Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Sylvie Fabre G.

mercredi 9 janvier 2019, par Sabine Huynh


Extraits de Pays perdu d’avance (à paraître en 2019 aux éditions L’Herbe qui tremble).

1

Qui parle pour dire la présence ?
Dans le ciel et l’ombre du ciel sur la terre
telles les saisons les mères passent,
et les mots. Pour ne pas oublier
peut-être n’avons-nous qu’une voix
du berceau au tombeau.

De la mémoire m’arrivent des fragments,
maison sous le Vercors, lampes et livres,
vieilles femmes, jeune mère, autant de
noms qui peuvent s’accorder à l’enfance
mais le père, le lilas et l’oiseau, les douleurs,
les extases, comment les recouvrer ?

Les silhouettes enfuies avaient alors réalité :
trois enfants, blond brunes, avec leur mère.
Les vivantes avec les morts continuent
leur dialogue et dans le jardin au jet d’eau
leur parole traversée d’accents d’éclairs de reflets
irrigue encore l’ici et le maintenant.

(Je me souviens)

Le monde était peuplé : mimiques, gestes, voix
que la mort n’avait pas sanctifiés,
le poème de la vie miroitait
mais pour que le chagrin ne l’assombrît pas
j’essayais d’unir le père et la mère, deux êtres
à la mesure divisée de la terre, de l’amour.

(Je me souviens)

Les hirondelles et toutes leurs ailes,
en un regard, circonflexes,
m’ouvraient un horizon
qui s’achevait dans l’immobile.
L’été leurs cris obsédants
traçaient la portée d’un chant sans trêve.

Au-dessus l’étrange liberté du ciel,
au-dessous le socle gris de la poussière,
et dans la couture, déchiré
incendié d’attente, mon visage,
l’envol, c’est un pays
pour l’exil.


SYLVIE FABRE G. S’ENTRETIENT AVEC SABINE HUYNH

Votre bibliographie est impressionnante, recueils de poésie, récits, livres d’artiste... Nous diriez-vous quelques mots sur vos débuts en écriture ?
La venue à l’écriture, son origine, reste toujours un mystère. Je sais pourtant que le geste d’écrire est pour moi profondément lié à deux expériences fondatrices de l’enfance qui sont le regard sur le paysage et la passion de la lecture. De leur grand silence et de ma solitude d’alors sont nés les premiers poèmes. Ils ont d’abord habité mon corps sans être prononcés, donc encore moins écrits. Joë Bousquet a dit quelque chose qui entre en résonance avec ce que je vivais à ce moment-là, bien sûr de façon inconsciente : « les mots sont la voix de tout ce que l’on tait … tous les mots sont dits moins hauts que profondément entendus ». Les mots remuaient, je les écoutais en moi mais c’est à l’adolescence seulement qu’ils se sont incarnés. Ils ont commencé à faire courir leur souffle dans ma voix, à trouver leur forme et un rythme sur les pages de mes carnets. Ils sont devenus un journal, des lettres, puis des poèmes. A dix-sept ans j’avais composé un recueil entier, sous l’influence heureuse de Rimbaud et des Surréalistes. Je ne l’ai jamais envoyé. Puis, à partir de 1976, des textes en prose ont trouvé leur place dans la revue Sorcières, m’ouvrant de façon inespérée une première publication et m’offrant des rencontres qui perdurent aujourd’hui. Dans les années 80, j’ai écrit mon premier livre, né de la découverte de l’écriture des femmes, de nos dialogues, mais aussi de mon vécu personnel. Première éternité, dont les thèmes sont l’enfance et la maternité, ne sera publié que bien des années après aux éditions Paroles d’aube. Pendant dix ans environ, toute la petite enfance de mes enfants, j’ai écrit sans tenter d’envoyer mes textes ailleurs qu’en revue ou anthologie quand on me les demandait. L’Autre Lumière, mon premier livre publié aux éditions Unes, a paru en 1995. J’avais essuyé avant quelques refus et entre chacun je vivais des mois angoissés, retournant à l’écart, au doute et à l’immobilisme. Le fait que Jean-Pierre Sintive ait accepté immédiatement ce manuscrit, et dans un grand élan, le fait qu’il croit en mon écriture, a tout changé. J’ai sorti les autres manuscrits gardés dans mes tiroirs et les publications se sont alors très vite enchaînées. J’avais pris de l’avance avec l’écriture au secret, et enfin vaincu ma peur. Une autre vie commençait…

