Habiter au cap, où l’herbe est simplement battue par le vent,
Se contenter de dire herbe, chez soi, dans la chaleur des foyers,
Et traduire d’un mot ce que dehors nous entendons.
Ironique
Le calcul est froid, ils refusent de laisser partir leurs morts ;
Alors c’est les enfants qu’on bâillonne,
Asphyxiant les sourires et transformant la terre
En algorithmes de guerre,
Tous les vivants protocoles sanitaires :
Barbus et bureaucrates ensemble
Contre l’espace, contre le vent,
Rêveraient de couper nos mains travailleuses,
Nos doigts bâtisseurs de soleil.
Migrante
Elle
N’est que plume et que ventre,
N’a autour de la tête
Qu’un panache, une huppe,
Elle, immobile, attend
Les deux pieds dans la vase
Que le soleil descende,
Un duvet de silence
Pour assoupir le camp.
Nord, jungle au bout des ailes :
Ô sterne, en ta rémige
Immémoriale tue…
Intérieur
à FannyIl faut, pour la voir, sortir de la lumière
Qui danse,
Dans le foyer
De son bocal,
Et elle danse,
Des chansons simples
Ou compliquées,
Saudades
Pour peu d’espace,
Mais elle danse.Elle a la joie, il faut le croire, inscrite en elle,
Quand de ses bras
Sur le plancher,
Sans miroir,
Elle danse.
Épodes
à Modibo KeitaCette année les hélicoptères
Au-dessus des oyats,
Bruit des pales sur le souffle du vent,
Vont balayer la joggeuse,
La terre à terre, le poète au regard franc,
Les solitaires égarés dans les dunes
À hauteur d’horizon - fin des marines.Cette année, mon vieux printemps,
Tu l’attendras impatiemment
Le retour de tes enfants,
Car il a dit, le Président :
"Point de chants, points de cerises,
Point de danses
C’est la crise."Cette année, ce ne seront pas leurs cris, non,
Mais bien l’ordre des machines
Qui forcera les sternes à partir,
Et nos gorges à rougir quand les frêles
Ne se verront plus mourir
Dans le désert des lits
Pour lesquels nul n’a mis le prix.Cette année c’est le mot guerre
Qui a refermé le bois
Sur la peau des pantins,
Percuté de son écho le noir tissu des ombres
Et le théâtre des gestes barrières ;
À l’envi dans la volière
Les pigeons vous le répètent :"Au nom du père et de l’alma mater,
Cette année protégez-vous,
Le mal est l’ennemi, l’adversaire est l’invisible.
Mais le Chiffre et l’État vous protègent,
Dormez, restez chez vous !
Pour vous nous compterons les jours
En même temps que le nombre des morts".Alors, tous les soirs à la même heure,
Des perruches aux regards glauques
Applaudissent à la fenêtre
L’écroulement de la démocratie,
Élèvent au-dessus de l’Amazonie
L’enfeu du ciel
Et les clameurs de la mer - polluée !Elles assistent, impuissantes,
Au brasier des libertés,
Au crédo de leur jouissance
Et du pseudo-pouvoir
De consommer sans limites,
Sans souffrance,
Le sigle du Gigolo Lacté.Le monde est devenu pauvre
Et pourtant si riche est la terre,
Peuplée de légendes,
Gonflée de roches,
Gorgée de fougères et de grands fleuves.
Mais des babouins vêtus de blouses
Ont repeint nos murs en blanc.Des gants t’administrent un gros calmant,
Un uniforme universel,
Car tu n’as plus le droit d’apprendre
Ni de marcher sans diplôme,
Sans un papier dans ta poche
Et la protection sacrée
D’une prise en charge individuelle.Oh tiens, le kiosque est fermé !
Le berger t’arrête : il interdit les bals,
Son patou brandit l’amende
À qui radoucirait les distances.
La nuit nous couvre.
Alors l’ami, tout seul dans sa piaule,
Attendra longtemps le vélo de ses rêves.
Humble espoir
à Barbara Glowczewski
et Géraldine Le RouxDans le milieu, vivant, tu travailles à la résistance,
Cherchant ce que tu aimes...Un désir est né, en toi, solitaire,
D’articuler ton corps à la terre.Alors dans le milieu, vivant, tu cherches
Une ombre, un partenaire.Elles ont soif, dehors, avec eux, criant de colère,
Qui contrent la tyrannie des sphères,Combattent l’empire des nombres
Et l’inertie de l’artificiel.Dans leur travail, vivant, ils soulèvent avec elles
Un ciel où vibrera le réel.Le bois craque, ils elles n’ont pas peur des flammes.
