Lorsque j’ai découvert le travail graphique de Florence Saint-Roch, dans sa demeure de Saint-Omer, je me suis d’abord interrogée sur ces œuvres accrochées çà et là, sans mention particulière, mais qui m’agrippaient l’œil par leurs lignes à la fois suggestives et indéchiffrables : que désignaient-elles ? Etait-ce une écriture secrète ou bien des paysages immenses, dépourvus de contours et de perspective ? et surtout, qui donc avait ainsi œuvré ? Avec la modestie qui la caractérise et l’air d’être peu concernée par ces questions, Florence m’avait répondu qu’elle produisait parfois de « petites choses » à l’aide d’encres diverses.
L’interrogeant plus avant, j’ai découvert combien ces encres étaient le fruit d’un corps à corps ou, pour parler plus justement, d’un corps à âme avec les toiles. J’ai dû multiplier les questions pour obtenir quelques renseignements supplémentaires : lorsque Florence se plongeait dans ce travail, c’était pour un nombre d’heures indéterminé… le terme ne lui en était révélé que lorsqu’elle avait livré tout ce qu’il lui était possible d’exprimer, de verser, de répandre… J’ai été très frappée de l’entendre évoquer une sorte de fatigue finale de tout le corps, une forme d’exténuation, peut-être comme lorsque l’on s’est vidé le cœur ou que l’on a extrait de soi-même les gestes les plus vivants, issus de notre être viscéral.
Alors, j’ai voulu en savoir davantage. J’ai d’abord contemplé ce qui s’offrait à moi dans cette maison, ce berceau de création. Ensuite, j’ai réclamé des reproductions. Florence un jour m’a offert un petit cadre dont le paysage ressemblait à l’ombre d’un vitrail projetée sur le sol… ou à une fenêtre striée d’obscurité… ou encore… à vrai dire, je ne savais comment décrire cela. Je me souviens d’avoir même commencé des recherches sur Internet – moi qui me passionne depuis longtemps pour toutes les formes d’arts visuels : je ne trouvais rien qui ressemble à ce que je ne pouvais spontanément ni décrire, ni ranger dans une catégorie quelconque.
S’est imposé à moi le désir d’écrire des poèmes à partir de ces encres qui occupaient de pleines pages, où le regard lui-même ne pouvait que se perdre en s’y aventurant. Ainsi naviguais-je « d’un bord à l’autre des couleurs », entre un noir et un blanc qui me paraissaient dialoguer d’une manière si riche que je pressentais entre eux tout un monde coloré, demeuré invisible mais présent. D’ondulations en traits anguleux, je flottais entre mes propres extrémités, « du repli à l’éclat ».
J’ai commencé ces poèmes en m’adressant à Florence : « oubliant l’horizon / tu progresses ». Ce faisant je me parlais tout autant à moi-même… Je sentais qu’en me laissant porter par ces lignes aux messages sibyllins, je pourrais découvrir ce à quoi j’aspirais tellement, moi qui suis hantée par la figure de l’abîme : une issue finalement confortable, qui ressemblerait à un « nid de la plaine »… L’encre qui s’écoulait m’évoquait celle de rivières sans fin ni discontinuité, infiniment rassurantes, « de la courbe des nuits jusqu’à l’aube ». Habitée par le désir de dénouer une sourde anxiété, je voyais, en contemplant ces encres, le moyen de traverser « le nœud / de l’été », saison qui ravive chez moi des inquiétudes anciennes. Avançant dans ces pays si pleins, saturés de mystère, je me voyais « perdre le sens » « de la fausse durée » tout en y retrouvant une certaine « consistance », celle « qui ravive les sens ». J’y retrouvais la forêt inextricable, « racontée à grands traits » : celle du dehors, celle du dedans aussi - le réseau illisible « des nerfs » ou encore les « sillons de la peau »…
Dans ces encres, je percevais également des visages, aussi vagues que puissants, brassés comme des cartes qui représenteraient la foule incohérente de nos personnages intérieurs. En une « ronde inextricable », c’est l’univers entier qui revenait bouillonner près de moi et en moi.
Il n’est donc pas difficile d’imaginer quel a été mon bonheur d’écrire dans le sillage des encres de Florence. Son œuvre si richement graphique (dans les deux sens de cet adjectif : elle écrit et dessine) mérite assurément d’être révélée au grand jour !
Écrivaine et poète, Sabine Dewulf aime écrire en compagnie de peintres, de plasticiens et de photographes. Avec Sabine Zuberek, elle a créé en 2022 le Prix Pierre Dhainaut du Livre d’artiste pour tous publics scolaires, de la primaire jusqu’au lycée. Ce concours original et ambitieux fait entrer dans l’Éducation Nationale, par la lecture et par la création, le dialogue que mène la poésie contemporaine avec les œuvres visuelles.