1/ FSR : Michèle, il n’échappe à personne que la musique tient une place prééminente dans
tes poèmes. La Troisième main, par exemple, est un recueil intégralement dédié à
l’écoute d’œuvres musicales. Dans le poème liminaire intitulé « Cicatrisation », tu écris : « Le son est guérison ». La poésie, pour toi, détient-elle une même puissance de guérison ?
MF : La Troisième main est un recueil né d’une expérience corporelle extrême. J’ai été obligée de me faire opérer des deux yeux pour la cataracte, et, de fait, je me suis vue, après l’opération, contrainte à une période de plongée dans le noir et la pénombre, période pendant laquelle mon oreille, mon écoute se sont transformées. Ce temps s’est métamorphosé en temps d’écriture dans le noir. Je me suis imposée un cadre précis. J’ai en effet décidé d’écrire cent poèmes de cinq vers chacun, cinq vers comme les 5 doigts de la main qui joue au piano, auxquels s’ajoutent des extraits de l’œuvre musicale à laquelle je me réfère. Cela a constitué une expérience essentielle : redécouvrir l’écoute et l’écriture poétique. Ainsi, l’épreuve difficile s’est métamorphosée en expérience forte de la musique et de la poésie.
La poésie, le son me semblent porteurs de guérison. J’en ai fait l’expérience, vécue au jour le jour dans mon corps. Plus j’écrivais, plus je sentais que je guérissais. Je crois que la poésie opère comme une catharsis (au sens premier de purification) qui libère le noyau d’énergie profonde et vitale en chacun de nous.
La Troisième main, « Cicatrisation », puis dans « Vers l’au-delà du son », pp. 13 à 16
2/ FSR : La musique n’est pas seulement un domaine abordé ou un ensemble de références, c’est aussi, il me semble, un élément structurant. Tes recueils relèvent de la composition musicale, avec des chœurs venant ouvrir les chapitres dans Connaissance par les larmes, par exemple. Ta langue poétique elle-même, par son rythme, ses modulations, sa vibration, est musique. Peux-tu en quelques mots dire comment tu envisages ton travail sur la langue, le phrasé, la rythmique, les tonalités. Et, dans le prolongement, peux-tu également dire comment tu penses la mise en page de tes poèmes ?
MF : La musique pour moi est structurante. Je conçois chaque recueil que j’écris un peu comme une partition. Il s’agit d’une analogie vécue en profondeur. Lorsque j’ai commencé à travailler à Connaissance par les larmes, j’ai eu l’intuition d’une façon de composer nouvelle pour moi. J’ai scandé chaque section par des chœurs formés de poèmes écrits à la verticale. Le chœur inaugural est « bouche fermée », dans les poèmes du développement, la bouche s’ouvre progressivement, et le chœur final est « bouche ouverte », ce qui vient marquer le fait que quelque chose s’est ouvert en moi au plus profond.
Je ne conçois pas la poésie autrement que comme un travail très exigeant sur la langue ; le phrasé, le rythme sont très importants. Je réécris beaucoup mes poèmes, afin de les sculpter. Sons, rythmes, mise en page sont prééminents. Ainsi, dans Connaissance par les larmes, les chœurs verticaux, visuellement, réalisent comme une trouée dans les poèmes horizontaux. La poésie comme partition, c’est cela que je vis au plus profond.
Connaissance par les larmes, Première partie, Court-circuit, « Chœur », « Hors », « Soif », puis « Deuxième vitrail », « Quatrième vitrail » et « Chœur »
3/ FSR : La musique n’est donc pas, loin s’en faut, la seule pratique artistique convoquée dans tes recueils, ainsi, dans Connaissance par les Larmes, le cinéma et la peinture ont la part belle, et l’on retrouve, de recueil en recueil, de nombreux poèmes où tu partages tes ressentis et émotions devant tel tableau, devant telle scène d’un film. La danse, aussi, tient une place particulière. On se rappelle, te lisant, que les neuf Muses jadis dansaient ensemble. Les filles de Mnémosyne travaillent donc tes poèmes ; est-ce à dire que tu envisages la poésie comme une œuvre de mémoire ?