Accordez-vous de l’importance à la distinction entre les genres ?
J’étais professeur de lettres, j’accorde une importance aux genres littéraires dans la mesure où chacun d’entre eux a son histoire, ses spécificités et ses beautés. J’adore le roman, j’en lis beaucoup mais je pense que je n’écrirai sans doute jamais de roman, ni d’ailleurs de théâtre au sens classique du terme car ce sont des types d’écriture auxquels je n’ai pas le désir, ni peut-être les moyens, de me confronter. Depuis toujours il me semble que je suis essentiellement poète. Mais j’aime écrire du récit comme dans Le Génie des rencontres ou dans L’Isère. Cette écriture-là me permet de prendre en charge davantage de personnages, de narration, de description, d’espaces et de temps, d’événements aussi, d’avoir plus de matière, mais ne rompt pas avec l’essence de mon écriture. J’ai écrit beaucoup de recueils en prose poétique, dont L’Autre Lumière qui reste pour moi le livre fondateur. L’étonnant est que je revienne aujourd’hui de plus en plus au vers libre en y introduisant personnages et passages narratifs ou pensifs à l’intérieur de strophes très structurées. C’est le cas pour le manuscrit qui va paraître au printemps, Pays perdu d’avance, où on trouve aussi des Litanies et du Chant pur. Je crois à la porosité des genres mais à la colonne vertébrale d’une pensée et de ses thèmes, je crois à l’exil dans l’écriture, à son espace-temps singulier qui est fait de la circulation des souffles entre la vie et la mort, l’autre et soi. Prose, prose poétique, poème en prose ou en vers dans le recueil, la lettre, le récit ou la note, l’important pour moi est qu’ils naissent de la nécessité et de la vérité d’un regard et d’une langue, qui font un style. Dans mon dernier livre, La Maison sans vitres, j’ai réuni des lettres, des poèmes et ce que j’appelle des notes électives autour des œuvres picturales et poétiques qui m’ont accompagnée pendant ces vingt dernières années. Hommage à l’art et à la poésie qui nous aident à être, portrait de ceux qui les font, parcours et rencontres. Témoin d’une passion, d’une entrée en résonance, puis-je définir à quel genre appartient ce livre ? A plusieurs en tous cas, et ce n’est pas sans poser problème, car on aime classer les livres dans des catégories précises pour pouvoir les publier, en parler et les vendre plus facilement.

Comment définiriez-vous votre poésie ?
J’ai écrit un Petit Art poétique, mais son mode est au conditionnel. Il y a la poésie que nous écrivons et celle que nous aimerions écrire, il y a celle que nous avons écrite et celle que nos écrirons. Pouvons-nous vraiment là encore enfermer la poésie dans une définition ? Comme je l’ai dit, l’écriture me mène où elle veut, comme la vie elle-même qui l’irrigue et qui se termine dans l’inconnu. Elle fait du dehors et du dedans un lieu unique, une demeure où la langue tente de toucher la présence et l’absence, de dire l’amour et la séparation. Elle est la quête et le chemin de la quête. Si on veut la définir dans ses registres, on peut dire que ma poésie est souvent adressée, lyrique et métaphysique, ancrée dans des paysages et amoureuse des visages, pleine d’un vécu rêvé et d’un rêvé vécu à la mesure de l’enfant que j’ai été et de la femme que je suis devenue. Yin et yang, comme dirait François Cheng, elle cherche l’équilibre pour la funambule qui marche sur le fil du temps. Ce n’est pas une poésie novatrice dans sa forme, actuellement moins encore que lorsque j’étais plus jeune et plus influencée par les recherches de l’époque surréaliste et féministe. Je dirais qu’elle est de plus en plus une poésie du questionnement et du sens, une poésie de la terre qui bute contre le ciel, de l’oiseau posé dans le fini mais qui sait l’infini. Douleur et mélancolie ne lui sont pas étrangères, de même que la beauté et l’extase. Mais tout cela ne fait pas une définition !

