La Petite Plage, Marie-Hélène Prouteau
Éditions la part commune, 2015 –128 pages, 14 €
« Ses rochers, ses sables, ses vagues sont bien réels mais il émane d’eux un je-ne-sais-quoi de magique qui transporte dans un autre univers. La petite plage, c’est la clairière des métamorphoses. »
M.-H.P.
Vingt-six textes en prose : le déploiement descriptif est teinté d’impressions, de souvenirs et de réflexions, que le rythme long, vagues qui déferlent et reculent, inscrit sur la page de la mémoire marine de Marie-Hélène Prouteau. « [A]utobiographie d’un lieu », inscrit-elle en épigraphe, citant Erri De Luca. Chaque titre énonce un thème développé au fil d’une narration inscrite dans un paysage réel et mental, les deux se fondent. Et nous suivons l’auteur dans son écriture et sa marche :
« J’écris dehors. »
Préparer l’écriture en vivant, d’abord. L’observation n’écarte pas la perception affective et singulière d’un sujet qui revendique une terre comme levain des textes, « un tatouage d’écume », l’ineffaçable impression du remous et de ce qu’il génère, ce mouvement comme la marche est au cœur du livre.
Cette plage est clairement nommée et située. Il s’agit de Kerfissien, près de Cléder, sur la côte nord du Finistère. Mais l’auteur préfère écrire « finistère » sans majuscule. Les limites du département ne correspondent pas aux réalités historiques et géographiques de cette région. Nous sommes ici dans ce rude pays du Léon, très exposé aux vents violents et aux tempêtes, bien loin de l’avenante Cornouaille au sud. Le dialecte breton léonard, langue maternelle du père, est lui-même bien différent du cornouaillais. Le finistère, c’est la limite des terres, le bord du monde. Ensuite vient le grand océan.
Voici donc, sur la Côte des Sables, une petite plage de sable blanc aux rochers de granite gris, bordée de dunes : plage d’enfance, plage des vacances. Mais ce lieu, si délimité et restreint, concentre tout un univers.
« Du plus loin que je me souvienne », chantait Barbara, on entend les échos des chansons et poèmes, une histoire d’amour avec la mer ou plutôt une plage où serait né (l’auteur, le goût d’écrire…). Or ce lieu, à l’humilité affirmée dès le titre, rejoint le mythe par la caractéristique, portée par l’adjectif petite qui révèle aussi, le texte le confirme, la part d’enfance qu’il secrète. Un trajet peut se lire.Temporel, il relie à l’enfant l’adulte qui revient, comme les vagues, sur ce lieu originel et porteur de ferment. Légende liée à celle qui le retrouve et le regarde encore, en montrant ses ramifications : plage-phare, exposée aux tempêtes. Lieu des contraires : la rage de la Manche et la douceur de la crique. Le groupe nominal « la petite plage »est répété, il semble lancer une remémoration et laisse l’imaginaire s’abreuver aux sources de cette anaphore qui capte un réseau lexical lié à la mer, loin des ports où elle est « domestiquée ». Le mouvement, le bouillonnement (« bondissement », « turbulences ») véhiculent la vie, même dangereuse.
Pour mesurer le temps, deux unités ou deux mouvements : « elle monte, elle descend », mais aussi deux calendriers et deux horloges. La mer suit le calendrier lunaire, comme les anciens Celtes. Pêche à pied ou en bateau, baignade, intempéries à prévoir : la marée commande. La mer, démiurge, sculpte le paysage (et l’être). Les rochers témoignent de ces attaques régulières et du déferlement parfois.
Tous les sens sollicités entrent dans cette évocation, y compris le goût. La narratrice aime ramasser des coquillages sur la plage, pas ceux que l’on porte à l’oreille pour entendre la mer, mais ces minuscules porcelaines (beaucoup plus petites que celles des eaux tropicales) et dont le nom signifie « petit porc » ou « petit cochon »1 :
« Je le porte à ma bouche. Lisse comme un bonbon, avec la rondeur d’une amande au goût de sel. C’est comme retrouver la fraîcheur du sable où ma main l’a cueilli. »
Sur cette plage se côtoient les membres de la famille et les icônes, lieu illimité propice aux constellations affectives, les êtres y viennent « sur la pointe des mots », « pas besoin de GPS » pour ce « départ vers autre chose », c’est un lieu de franchissement, une frontière, il accueille et ouvre.
