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A livre ouvert - Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte, par Isabelle Lévesque

mercredi 25 mars 2020, par Cécile Guivarch

Pierre Dhainaut, Pour voix et flûte
Encres de Caroline François-Rubino
Æncrages &Co, 2020 – 38 p., 18 €

Le titre, avec ses deux noms communs associés comme le sont Caroline François-Rubino et Pierre Dhainaut (cela rime) en ce petit livre soigné de la collection voix de chants d’Æncrages&Co, nous annonce une poésie essentielle et musicale. Pour la couleur, le bleu des derniers poèmes est venu se poser par touches ou notes légères sur les pages du livre dont l’oculus augural offre un aperçu, des notes ou des silhouettes serrées, des ondes.

Bleu, la sonorité première
à voir le jour, bleu dans le bleu, bleu pâle
dans le bleu profond ou bleu profond
dans le bleu pâle, de rameau en rameau
sous le ciel de la mer […].

Le dialogue de la voix et de la flûte, c’est celui du souffle et du vent, deux mots nécessaires à la poésie de Pierre Dhainaut. Faut-il rappeler que, dans un livre antérieur, le poète révélait que « poésie » est « l’autre nom du vent [1] » ?
L’association de la voix et de la flûte est peu courante en musique. Jacques Ibert l’a réalisée pour Deux stèles orientées de Victor Segalen. La première stèle évoque celle qui a « les vertus de l’eau » et dont la voix, d’abord musique, s’affirme « voix pure et chantant goutte à goutte ». Si le goutte à goutte de la perfusion maintient la vie, les notes cristallines du chant font vivre le poème : « De la musique avant toute chose », réclamait Verlaine.
L’instrument à vent s’anime par le souffle du musicien :

La flûte, la longue flûte horizontale
la bien nommée, la traversière,

le musicien l’approchant de ses lèvres
ferme les yeux : si nous le regardons

sans rien entendre, lui pressent l’émergence,
le devenir du premier souffle,

La phrase syntaxique, comme la phrase musicale, s’étend, de mot en mot, en volutes toujours neuves. L’adjectif« traversière » rappelle la barque qui fait passer d’une rive à l’autre (comme « la barque / qui emportait les morts ») et aussi le sentier qui permet de passer d’un chemin à un autre. Ce qui traverse la flûte, ce n’est pas le vent, mais le souffle du flûtiste, comme une voix sans mots. Le poète, lui-même traversier, chante les mots donnés, choisis et polis pour nous entraîner loin de la grand-route, dans un voyage périlleux où l’individu se resserre sur l’humain. Ainsi le poète emploie-t-il le pronom « nous » au lieu du « je » attendu au moment de fermer les yeux, comme le flûtiste, quand il revêt le masque de l’anesthésie :

Avant de fermer les yeux sous le masque
au départ vers le grand sommeil,

qu’il y ait un retour ou non,
quel mot nous défendra de dire adieu

et servira de viatique ? […]

Attente ou recherche du mot essentiel, c’est le cœur même de la poésie de Pierre Dhainaut. Si certains d’entre eux (« dopplers » et « échographies ») sonnent l’inquiétude, d’autres au contraire sont porteurs de lumière, des notes vives du chant, comme tous ces termes pleins d’or : « corolle », « origine », « oriflamme », « orient », mais aussi « corps », « encore », « d’accord ». Parfois les deux lettres s’inversent pour le primordial « parole » ou le verbe « prolonge ».

Mais dès le premier poème, le mot « message » se pose sur le cœur de la page. Ce terme précieux entendu sur une boîte vocale de portable en appelle un autre : « visage », qui lui-même suscite « voix ». C’est ainsi « la vie sonore » et ses « syllabes heureuses » qui se recréent dans la mémoire et chantent dans le poème.
Les derniers livres du poète, dans la traversée qu’ils évoquent, confrontent à l’adieu qui pourrait être résolu dans la recherche du « viatique » comme un talisman pour que le sommeil ne soit pas une séparation mais une promesse. L’univers de l’hôpital, ses couloirs, ses machines perfectionnées, entrées dans le poème, sont accueillies comme une donnée de la vie qui, loin de l’interrompre par leur caractère menaçant, nourrissent les vers de leurs syllabes entourées d’autres sons qui agissent comme un remède.
Ainsi, après l’anesthésie, « dans la salle où les yeux se rouvrent / « réveil » se dit « accueil » ». C’est par leur dernier son que les deux mots se rapprochent en une sorte d’évidence heureuse, et par l’équilibre de leurs deux syllabes. La seconde partie a pour titre « Un mot pour un autre », mais nous sommes ici bien loin du théâtre de Jean Tardieu. S’il semblait que les yeux se fermaient pour la dernière fois, il semble maintenant qu’ils s’ouvrent pour une nouvelle naissance :

cela, cela se passerait le temps
de confondre en ce monde où les murs s’écroulent

la neige et la foudre.