La poésie ne sert à rien, a-t-on entendu dire. Peut-elle prétendre à être utile ?
Elle est d’abord absolument utile à celui ou celle qui l’écrit. La poésie, la littérature, ont traversé ma vie, l’ont habitée et l’ont orientée autrement. Que serais-je sans elles ? Dès l’enfance la poésie m’a découvert le monde, ouvert la Voie, elle m’a fait vivre le corps dans la langue, m’a révélé l’âme. C’est elle qui m’a aidé à penser, à réparer certaines blessures, à exister pleinement avec d’autres dont elle a permis la rencontre. Je lui dois tant, comment pourrais-je dire qu’elle ne sert à rien ? Elle est un don, magnifique et gratuit, comme l’amour vrai.
« Transformer le monde, changer la vie », selon le vœu de Rimbaud et le mot d’ordre des Surréalistes, elle y a sans doute échoué. Mais la poésie reste une résistance à toutes les oppressions, que deviendrait le monde si le pouvoir d’énonciation, la force du langage, la beauté rayonnante ou ténébreuse de l’écriture poétique désertaient les êtres humains ? Nous avons besoin des mots, de leurs sonorités, de leur rythme, de leur silence, nous avons besoin de l’agencement de leurs formes, de leurs images et de leur sens pour savoir qui nous sommes et nous amener à des vérités, si ce n’est à une vérité. La poésie a ce rôle indispensable de révélateur du réel dans ce qu’il a de plus secret et de plus tragique, elle nous aide à vivre en humains. Elle peut éveiller les consciences, et Victor Hugo parmi d’autres en est un exemple probant. Elle combat la barbarie qui toujours menace, garde ensemble les vivants et les morts. Dans sa pauvreté elle aide les persécutés à survivre, elle donne une parole à ceux qui en sont démunis. Elle persiste, comme toute création artistique, par-delà les faillites individuelles et les échecs collectifs. Grâce à elle nous savons la beauté et quelle place nous lui donnons pour, qu’alliée à la bonté, elle fasse le monde un peu plus supportable. Comme tous les autres arts, la poésie dans nos sociétés matérialistes, consuméristes et technologiques, est devenue très fragile, elle peut s’éteindre dans les mémoires et les langues, mais avec elle c’est l’âme du monde qui disparaîtrait. Ne nous familiarisons jamais avec ce possible, maintenons son feu en chacun de nous et transmettons le flambeau aux générations qui viennent. En tant que professeur et mère, j’ai essayé de le faire le mieux possible. Et c’est en partie aussi pour cette raison que je participe aux lectures.

De quels poètes ne pourriez-vous pas vous passer ?
Ils sont si nombreux ! Je lis depuis l’enfance et tant d’entre eux m’ont accompagnée et continuent à le faire. Comment répondre ? Je vais citer quelques noms en sachant que j’en laisse beaucoup d’autres qui pourraient être prononcés.
D’abord les piliers : Ronsard, Hugo, Baudelaire et surtout Rimbaud et Apollinaire qui ont accompagné mon adolescence et les débuts de l’écriture. Ensuite Breton, Eluard, Aragon et Char qui m’ont appris à 20 ans que la poésie était aussi une façon d’être au monde et d’y vivre autrement. Enfin les poètes chinois de l’époque classique, en particulier Wang Wei dont les poèmes sont des tableaux pour l’âme. Je les ai lus très jeune et j’ai construit ma mythologie personnelle avec eux. La Chine que j’aime est la leur.
Plus tard j’ai lu la poésie de Rilke qui a été une révélation, de même que les œuvres de Pasolini, Tsvetaïeva, Dickinson, Plath dont je ne peux me passer. Je citerai aussi Bonnefoy.
Enfin parmi les poètes vivants, François Cheng et Philippe Jaccottet auxquels je reviens toujours. Et le compagnonnage avec l’œuvre de Françoise Clédat, Jean-Pierre Chambon, Hélène Dorion, Ludovic Degroote, Jean-Louis Giovannoni, Patrick Laupin, Claude Margat, et Bernard Noël avec lesquels j’entretiens un dialogue ami depuis très longtemps. Il faudrait rajouter maintenant Emmanuel Merle et Angèle Paoli.