MF : La musique est centrale, elle est le centre générateur de tout ce que j’écris. Les autres arts entrent aussi dans la composition. La poésie forme une partition pour ce que j’appelle la ronde des arts. Ainsi, le cinéma, la danse, la peinture sont présents. Dans Connaissance par les larmes, ils s’entrelacent, et les poèmes agissent chacun comme des caisses de résonance de tous les arts.
Par ailleurs, la mémoire me paraît bien la mère de tous les arts. Chacun de mes poèmes est une œuvre de mémoire. Des souvenirs personnels, certes, mais aussi trans-personnels, outre-personnels, qui me dépassent. Je deviens encore une fois caisse de résonance, anonyme, universelle, de la mémoire de tous.
Sur un piano de paille, « Cri 1 » (Edvard Munch, Le Cri), « Variation 2 » (Monde selon Bach), « Cri 5 », « Matriarcat »
4/ FSR : Quand tu écris, tu t’exposes, tu t’engages. Te retiennent entre autres le statut des femmes, le sort terrible des migrants et des réfugiés chassés de leur pays par la guerre. Tu prends fait et cause pour ceux que l’on réprouve, néglige ou méprise. Dans La Ballade des hommes-nuages, tu écris : « Pitié pour les hommes-nuages/Qui combattent effroi aux frontières/De la folie Humains Sont êtres humains/ N’en faites pas des proscrits//Des hors-la-vie ». Comment s’articulent pour toi ces deux positions : prendre part et prendre parti ?
MF : Oui, écrire des poèmes, c’est prendre part et parti. C’est essentiel, comme la dimension de l’altérité. Ceux qui sont autour de moi, m’interpellent sans cesse. Je suis très proche d’un être qui a connu l’hôpital psychiatrique. Pendant des années, je n’ai rien écrit sur son expérience et la mienne. Peu à peu j’ai mesuré qu’il n’y avait rien sur les accompagnants de ceux qui sont en HP, c’est ce que ce livre essaie de creuser. Écrire des poèmes, c’est écrire pour ceux qui sont sur la ligne de crête dangereuse entre vie et expérience de la folie.
La Ballade des hommes-nuages, « Entaille dans l’intime »
5/ FSR : La poésie est au cœur même de tes poèmes : rien d’établi ou de gravé dans le marbre dans cette avancée où le doute, la précarité, la remise en cause permanente, loin d’être des freins, sont au contraire moteurs. Ainsi, dans La voie du large, tu écris : « Aller/Sans sécurité/Vers/Le/Peu certain// Peut-être// Par/Le seul/Courage//Du/Poème ? » En quoi ce mouvement, cette recherche sont-ils, pour toi, à la naissance du poème ?
MF : Depuis que j’écris des poèmes, une notion me talonne : le doute. L’expérience du doute est pour moi profondément liée à l’expérience de la poésie. Ce mot, le doute, est comme un aimant qui attire les autres mots. Il m’a fallu l’affronter, ce doute, essayer de comprendre ce qu’il apporte à ma poésie, ce qu’il m’offre. Le doute et la poésie sont deux vases communicants qui se fécondent l’un l’autre. Ce thème du doute, dans La voie du large, court depuis l’ouverture , « La langue au doute », jusqu’à la dernière section ,« Cantillation du doute et de la grâce ». Là, quelque chose vient faire un contrepoids, très léger, au doute : la « grâce » du « peut-être », que la lecture que je vais en faire éclairera je pense.
La voie du large, Première partie, La langue au doute, « Hantise », « De feu et de ronce », « Surrection », puis septième partie, Cantillation du doute et de la grâce, « Peut-être » 2, 5, 6