« Partout, je l’emporte avec moi, je le porte en moi, mon finistère portatif. »
Que la narratrice soit à Brest, à Nantes, ou hors de Bretagne, la petite plage est présente et le reste du monde l’accompagne aussi. Face à la mer, c’est la vague de Hokusai qui, passée par Gauguin, vient à l’esprit et puis le souvenir des portraits et du destin abrégé de Madeleine, la sœur d’Emile Bernard. L’Asie aussi est sollicitée par le souvenir des Stèles du brestois Victor Segalen devant le menhir de Kergallec. De nombreux personnages traversent ces pages : le grand sculpteur Roland Doré, qui a signé la croix de Kerzuoc’h, Jean Gabin et Michèle Morgan tournant Remorques à Brest, François Cheng, Bob Dylan, Terrence Malick, Tomas Tranströmer, et bien d’autres, de Lucy à nos jours.
Longue histoire de ce lieu présente aussi dans les rochers… Si les plus anciennes roches d’Europe se trouvent non loin, dans le Trégor, avec le granite bleu de Ploumanach et ses 2 milliards d’années2, le granite gris de Kerfissien remonte à plus de 300 millions d’années. La mer et le vent ont pris le temps de les sculpter et de les déposer, dans des formes qui nourrissent inépuisablement l’imagination.
L’histoire vit partout et continue. Le sentier des Douaniers appartient maintenant aux promeneurs. L’abri des veilleurs du sentier, vide désormais, a été abandonné. L’ancienne maison des vacances en famille l’est aussi alors que la ferme des grands-parents, toute proche, rappelle un temps perdu. La « grand-mère-gigogne » entraîne tous ces « revenants rassemblés sur ce promenoir de songes ». On entend les échos des deux guerres mondiales, vues d’ici, celles d’aujourd’hui sont perçues aussi. La plage de Lampedusa apparaît.
« Ces persécutés sont pareils aux serfs persécutés par les seigneurs et qu’on chassait de partout. C’était au Moyen-Âge, en ces temps qu’on dit obscurs. Le droit d’asile, les moines du prieuré de Lochrist le possédaient. Ils en usaient quand ils ouvraient leur porte à tous les réprouvés. / La tranquille assurance de ces moines me réconforte : nous sommes bien sur la même terre. »
Terre d’accueil, ce lieu le reste. Un surfeur, une artiste pratiquant le land-art, un spécialiste des transactions financières qui a fui son enfer… La petite plage qui vient de dresser son autoportrait montre qu’elle offre un abri aux portes largement ouvertes.
« Demeurer, c’est habiter un lieu et habiter un temps. Un temps qui n’est pas uniquement le présent. Un lieu qui n’est pas uniquement un espace. »
[1]
Tombées des lèvres, Sylvie Fabre G.
L’Escampette Éditions, 2015 – 96 pages, 13 €
« Que sauvons-nous à l’heure du poème
qui naît, meurt et renaît d’enfance ?
S.FG »
Signe : chant d’oiseaux. Sous la double épigraphe du livre de Sylvie Fabre G., quelques notes, leur « fragilité »1 et la « voix », la « main »2 pour un geste dans la lumière. Ces notes sont-elles tombées des lèvres ? Devenues mots, elles entrent dans le poème qui, en son prélude, propose deux sizains en italique, clos par un vers détaché, « la vie intacte ». Ces sons ouvrent l’espace et le temps, liant aux « brindilles », fragiles et nécessaires, la « voix pleine inflexion » comme si les lèvres et le ciel, équivalents d’altitude, faisaient corps pour fondre l’or du poème et susciter enfin la « Nouvelle éternité » – ce sont les derniers mots du livre.
Or ce chant et l’enfance, sur le même bord rythmé, alternent, se dévisagent : la première partie, le trésor des oiseaux, annoncée par la citation de Philippe Jaccottet, précède la dernière section, à mesure d’enfance, en passant par l’incarnation de deux petites filles traversières en milieu de livre. L’alouette, au fil des poèmes, redira le chant, le vol, l’assise d’une aile contre la tempe de l’enfant.
Dans son Histoire Naturelle, Buffon présente ainsi le vol des alouettes : « Leur manière de voler est de s’élever presque perpendiculairement & par reprises & de se soutenir à une grande hauteur d’où […] elles savent très bien se faire entendre. » Les alouettes restent entre terre et ciel. Ni tout à fait de l’un, ni tout à fait de l’autre, comme Anna Livia et Tosca qui savent aussi « se faire entendre ». À son tour, Jules Renard, dans ses Histoires Naturelles, écrit que « l’alouette vit au ciel » et que « c’est le seul oiseau du ciel qui chante jusqu’à nous ». Comment décrire son chant ? L’écrivain précise : « Mais écoutez comme j’écoute. / Entendez-vous quelque part, là-haut, piler dans une coupe d’or des morceaux de cristal ? » Quant au dictionnaire (Grand Robert de la langue française), il nous indique : « L’alouette babille, chante, grignote, grisotte, tire-lire. » Sachons écouter.