Vous avez traduit des poètes italiens. Quel est l’apport de la traduction à votre travail d’écrivain ?
Je traduis des poètes italiens depuis seulement quelques années, et de façon tout à fait inespérée. Cela tient à mon histoire personnelle. Pendant très longtemps j’ai eu un rapport complexe avec la langue italienne, à la fois de rejet et de fascination. Quand je me suis réconciliée avec ma double origine, j’ai voulu me réapproprier la part italienne, restée muette en ma voix bien que souterrainement présente. Cela est inévitablement passé par l’étude de la langue que je ne possédais pas, ou très mal. J’ai donc réétudié l’italien, abandonné dès le lycée, et simultanément je me suis plongée avec passion dans la lecture de la poésie italienne contemporaine. J’ai eu la chance, en tant que poète, de faire deux rencontres décisives pour le passage à la traduction, celle de Fabio Scotto puis celle de Milo De Angelis. Aimant leur œuvre, j’ai désiré la faire mieux connaître en France en la traduisant. Cette expérience magique, mais parfois angoissante a été une révélation. Elle m’a permis d’entrer dans une profondeur où s’entrelaçaient l’espace intérieur et langagier de ma poésie avec celui de ces deux poètes pour créer cette « troisième langue » dont parle Bernard Simeone. La traduction a agrandi ma langue y faisant résonner cette autre langue qui déjà la hantait, elle a repoussé ses frontières, occupé ses marges et son centre en ouvrant un autre champ possible à l’intime et à l’universel dans ma poésie. Le moi et le nous se parlent dans la traduction, ils habitent une nouvelle rive où les voix se répondent et s’inventent ensemble.

Vous pratiquez la photographie, que vous permet-elle de dire qui échapperait aux mots ?
La photographie m’a toujours attirée. A douze ans on m’a offert mon premier appareil et je prenais essentiellement, comme beaucoup, des scènes de la vie quotidienne. Après ma lecture d’André Dhôtel vers 30 ans, et un certain basculement de mon regard, j’ai commencé à m’intéresser surtout au paysage, terre mer et ciel, et à tout ce qui nous échappe dans le paysage si nous n’y prêtons pas attention. Chaque élément a sa vie propre et lorsqu’il entre dans nos yeux il ouvre des réalités insoupçonnées. Ce sont elles que j’essaie de fixer comme le ferait un peintre dans le tableau. Parfois de grandes étendues de vide, parfois des détails infimes, la courbe d’une colline, une tige dans la neige, un morceau de bois sur le lac, un scintillement d’écume, des reflets qui deviennent l’univers, un arbre solitaire. Soudain le réel se découvre dans son mystère et me déchire. La photographie fixe cet instant-là du corps et de l’âme ravis, elle ouvre en soi des fenêtres sur le rien qui est tout. Je n’ai aucune technique et je la pratique en amateur, je ne suis alors qu’un regard à la mesure de l’émotion. Je vois quelque chose qui déjà m’a connue et que je reconnais. J’attrape des lumières et des ombres dont je garde les traces pour que mes mots les suivent et renaissent autrement. Dans la photographie, il y a cette beauté qui est rencontre et métamorphose. C’est une expérience farouche autant que l’écriture. Mais comme l’écriture on peut la partager. J’écris à mes amis sur des photos, elles leur parlent autant que mes mots. Dans mes carnets elles accompagnent de leur silence les poèmes.

« Photo d’hiver, il a neigé en Chartreuse, où la terre, où le ciel ? », par Sylvie Fabre G.


SYLVIE FABRE G. est née à Grenoble en 1951. Elle a commencé à publier en 1975 dans la revue Sorcières à Paris. Longtemps professeur de Lettres en Bourgogne puis en Isère, elle se consacre désormais à l’écriture.

Depuis 1976 elle est présente dans de nombreuses revues et anthologies en Europe et au Canada et traduite en plusieurs langues. Elle a publié une trentaine de recueils poétiques et de récits chez différents éditeurs dont récemment Frère humain, éd. L’Amourier (Prix Louise Labé 2013), L’intouchable et Ce que tu nommes ta maison, éd. Le Pré Carré (2016 et 2018), Tombées des lèvres, éd. L’Escampette (2016).

Elle a aussi réalisé une quarantaine de livres d’artistes avec des peintres, photographes, calligraphes et graveurs chez différents éditeurs. Elle pratique la photographie en amateur, traduit des poètes italiens et publie des notes critiques sur la littérature et la peinture (essentiellement dans Terres de femmes, Poezibao et la revue Europe)).

Ces deux derniers livres, Nos feux persistent dans le noir, éd. Le Verbe et L’Empreinte (2017) et La Maison sans vitres, éd. La Passe du vent, ont paru au printemps 2018.


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