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A l’ombre du clair de lune, Maria Gabriela Llansol par Luce Guilbaud

mardi 15 janvier 2019, par Cécile Guivarch

Un texte qui ne fait pas vibrer n’est pas écriture.

Maria Gabriela Llansol

On accueille avec joie et appétit un nouveau livre de Maria Gabriela Llansol. Celui-ci est une anthologie de fragments choisis qui nous permet d’entrer dans cet univers littéraire par un aperçu de différents livres et textes déjà publiés (il reste encore un nombre important d’inédits). L’œuvre s’est dévoilée peu à peu par les soins de quelques éditeurs courageux, en particuliers Carolina Leite et Matteo Bianchi (Pagine d’Arte) à qui l’on doit cette obstination à faire connaître une écrivaine singulière qui « a toujours écrit dans les marges de la langue, la langue portugaise qu’elle emporte avec elle pour un exil de 20 ans en Belgique… comme en marge de la littérature » (Joâo Barrento).

La lecture de M. G. Llansol nous atteint comme la flèche souriante de l’ange visant Thérèse d’Avila dans la sculpture de Bernin. Avons-nous donc affaire à une mystique ? C’est d’abord une terrienne, une vivante, pleine de désirs, de plaisirs, d’effroi, de contradictions. Sa langue n’est pas narrative, ni descriptive de façon classique – sauf à décrire la fulguration de la pensée à l’apparition de vérités hantées, d’aspiration à de plus hautes visions. Elle laisse la langue, sa langue, ouvrir des chemins inconnus que nous reconnaissons pourtant et approuvons comme la luminosité et l’éclair qui foudroient (la foudre sur le crayon. Ed. Les Arêtes). Les visions, Les images poétiques volontaires ou involontaires très personnelles, nous transportent. Cette écriture est comme un paysage qu’il nous faut accueillir, appréhender, surveiller. Le texte est habité de toutes les figures qui accompagnent et font partie de « son lignage » : mystiques, béguines, philosophes, poètes – entre autre Camoes, Bach, Hölderlin, Pessoa, Spinoza. Dans chaque livre nous retrouvons ces « êtres d’écriture » qui stimulent la sienne. L’échange imaginaire avec « ces êtres d’écriture » restitue un corps amoureux aux mots, une façon de lester la pensée de la chair, de zones érogènes – « un sexe de lire » dit-elle.

Pour l’auteure, subvertir la langue est un acte de totale liberté qui nous rend à la nôtre. Hissés hors de nous-même, nous n’avons plus de poids, nous comprenons mieux la lumière. Une écriture, « source d’énergie visible » qui conduit le lecteur dans un labyrinthe d’émotions et de savoirs implicites. « Dans n’importe quel mot se trouve une histoire » dit-elle. Nous l’approuvons totalement lorsqu’elle invente ses propres règles d’écriture : un art poétique/ un art de vivre. Cette écriture puissamment inspirée est une élaboration surgie de l’inconscient qui jaillit comme une source. Une révélation !

Je ne dirai jamais assez les pouvoirs de cette écriture, la jubilation d’entrer dans ces textes comme dans les complexités amoureuses. Lire Maria Gabriela Llansol c’est entendre sa propre voix comme déformée par l’épaisseur du temps que nous ignorons encore. Et cette anthologie donne pour chaque morceau choisi de livre, l’envie d’aller voir plus loin et de découvrir d’autres aspects de cette œuvre étonnante .

Luce Guilbaud. Décembre 2018

Quelques fragments de textes de Maria Gabriela Llansol.

pour autant que j’écrive, que je tente de révéler les mutations et les nuances de notre genre intérieur, à travers lequel nous accédons au pays le plus douloureux de nous tous, hommes, animaux, plantes, pays gouverné autour de leur état, je m’afflige toujours de l’étroitesse de mon esprit, et de l’angoisse de mon manque de connaissance,
ou de votre mémoire qui les remplace ; les femmes sont femmes même quand elles écrivent, et les hommes sont hommes même quand ils gouvernent, ce qui se voit à l’œil nu. Gouverner ce livre a été ce que j’ai désiré le plus, demeurant toujours en-deçà ; je suis un corps à voir, et non à agir ; je suis un cosmos à méditer, je narre, et je reviens à la narration,
je vis mes jours reflétée
dans une amplitude mouvante
où participent déjà la vie et la mort
(la surface claire de l’éternelle ténèbre que j’illumine)
sans tromperie, sans illusion, sans haine.
Causa amante. 1984

Ecriture et broderie.
Il n’y a pas de littérature
Quand on écrit, seul importe de savoir dans
quel réel on entre,
et s’il y a une technique adéquate pour ouvrir
le chemin à d’autres.

Un faucon au poing. Journal 1. 1993

on est bien ici, dans cette obscurité. Le silence vaut son or ; la rivière ne s’entend pas, elle coule ; je ne m’entends pas, je vis parmi les êtres. « Etre portugais » est absolument inutile, je me suis souvenue maintenant. Seule la terre
Ils s’étendent, le beau s’étend sur les objets à travers le beau. Ce qui devait être utile s’est fait peau (beau), le beau s’est éteint et a demeuré. Ainsi se forme ma mémoire.
Vieillissant, j’espère que l’oubli, autrement dit la mémoire, ne se rappelle pas de l’oubli et nous fasse toujours heureux, beaucoup plus présents que des souvenirs.
Cahier 1.42, septembre-octobre 1995

La libido est il y a,
forme,
elle n’est pas autre chose. S’il était impossible de voir la nuit obscure,
vous verriez que la jeune femme réelle a les traits physiques de l’image, se rapproche de la voix
étrange qui m’écrit et lui offre une épingle pour ses cheveux. La voix reçoit, porte l’épingle à sa tête, c’est alors seulement qu’elle se rend compte que la nuit obscure lui a donné un corps.
Cantilène.2010

De jour, j’écris ; la nuit, la lune de la métanuit me suit, et je contemple les étoiles ; les textes de Nietzsche m’entourent, étendus sur la surface du miroir. Ce qui est le plus abyssal devient simple ; je circule, couchée, contre le paysage du risque ; je change de main et de style, je m’améliore en me sentant nuit incomplète.
Dans la maison de la métanuit, l’obscurité est complète et il fait un vent léger quand soufflent les étoiles.
Cahier1.32. janvier-février 1991

Nous sommes des épiphanies du mystère…
Cette blessure ne sépare pas les riches des pauvres, ni les oppresseurs des opprimés, elle ne se traduit pas non plus en niveaux de revenus, même si, historiquement, la division à laquelle je me réfère a pris ces différentes formes de masques. Non, cette blessure sépare les attentifs et les distraits, les intenses et les mornes, les orgueilleux et ceux qui ont besoin de miséricorde.
Si, dans ce que j’ai écrit jusqu’à aujourd’hui, quelque chose doit rester, je souhaiterai que cela soit ceci :
Il y a une histoire silencieuse des intenses qui, parce qu’ils ont besoin de miséricorde, n’imposèrent pas à leurs congénères les chaînes de l’explication, ni des mirages pour le désir. J’aimerais que survive l’affirmation que nous sommes des épiphanies du mystère, et mystère qui se déroule dans nos balbutiements.
Lisboaleipzig1. O encontro inesperado do diverso. 1994


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