Éditions Alcyone, 2019 – 64 p., 17 €
Une encre de Silvaine Arabo figure le titre : lignes ébauchées traversant une surface bleu vert. On pourrait penser d’abord qu’il s’agit de silhouettes simplifiées se livrant à une course ou bien des signes commencés, effacés partiellement.
Les poèmes en prose de ce livre, dans lesquels apparaissent quelques fragments en vers libres et brefs, ne répondront pas à ces hypothèses. Chaque texte propose une direction différente : ce livre érige l’errance en apprentissage suprême de la vie et de la poésie. Les chemins se construisent sur un modèle plus maritime que terrestre : rien de tracé. Il serait vain d’attendre qu’un but soit atteint, bien plus féconde la piste, celle qu’on fraye sans attendre d’elle un aboutissement unique et monolithique. Le « nocher », présent dès le début du texte, s’efface lui aussi, il ne sera pas dit qu’un chemin suffit, la métaphore de la navigation courra tout au long des poèmes. Si les étoiles peuvent guider les marins, ici ce sont plutôt des poètes comme Guillaume Apollinaire, à qui un poème est dédié, où d’autres dont des mots marquants apparaissent régulièrement, comme René Char ou Nerval. Ainsi est-ce, par exemple, après une « nuit ingouvernable », qu’apparaissent des « matinaux ». Si Nerval évoquait « le Soleil noir de la Mélancolie », nous voyons apparaître, dans cette « nuit du poème où gît l’éclat d’un mot », « le sommeil noir des visages engloutis ».
La langue de Jean-Louis Bernard se nourrit d’images car elles constituent des signes à déchiffrer et le déchiffrement vit au cœur du livre : cette manière de décrypter ne se satisfait pas d’une interprétation, elle pose l’énigme comme composante essentielle de la poésie.
« Écoute
le silence de la pierre
de la pierre langage
pour avoir le privilège
d’être écrit
par le poème. »
Jamais la distance entre le signe et le sens ne peut se réduire au point de disparaître, comme la douleur à vivre, la proximité de ces interrogations et de la souffrance est l’une des clefs pour lire les poèmes de Jean-Louis Bernard.
« Il va falloir nous couvrir de secrets et de sentes pour éviter que la neige ne cautérise trop vivement nos brûlures. »
La proximité des sons, le |s| ici, justifie un rapprochement inattendu qui pose le multiple et le tacite comme principes de guérison. De quoi doit-on guérir ? Bien des pistes seront données et ébauchées grâce à la tournure impersonnelle qui ne signe pas une dépossession mais l’acceptation de règles dont nous ne sommes pas les maîtres. Le paysage d’ailleurs, parcouru, affronté lorsqu’il est traversé par l’ouragan par exemple, nourrit l’énigme dont il serait vain de penser que l’anaphore « il va falloir », rassurante par le refrain qu’elle fait entendre, nous protège. Tout nous dépasse en quelque sorte. Quelque chose a été perdu qui ne se peut retrouver :
« Ni sextant ni boussole, juste le Rien, l’orient perdu. »
Le poète évoque « notre propre discordance » comme si l’écart entre le monde et nous, entre ce que nous percevons et le sens que cela peut sous-tendre, devait être accepté, éprouvé, dans l’oxymore parfois, « sur sa frange de braise et de neige ».
La quête est celle d’une « perception hallucinée du temps qui n’est que de nous, tournée enfin en direction de l’inconnaissable ». Le chemin et son but ne peuvent se formuler que par un ensemble de mots commençant tous par le même préfixe négatif : « inaccompli », « immuable éphémère », « impermanence », « impossible », « injouable », « insaisissable »…
Puisque les étoiles sont mortes et les vestales disparues, où trouver l’oracle et sa vérité ? Le poète dessine son chemin de mots qui nous invite à inventer le nôtre à travers le sien et celui de tous les poètes de la mélancolie, de l’éclair ou des lucioles dans la nuit du présent, vers « l’effacement » :
« Errant de l’immobile et des visions de neige, sauras-tu recoudre les rayons avec les mots des ravins et des pénombres ? »
Isabelle Lévesque