De livres en livres, Valérie Canat de Chizy dit la difficulté de trouver sa place dans un monde qui ne nous en fait pas toujours, avec ce sentiment d’être à l’écart malgré une attention accrue portée aux autres. « Il y a le silence. Comme une mer. [1] » La perte de l’audition, survenue dès l’enfance, fut pour elle l’expérience du vide avec cette impression de ne plus être reliée au monde comme elle le décrivait dans un très beau livre intitulé Pieuvre, publié en 2011 : « Un grand vide. Immense solitude aux rives du silence, où trempent des lèvres blanches. Il fait si froid dans le silence. A l’extérieur, des enfants jouent, des adultes parlent, rient. Un lien les réunit en une forme de compréhension mutuelle, les relie entre eux. Derrière la vitre embuée, les yeux s’écarquillent, agrandissent l’effroi des mots tus [2]. »
« A quoi ressemble le bruit d’un arbre dans le vent [3] ? » se demande-t-elle dans un autre livre intitulé Je murmure au lilas (que j’aime), paru en 2016. Les sens nous ouvrent au monde, la perte de l’un d’entre eux est forcément ressentie comme un arrachement. Se dresse alors devant soi une frontière invisible qui peut paraître infranchissable. La perte d’un sens isole, les autres finissent par ne plus en tenir compte, ce qui crée une fatigue, une difficulté à être pleinement ensemble. Les relations aux autres en sont profondément modifiées et il faut parfois affronter l’agacement, l’incompréhension, voire l’hostilité. Malgré tout, il faut chercher une place avec l’impression d’être une étrangère même auprès des siens :
ma sœur se marie
elle est si belle
dans sa robe blancheje suis si petite
j’ai mis du rose
et des sandalesje cherche ma place
dans la famille [4]
La tentation du repli est grande. Lorsque la communication est difficile, on est tenté de se retirer en soi. « Murs érigés autour de moi, me protégeant des autres, de leurs regards, de leur jugement. Souvent, j’observe comment ces autres conversent entre eux de façon si naturelle. Quand mon corps et mon esprit s’écartent des codes partagés, identitaires. Quand mon mouvement déborde, ou mon immobilité rétracte. Quand mes paroles, mon débit, ma manière d’être sont décalés [5]. » Ou alors, il faudrait donner le change, faire comme si tout allait pour le mieux mais cela aussi aboutit à une impasse :
à la longue
cela fatiguefaire semblant
d’être une autre
personnequi entendrait [6]
Ce monde opaque, labyrinthique, que l’on avait découvert avec effroi dans Pieuvre et que l’on apprend à mieux appréhender dans ses ouvrages plus récents, c’est celui qui est imposé à ceux qui vivent avec ce handicap, mais pas seulement. C’est ce qui nous immobilise, tous, que l’on entende ou pas, nous entraîne au plus opaque. Il faut trouver un nouvel équilibre, entrer en relation d’une manière différente. La poésie peut être le moyen de créer des brèches dans la solitude. Elle est ce pont jeté entre l’intérieur et l’extérieur. « Pendant longtemps, j’ai essayé de forcer la paroi, la vitre, telle que je la nommais, ou encore le mur ; je me suis cognée avec une violence inouïe, me suis disloquée, anéantie, pulvérisée. J’ai écrit pour tenter une forme de dialogue avec le dehors ; peu à peu les mots ont rendu plus vivant mon rapport au monde ; désormais l’enveloppe est plus malléable, elle s’ouvre parfois pour me laisser sortir, puis se referme de nouveau sur moi, implacable et sévère. J’apprends à m’accommoder d’elle, parfois même à ruser avec elle [7]. »
Durant la période où elle écrit Pieuvre, Valérie Canat de Chizy fait l’expérience de ce que Guillevic appelle la « paroi » :
Parfois certaines choses
Faisaient office de paroiEt l’on pouvait s’y adosser,
Y faire une brèche,Essayer le dialogue
Avec la haie, le mur, quoi d’autre ?Le supplier, l’injurier,
De toute façon le caresser.Mais toujours le soupçon venait
Que la paroi, la vraie paroi,
Était ailleurs [8].
Ce livre l’a beaucoup marquée. Cette « paroi », inhérente à chacun, crée un intérieur et un extérieur qu’il est difficile de faire communiquer. Elle enferme mais il est tout de même possible de s’en libérer si l’on a conscience qu’elle existe.