Dans Tombées des lèvres, l’alouette chante : « trlittdjii ». La « petite bouche » que l’on devine « sur l’image échographique » du « corps en route » peut sembler parler. Après la naissance, ce sera le premier cri, « qui lutte contre l’angoisse ». Eugène Savitzkaya, racontant la naissance de son fils, écrit : « Quelques secondes après il expirait, c’est-à-dire qu’il faisait de la place dans son corps pour accueillir l’air souverain. » Aube de la vie, porteuse de joie, elle révèle aussi l’angoisse. « C’est l’alouette, hélas ! messagère du jour ! », déplore Roméo. Pour le nouveau-né, « l’arrachement à la mère ».
Grâce à l’aube cependant, aucune parole n’est close : la sensation ne l’épuise pas, le matin augure le mot « enfance », choisi, comme il fut offert par ceux qui font de la couleur un enchantement de peinture « or rouge bleu noir primordiales sonorités », ce fondement lorsque paraît « le bébé » sur une frontière que la préposition « entre » fait vibrer de son homonymie avec le verbe, impératif sur le seuil des lèvres. L’ouverture vit dans ces sons répétés, « les lèvres vibrent » comme une porte qui s’entrouvre sous l’effet du vent.
Puis viendront le « balbutiement », « babil », les « gazouillements », la « lallation » des enfants exerçant leur voix, prononçant tous les phonèmes et cheminant vers les mots, la langue, qui rapprochent de la terre et éloignent du ciel.
Palais, langue, « un mot qui reste à décrypter ». L’aube et la vie, placées en vis-à-vis, amorcent une respiration qui s’incarne « dans les notes incertaines du poème ».
Anna Livia, l’aînée, porte le prénom d’un personnage de Finnegans Wake, de James Joyce, ce roman qui mélange plusieurs langues et invente même des mots. La dernière-née se nomme Tosca, comme l’héroïne de l’opéra de Puccini, la cantatrice Floria Tosca, jalouse et passionnée, qui chante : « Vissi d’arte, vissi d’amore, / non feci mai male ad anima viva ! » (J’ai vécu d’art, j’ai vécu d’amour, je n’ai jamais fait de mal à âme qui vive.)
Lançant une paronymie, « entre » devient « autre », « le minuscule autre ». Longue interrogation sur la signification de la main du bébé qui se referme pour une demande, « supplique contre la faim, le froid, l’angoisse de la séparation », passage inévitable, pour la joie, par le manque, annonce irréfutable de ce qui est contenu dans le don de vie, « ce qui est là, va et vient, se dérobe, et déjà meurt. » L’enfance dite comme un lieu trouve son nom : « pays ». Les parenthèses initiées, elles sont nombreuses dans le livre, peuvent entourer, protéger, une réalité duelle prenant le relais du ventre : abri de ponctuation ou geste ramenant les mains sur, « (l’une après l’autre) ». La mère protège ses deux enfants, « deux hivers venus de deux printemps », « épines » et « pétales de papillons », conjointement. La famille dessine deux forces qui se rencontrent et peuvent se heurter, « [l]a mère et le père ».
Heurt ou caresse, les sons ne se taisent pas : voyelles redites des prénoms, le « a », sa « gravité », « (le bébé rêveur sait-il déjà la mort ?) ». Ce son, le « a », permet de glisser vers les consonnes, les noms se disent alors : Anna Livia, Tosca. Cette ouverture manifeste vers voir et entendre initie, mène vers une forme de spiritualité, vers « plus grand que soi ». La naissance fait entrer, « brin unique /parmi des milliers d’autres », en un nom – un destin, brin ou fil.
Tour à tour, le dernier vers des poèmes ouvre et clôt (« en un long balbutiement », « et déjà meurt »), la compatibilité établie entre deux fins simultanées, a priori antinomiques. Il met au monde ce qui doit être accepté, nécessairement. Les fils qui se nouent seront coupés. L’enfant chagrin, s’il le pressent, ne le dit :
« Nommer verse l’inconnu par-dessus terre et ciel,
En un glissement continu fait surgir,
Présage et déjà souvenir, les passantes
Qui avancent à même la toile du présent. »
Voici la tisseuse de devenir qui tremble entre des pôles adverses, concomitants. De l’un à l’autre, lire les Petites filles traversières, passage par l’instrument à vent que sont les enfants, « [l]a voyageuse d’entre syllabes qui joue ». Entre naître et mourir, venue et arrachement, « l’autre voix qui l’aidera à frayer ».