Chacun révèle un seuil à franchir, un regard inquiet d’abord porté sur la fragilité du corps perçu à l’hôpital et ce que peut la poésie : intégrer ce paradigme d’abord effrayant par sa contiguïté avec la mort, puis le libérer de cette chaîne inquiète grâce à l’écriture qui offre une perspective. Écrire un poème dénoue la nuit de l’hôpital et ses vocables liant le corps à ses souffrances et ses pathologies.
Si Verlaine composa un Jadis et naguère, c’est sans mélancolie que Pierre Dhainaut associe pour le titre de sa première partie les adverbes « D’abord et toujours ». L’auteur du Poème commencé [2] est resté le poète de l’essor et de l’envol, celui qui affirme : « tu n’as jamais fini de naître ». Mais ce qui le rapproche de Verlaine, c’est la recherche d’un « vers soluble dans l’air / Sans rien en lui qui pèse ou qui pose [3] ».
Nous ne saurions désavouer ces deux adverbes, « D’abord et toujours », qui rapprochent le début et la fin sans renier notre manière de percevoir le commencement. Tout y est inscrit. À cette inscription totale et précieuse, nous devons nous fier pour croire que l’initiale peut se renouveler, que les mots du poème se transmettent. Cette foi du poète en la perpétuation survit à l’épreuve de l’hôpital et de l’âge. Rien n’est altéré, les poèmes d’Après [4] ne ressemblent pas à ceux qui furent, ils ne s’en éloignent pas non plus, ils représentent leur devenir inaltérable.

Des répétitions en début de phrase semblent une prise d’élan ou de souffle : « Cela, cela se passera », ou encore : « Cela, cela se passerait ». Mais ce sont aussi les mots capitaux qui donnent leur couleur harmonique au poème : « Voix infaillibles, ces voix qui nous rejoignent », « la flûte, la longue flûte horizontale », « Halètement, le flot, le flot si vaste »… Cette musique ne se limite pas aux notes et à l’harmonie, aux assonances et aux allitérations, elle offre aussi un rythme :

Ce nom de « mur », tu ne le dirais plus
avec rudesse, tu entendrais
pleinement battre et battre
et battre un pouls : tes doigts ensuite
sur les poignets entendraient la houle,
la houle intérieure.

Les mots répétés, juxtaposés, ne miment pas des heures vaines, les verbes pronominaux, nombreux, prouvent que ce qui nous dépasse entre dans le poème. Cela exerce une influence constante et libératrice comme la force d’un visage aimé qui rétablit l’alliance entre l’espace intérieur et les forces qui nous entourent. Les deux adverbes cités en titre de section agissent ainsi, unis par la conjonction qui les lie. Le poème offre son espace à son tour pour jouer (très sérieusement) la réconciliation et l’établir sur les paroles portées par le souffle d’une espérance « traversière ». Le rythme lui-même, porté par des distiques, puis des tercets pour finir par des sizains dans la troisième partie, va vers l’amplification mimétique de la confiance restaurée, celle d’un visage ou d’un mot qui rassembleraient les autres.
La troisième partie, avec son titre « Lecture de lumières », rappelle un titre presque semblable (son premier mot est au pluriel) employé par Pierre Dhainaut pour une section d’Introduction au large il y a presque 20 ans. Il nous y révélait : « Nous guider sur les souffles / libres de croître et nous perdre de vue, / c’était là le secret. [5] » Comme la récente anthologie Transferts de souffles [6] l’illustre, Pierre Dhainaut, par-delà certaines évolutions, et parfois révolutions, n’a cessé de dévoiler des secrets, de mettre au jour des mots dans des combinatoires nouvelles et enrichies d’apparitions.

Dans ses paumes, un enfant recueille
un peu de sable, il le laisse
s’écouler lentement,
lentement, c’est pour toujours, le sable,
dit-il, l’horizon qui crépite, l’éclat du langage,
c’est l’entente parfaite.

Portés par la flûte, nous ne cessons de percevoir « cette entente parfaite ». Ce livre accorde pour nous les notes discordantes du temps dont il fait un chant de vie, celui du secret et du sens de ce secret.

Isabelle Lévesque


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Notes

[1Pierre Dhainaut, L’autre nom du vent, L’herbe qui tremble, 2014.

[2Pierre Dhainaut, Le Poème commencé, Mercure de France, 1969.

[3Dans son « Art poétique », Verlaine réclame : « De la musique encore et toujours ! »

[4Pierre Dhainaut, Après, L’herbe qui tremble, 2019.

[5Pierre Dhainaut, Introduction au large, Arfuyen, 2001.

[6Pierre Dhainaut, Transferts de souffles, L’herbe qui tremble, 2019.



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