Il faut peut-être
Essayer autre chose :Essayer
D’être la question
Qui s’accepte indemne de réponse.Essayer
De donner à la question même
L’accueil qui serait fait à la réponse [9].
Valérie Canat de Chizy ne cherche pas à détruire cette « paroi » qu’elle éprouve dans son corps et dans sa vie quotidienne, ce serait purement illusoire et d’avance voué à l’échec. Elle cherche plutôt à rendre perceptible cette « paroi », nous en révèle l’existence en se demandant comment vivre avec. Ce qu’elle ressent nous concerne tous, elle interroge notre capacité à saisir le monde, à ne pas le laisser se dérober. Les choses échappent sans cesse, nous fuient. Valérie Canat de Chizy nous invite à nous confronter au silence du monde, aux questions demeurées sans réponses. Elle dit avec pudeur l’absence et le sentiment de vide autour de soi. Or le poème permet de s’accorder à l’inaudible, de le dépasser et de faire jaillir une parole qui restituera nos territoires occultés. Une parole qui réduira la distance, renouera peu à peu le lien cassé et saura « ouvrir la cage à grands coups de respiration et d’assouplissements [10] ». Valérie Canat de Chizy tend les mots comme on tendrait la main à ce qui s’éloigne.
Se confronter au silence du monde c’est également se confronter aux deuils, au vide laissé par les absents, celui notamment d’un père disparu. Sa présence, comme arrachée au silence, refait surface. Valérie Canat de Chizy l’accueille alors, se tenant un temps à la « jonction entre le monde des vivants et celui des morts [11]. » C’est également se confronter au manque d’affection et de tendresse maternelle :
le manque grignote
à l’intérieurl’enfant a faim
de sa mèremalgré tous les substituts
trouvés sur son cheminrien ne parvient
à comblercette béance [12]
Il s’agit d’« accueillir sa solitude, sa vérité » et d’« accepter de regarder ses plaies, sa petitesse, son dénuement [13] » afin de mieux comprendre et de mieux accueillir les plaies, la petitesse et le dénuement des autres. Je murmure au lilas (que j’aime), rend sensible le cheminement souterrain de la parole poétique par-delà les mots que l’on échange au quotidien, ce livre dit sobrement la blessure de ressentir au plus profond de soi cette « coupure », cette « césure, tellement vivaces au creux des chairs [[Je murmure au lilas (que j’aime), op. cit., p. 39.] ».
Ce qui est frappant, enfin, dans les poèmes de Valérie Canat de Chizy, c’est la présence des fleurs et la conviction que quelque chose, obstinément, voudrait fleurir. Sa sensibilité aux fleurs, leur parfum, leurs couleurs, leur diversité, se retrouve dans presque tous ses livres, avec une certitude, celle que malgré les blessures, une part de nous rayonnera et s’ouvrira bientôt à la beauté.
dans la retenue
le corps en retrait
fleuritapproche du printemps
force et douceurpétales
suspendus aux branchesj’enlace l’arbre
son large tronc
prend toute la placedans mes bras [14]
L’absence, la mort même est capable de fleurir. Du plus enfoui, du plus sombre peut toujours apparaître la beauté :
voilà bien longtemps
que je ne me suis recueillie
sur la tombe de mon père
même si les parcelles de moi
se mélangent à la terre
où je voudrais faire germer
quelques pousses pour lui
fraises des bois muguet
avec quelques abeilles [15]
Ces lentes floraisons, Valérie Canat de Chizy y est attentive chez l’autre également à travers ses très nombreuses notes de lecture et chroniques tenues pour différentes revues, dont Verso et le site Terre à ciel dans la rubrique « Lus et approuvés ». Un travail exigeant qui contribue à mettre en lumière la grande richesse de la poésie actuelle, avec cette promesse, là encore, que de nouvelles voix vont se révéler, que quelque chose fleurira.
Cette attention à l’autre, on la retrouve aussi dans l’écriture à quatre mains pratiquée avec Cécile Guivarch et Marie-Noëlle Agniau [16] car la poésie est aussi affaire d’amitié, de complicité et d’écoute.
chaque soir
envoyer des pensées
à ceux que j’aimefleurs cueillies
au bord du cheminbouquets à mettre
dans toutes les piècesviolettes tendres [17]
Jean-Christophe Ribeyre
Novembre 2021