ne pas confondre dans un seul geste migrants, chiens et poètes comme si toutes les existences et toutes les souffrances s’égalaient. Je crois ainsi que les chiens – du moins certains chiens - ont des privilèges, et que les mauvais traitements ne leur sont pas forcément réservés. Hassan Yassin, poète soudanais réfugié en France, l’écrit dans « La Malédiction » :
Même vos chiens me regardent étrangement
vos chiens bien emmitouflés qui ont des papiers d’identité et un nom
Des coussins et des colliers ornés de perles.
Attention au chien, c’est donc aussi attention à ne pas en faire un symbole de l’avilissement, car alors on déshumanise l’humain autant qu’on décanicise le chien. On noie les deux dans des généralités.
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Si le chien est allié de la poésie, c’est donc plutôt sur la voie d’une appréhension plus sensible et charnelle, plus attentive du monde. Car le chien, comme l’écrit Jean-Christophe Bailly dans Le Dépaysement, a une « expertise sensitive infinie ». En effet, il vit :
les odeurs, les détails du monde, ne faisant qu’un avec eux, dispensé de nos incessantes projections vers l’avenir. En plein dans une ingénuité qui nous est refusée, à nous, les mal adaptés, les ballottés de l’autobus, de l’existence.
La poète envie le chien pour son innocence, le chien qui connaît les choses par la truffe, qui n’est pas un animal métaphysique – mais cela n’est pas certain.
On voit en tout cas que quelque chose du chien est l’objet d’une quête esthétique, d’une recherche des formes de vie. « Je voudrais être un chien, un cabot de la rue,/ Me nourrir des déchets des poubelles ventrues » Dans ce poème pour enfants d’E. Azam, « Le chien », la formulation au conditionnel permet de relever l’utopie d’une proposition d’existence. Et les chiennes s’associent elles aussi à la langue poétique, lui donnant la vibration d’un corps vigoureux :
...suce et
Me rentre sa chienne rose de langue
De ce côté brutal qu’il me plaît d’être en toi
l’exacte et commune mesure
Dans ces vers de S. Loizeau (Le corps saisonnier), la langue chienne est le support de fantasmes de brutalité, de puissance, de pénétration. Pas de soumission ou renoncement dans ce texte, mais au contraire une affirmation de soi comme chienne puissante, un devenir chienne.
Disons que le chien est le dépositaire de ce qui à l’humain paraît refusé : l’immédiateté. Dès lors, il y a une invitation de sa part et de celle du poète qui parle de lui. Les mots en eux-mêmes sont comparés à des cabots :
Prends ces mots dans tes mains et sens leurs pieds agiles
Et sens leur cœur qui bat comme celui d’un chien.
Raymond Queneau, dans Le Chien à la mandoline, présente le chien devenu poète autant que le poète devenu chien. Il tente d’être un chien sans cynisme ni hypocrisie, d’être authentiquement chien. C’est aussi parce que l’artiste, comme tout homme ou toute femme, se sent de temps en temps « comme un chien » (selon le mot de Giacometti, « Je me suis senti comme un chien. Alors j’ai fait cette sculpture. ») et qu’il doit lui donner forme, à ce chien auquel il se sent pareil. Il le fera très maigre, écharné, saisissant jusqu’aux larmes, sans pour autant jamais nier son caractère infigurable. Fidèle au chien.
Texte établi pour Terre à ciel par Florence Saint-Roch