Sous leurs doigts, déjà, tu entends hurler la rivière.
Entretien avec Clara Regy
Bien qu’il semble que votre préférence aurait été de parler davantage des autres plutôt que de vous-même, je vous demanderais, oui malgré cela, ce qui vous a conduit vers/à la poésie...
La colère ou l’extase, le sentiment d’appartenir à d’autres mondes, la révolte et le goût de la beauté, c’est difficile de savoir. Très vite, surtout, la poésie est liée à des moments partagés, à l’amitié : des récitations entre copains, le soir dans des lieux improbables, la force de la parole dans des errances nocturnes, la force de la parole pour aimer, se deviner, croiser des mondes.
Et pour reprendre votre expression « renouveler nos imaginaires fondamentaux » en quoi « la » poésie peut-elle participer de ce merveilleux « processus » ?
On voit que tout cela est nié par une culture pour laquelle la parole n’a aucune valeur. Il faudrait se laisser assujettir par un monde, un seul monde. Il faudrait montrer patte blanche. On est collectivement une espèce de curiosité arbitraire, pleine de croyances et d’impensés, et il faudrait se soumettre à ça ? Non, merci : la poésie affirme plein d’autres possibilités, la parole est si fluide, si malléable que l’on peut mettre chaque imaginaire en perspective, voyager dans plein d’autres territoires que ceux qui sont modelés et modélisés violemment par les formations sociales dominantes. Hugo dit bien que ça vibre de partout : la réalité est océanique et la poésie, toujours ouverte, est le réservoir de tous les univers possibles. Enfin, c’est comme ça que je sens les choses, aujourd’hui.
Quels sont les auteurs qui vous ont fait aimer, découvrir (ou ce que vous voudrez en dire) la poésie ?
Je viens de citer Hugo. Son expérience des Tables le rend essentiel à mes yeux. Lycéen, j’ai découvert Senghor, j’ai été très sensible à son oreille. Pour rester dans les classiques, la lecture à haute voix de Racine ou d’Artaud a été constitutive. Pour les contemporains, la découverte de Bernard Hreglich a été et demeure une aventure fondamentale : c’est pourquoi j’ai voulu partir à sa recherche, et puis publier certains de ses textes restés inédits, avec la complicité de Jean Réal et Christophe Dauphin.
Les différents dédicataires des poèmes qui accompagnent ce questionnaire (je les note pour mémoire : « Fanny », Modibo Keita, Barbara Glowczewski, Géraldine Le Roux) semblent a priori ne pas appartenir à la sphère « dite » poétique, mais on peut facilement imaginer que vous nous prouverez le contraire...
Pas du tout ! Non seulement c’est vrai qu’elles et il n’appartiennent pas à la « sphère » poétique mais, en plus, elles et il n’appartiennent à aucune sphère tout court. Ce sont les points d’énergie d’un réseau ou d’un rhizome (mot que reprend l’anthropologue Barbara Glowczewski à la suite de Félix Guattari et Gilles Deleuze). Nous sommes heureusement très différents, mais nous sommes reliés car nous faisons quelque chose ensemble. L’économiste Romain Demissy m’a appris avec rigueur la valeur du travail coopératif. Nous parlions d’imaginaire : nous héritons d’un imaginaire dans lequel on pense en termes de « secteur », de « hiérarchie », de « chacun pour soi » et, donc, de « compétition » : la poésie, parfois, n’y échappe pas, bien souvent elle est refermée sur elle-même, c’est un cercle. Mais la réalité que les gens construisent, à mon sens, c’est une dynamique relationnelle, des points qui se flèchent les uns vers les autres, non ? Si la poésie ne sort pas d’elle-même, je ne sais pas, c’est… ça ne me va pas.
Et enfin pour terminer, ma question habituelle, si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
C’est difficile… Mais je ne me défile pas : modestie, ouverture, espoir. Mais c’est sans réfléchir !
Thomas DemoulinPoète collaboratif (livres pauvres, revues) et travailleur sans origine fixe. Il a notamment dirigé, pour les Hommes sans épaules, la publication d’inédits de Jasna Samic, Bernard Hreglich ou encore Gérard Mordillat. Avec l’économiste Romain Demissy, chercheur et intervenant en entreprises, il co-écrit, à la croisée de la poésie et de l’économie, un livre documentant des expériences concrètes de transitions économiques.
Thomas DEMOULIN (leshommessansepaules.com)
Photo : Hugues-Marie Duclos