Fillettes traversières pour les parents, « l’aïeule », la tante… Les enfants se mettent en travers de leur chemin. Ils doivent s’y arrêter. Et leur trajectoire de vie s’en trouve déviée.Chacun retrouve son aube en l’enfant et chacun accepte l’interaction féconde.
Alors apparaît une autre fonction des parenthèses : elles isolent les obstacles ou le temps nécessaires au passage de l’obstacle, « (pics, crêtes, abîmes et vallées) », cette voyageuse, poète narratrice du poème, facilite la traversée des sons (le passage des seuils), « obstinément cherche la clairière. »
À la fin de la première année, des mots, isolés, apparaissent : « non », « encore »… Les premiers.
L’appel du loup devenu « Où es-tu ? » vit la réponse dans le poème incarné : Anna Livia (je suis là glissant dans la ressemblance sonore). Là partout où le reflet offre son image. À l’intérieur de soi l’enfant joue sa partition silencieuse, « un cache-cache » dans une forêt. Sérieux et léger. Forme traversière de la musique, « [d]ehors-dedans », à la fois, en « ronde » car l’enfance entrée dans le poème se nourrit de son vocabulaire. Le poème fait siens les mots de l’enfant, les installe en sa danse, « (tourne tourne) », autour des troncs, entre « [j]adis ou maintenant », des compléments clos ou ouverts, l’enfant ne mesure pas le temps immémorial ou présent. Objets des générations antérieures, pareillement, « chaise, livres, jouets », « chaque enfance » retourne le passé, l’intègre, le transpose. Hier à aujourd’hui féconde « la ruine, le tri, l’oubli », les mots eux-mêmes redevenus premiers dans une diction initiale, « liesse archaïque et légère ». Des syllabes répétées en « ricochets » accroissent le geste et l’accompagnent, « elle bat et bat / le gris », la découverte de la langue en bouche, à dire, répète pour cerner ce que sera le mot. Vertu du « bâton », équivalent à la magie traversière, il danse dans la boue, bâton de pluie, baguette comme un signe d’avancée vers le monde signifiant sa candeur à travers une flaque.
Chaque chose trouve son nom, même l’alouette dont le chant fascine l’enfant :
« quelque chose de poignant tel le cri de l’alouette au fond du ciel
qui sent l’infini et exige sans le savoir de lui donner un nom »
Puis viendront les phrases et avec elles, peu à peu, la prise de conscience de ce qu’est le voyage (son revers). Promenons-nous dans les bois… Arrive le loup ! Alouette, gentille alouette… Elle sera plumée.
Vient l’entrée à l’école :
« Un matin de presque automne, les yeux brillants,
le cœur à la manière de l’oiseau,
l’enfant quitte le premier cercle du temps […]
On voit son petit être, les épaules lestées
pour le savoir, se pencher en avant
pour boire encore à la source des riches heures. »
« [L]’heure du poème » sonnée ne compte pas les heures, elle reste et vit son éternité.
[2]
Chair de l’effacement, Carole Darricarrère (texte et photographies)
Format : 15 x 25 cm – 19 photographies en quadrichromie
Éditions Isabelle Sauvage, collection Ligatures 2014 – 60 pages, 17 €
Dans cette collection, Ligatures, Isabelle Sauvage propose des livres dont le rabat vient se glisser sous la couverture. La mise en page d’Alain Rebours est simple et rigoureuse. Poèmes et photographies n’occupent pas tout l’espace : blanc autour et entre.
La matière dans un reflet semble l’ombre. L’effacement dans la voix ? Nous regardons autant que nous lisons les espaces laissés vacants. Abyme en texte, les photographies ne montrent aucun corps. Mais tout affirme la présence.
Chair de l’effacement : quel nom l’emporte, le noyau du groupe nominal ou le complément du nom, venu l’atténuer, l’amoindrir quand on attendrait l’ordre inverse dans ce syntagme ?
Et que voit-on à peine ? Quel discernement possible ? La même porte, fenêtre telle, entraperçues, closes et la poignée ovoïde, douce à la main. Qu’elle soit tenue, à défaut d’être ouverte, qu’une empreinte la couvre d’un calque d’humanité, la porte photographiée ne change qu’à travers le déplacement de la lumière et de ses reflets.
La première proposition est une comparaison et une hypothèse :
« Comme
s’il
neigeait
des mains
par effraction »
« S’il », titre de cette première section très courte, propose une photographie et deux poèmes : battement d’un indice contre la page, association d’une tonalité (blanc, le clair) à un geste qui forcerait l’ouverture pour quelle présence, autre, derrière ? L’hypothèse d’une autre pièce derrière la porte visible est démentie par l’imminence d’un visage, d’un pronom « toi », révélée dès le poème de la page suivante.
« Ciel » est le titre de la deuxième section, une photographie et sept textes. Pas une syllabe gagnée, juste un son, mais la neige par contagion : d’où elle vient déposé sur ce nouveau titre par synecdoque différée, couleur brique des caractères pour une autre image. Le bord d’une baignoire portant un drap de bain et plus loin, au fond, une source lumineuse. Autre pièce, chambre ? Ou la même, vue de l’autre côté, avec le matin qui entre ? Cet afflux de lumière dans la phrase, dans les poèmes verticaux, secoue les mots. Réveil, avec en tête des bribes de souvenirs ou de rêves : bruits mélangés familiers, image-mosaïque intime, l’aveuglement des yeux quand l’aube entre dans la pièce. Une succession d’amorces entre dans le poème : « c’est dire / le biais / ou qui / quand / dure / l’être là / depuis / quand / l’ombre portée ». Les photographies laissent affleurer ces mots coupés de leur possible développement, une conscience se gorge de sensations, de questions, de mots épars qui n’aboutissent pas (effacement dès affleurement ?). Espace partagé entre « visage » et « ciel », rien entre. Manque :
« quelque chose mutile
masque le ciel
ici un homme »
L’empêchement est versé sur l’ivoire clair des pages : « tranchant corset », « ne pas » (isolément), « nommer le nom béant ». Bouche bée, aphonie peut-être ou ce qui est venu, forcé par le soleil entré (par effraction ?), l’absent. Devient « épée » le tranchant qui insiste et dément la clenche ronde et lisse. « Hanche » dans « tranchant » reste seul sur le bord du vers « soit un ensemble circonspect / de jadis contemporains ». Une expression ici peut fondre adverbe et adjectif car aujourd’hui parasité par hier fonde « un arrière / pays ».
Le titre de la troisième section, la plus longue, treize textes et seize photographies, contient toutes les lettres des deux premiers : « Éclipse ».D’abord la porte même et, cette fois, le reflet de la lumière (ombre d’une nuisette ou robe légère ?). Les bords, murs, fenêtres… laissent apparaître des tissus : rideaux, dentelles, draps. Quelques rayons lumineux passent, « empreinte /de la disparition », celle de l’absent qui file le drap posé comme la lumière vient à changer. L’angle de vision est modifié, « révélation / et recouvrement ». Comme si ce qui était éclairé devenait morsure, « [é]pine de lumière », en vers « bégaiement », mots soufflés, manqués, perdant leurs assises. Éclipse comme ellipse de syntagmes coupés. « [R]obe rayonnante » glissant vers le « suaire », tels les cils vacillant vers « éclipse de l’éclat ». Passant par « ne pas », ils sont abandonnés : « ainsi font », devenus spectacle sans marionnettes ou acteurs, porte close, « pas de fugue ». Alors revient la comparaison, « comme si » ce refrain impossible mesurait « le nombre / du manque ». La lumière est passée ailleurs, et les syllabes se ressemblent pour se diviser, se séparer : « de l’incrédule / affirme une affinité / pour l’infini / ici / l’infime son scarifié du blanc de l’épiderme ». La chair effacée de son point fixe est muette, et l’aveuglement de sa trace déplacée nous regarde dans l’ombre. La lumière a changé, glissé de la dentelle vers un autre tissu qui la révèle et la voile, « cécité hors langue ». Saisie par l’objectif et par les mots, elle exprime le glissement de l’autre, l’absent, parti dans l’ombre. Il suffit d’un instant pour que la lumière s’éloigne du tissu, même si elle l’effleure encore. D’une photographie à l’autre se révèle et s’efface l’objet, la baignoire vide. Au-dessus, le rectangle de lumière douce qui serait une poétique :
« aussi le chemin le plus court
vers le Poème
n’est-il pas la phrase
mais son effacement »
Porte et le reflet inversé de la dentelle. Quelque chose bougé est entré dans le poème avec « ne pas », l’écrire l’efface par endroits.
Isabelle Lévesque