Frères, Jean-Christophe Ribeyre, Éditions Henry, 2015 – 48 pages, 8 €
___________________Le long des routes
___________________sème-t-on quelquefois
___________________un peu de ce
___________________qu’on est ?
_________________________J-C. R.
Faire sienne la mélancolie douce : la prendre, entre ses doigts laisser couler la mémoire. Frères de Jean-Christophe Ribeyre dénombre les souvenirs. Chaque angle devient une page pour un poème aux vers courts, aucune emphase, une source simple et douloureuse. Le chant mineur naît dans un chemin creux qui laisse paraître les attaches du cœur :
______« Un Titan, dit-on,
______portait la Terre sur ses épaules.
______
______Personne pour soulever ta tristesse. »
À portée humaine, le poème établit (renoue) les liens défaits du temps. À l’imparfait duratif, plusieurs verbes tentent de contrecarrer le passé composé et font entendre leurs terminaisons, répétées, comme on entonne une veillée dont le pouvoir recréateur rythmerait une mélopée. Douce chanson du soir lorsque « [l]es sourires, les ciels / se sont défaits /durant ces jours de repli ». Un frère peut se loger là, proposer son antienne. Les mots-chaînons seront la matière de ce lien mémoriel. Les compléments de lieu se confondent au matériau – tout éloigne (« dans le lointain des sèves » / « dans le dénoué des mots »), substance, perte et geste de secours ne font qu’un. Un effort pour établir une certitude (« il y a ») ouvre plusieurs poèmes. Dans le tutoiement, on entend l’adresse et le monologue intérieur, ils se mêlent. Une petite voix nourrit le poème et fait entendre le chant universel d’une fraternité que le poème construit, page à page.
Il survient, pareil au temps de l’enfance, lorsque, les « mains /écorchées », chacun cherchait la « demeure de source ». Détails d’enfance : « vélo de nos dix ans », un jardin, un ballon, « un jour sans racines ». Des énigmes percent la douceur, on ne sait si ce rêve de fraternité fut pour disparaître ou s’il exista jamais, « l’inaudible en nous / qui luttait. » L’enfance, en trace, des « galets » : « ils reviendront meilleurs /d’avoir tenu tête /aux profondeurs. »
Frère, au visage multiplié dans les fleurs, gentiane et coquelicots, comme le double d’un refuge d’herbe au « soleil d’aimer ». Celui qui est né pour mourir, dans son jeune âge (« les médecins ont dit / que tu ne vivrais pas »), reste dans les pages de ce livre, impossible et réel, détenteur d’un pouvoir simple et éternel que les saisons révèlent et font revivre à chaque printemps, chant d’oiseau, du merle, près du pommier :
______« Chaque sourire
______te fait source,
______chaque jour. »
Pas de leçon, une musique légère que la mélancolie déserte pour une présence aux arbres et au ciel, le chemin qui l’ouvre gagne l’imaginaire du lecteur au terme de ces pages lentes où les blessures ne guérissent pas, la lumière les traverse ; elles deviennent le « chant perdu » des cendres et de la source rejointe.
La Tête de l’ange, Annick Breton, Postface de Thierry Rabot – peinture de couverture de Mickaël Joux, DOM Éditions, 2015 – 84 pages,8 €
____________Parce qu’elle est née parole suppliciée dans les chemins […]
______________________________________A. B.
Pas un récit ne commence. Annick Breton conte l’improbable histoire d’ « elle » et livre, en bribes, les impressions volées d’un voyage ailé dans La Tête de l’ange1, « l’ange aux crocs vifs », (l’ange ou l’aigle « plein d’augures et d’offrandes aveugles »). Un par page, cinquante-cinq poèmes en prose, une plume : la nuit se pose sur le texte ou traverse un rêve hirsute, « submergée d’êtres blancs, torrents de souffles exténués », lieu de tension où l’hyperbole, maîtresse de l’envolée, guide un chemin ponctué d’assauts.
_____« Les mots sont tenailles fortes, noyades, scintillements. »
Nuit allégorique et folle, suppôt d’une mémoire surréaliste éveillée par les sensations retrouvées. L’acuité guide l’écriture, ici on n’hésite pas à recourir aux métaphores exacerbées. On assume un héritage en cherchant une voie vers soi et le monde, vers le poème :
_____« […] improbables feuillets qu’elle relit, où un peu d’elle chaque fois se dépose. »
Epopée, on peut lire et regarder de grands courants animés de forces telluriques. Entre la nuit et le rêve, le dialogue perce (une langue). On peut être ravi(e) par le texte livré aux excès « des silhouettes prises en embuscade », sillonnant des « lieux de naufrage », car le poème tend. Vers la coupe : phrases très ponctuées cassant le souffle, « elle habite la cassure ». Vers l’allongement : l’ange, n’a pas perdu ses ailes de toujours - son mystère.
_____« Elle s’est penchée, a regardé la neige en face. Quel espoir à saisir dans ce franchissement ? Quelle transition ? Quelle fête ? Au même seuil, joie paisible du poème qu’elle embrasse. La tête de l’ange est habitable. »
Entre la nuit et la « femme interrompue », l’analogie : une constante permet de les confondre, nous les lisons toutes deux livrées au grand tourment de vivre dissoutes.
1 La Tête de l’ange est le deuxième volet d’un triptyque dont le premier est L’embellie (Éditions Aspect)
Comme l’eau, le miroir changeant, Serge Airoldi, Éditions Fario, 2010 – 96 pages, 13 €
________________Nous avançons, portés par un projet ancien.
_______________________________________________S.A.
Si le miroir changeant de l’eau vacille, quelle image dérive ? Tremblent « les amis enfouis qui croyaient les embruns éternels ». « [C]omme le taureau blanc », Europe arrachée, contre son gré, les continents s’éloignent…
C’est l’histoire d’un paysage – d’une source. Vive, inspiration, fuite de l’horizon pris dans la toile du jour (s’écrivant). Serge Airoldi s’attarde, ses présents éternels découpent entre la terre et l’océan la courbe de la dune infinie, onirique. Le temps, l’oubli se glissent : l’encre révèle les images de ce rêve entre la mer et la terre. Est-ce une île ? Rêve de « poissons volants », en prose, le déploiement léger de l’étendue salée insinuée comme un retour éternel, un mythe. La phrase suit ce rythme, travaillée par ce qui, dans le rêve, chemine :
« L’océan s’en va, revient, il s’absente, se creuse, se meurt. »
On dirait un nuage ou l’ombre parfaite du texte que l’on écrit, ce balbutiement nourri de contemplation et d’Histoire, d’une géographie ancrée qui ne cesse de bouger sur ses assises car la réalité devient autre chose. Un poème :
« Le vent fait sa chanson, il sculpte la force du taureau blanc qui galope vers les baïnes. »
Entre deux dunes de la zone littorale, les Landes de Gascogne : lette, « large » (en latin lata) et ses baïnes, sillons creusés. Le vocabulaire, spécifique, dessine une terre marquée par l’océan et traversée par une créature fabuleuse, liant le mythe au présent, faisant renaître la fable, suscitant Biagio Marin, poète insulaire « qui vivait dans l’œil du limon, qui désirait, qui caressait les mouettes au vol, ardentes et sonores, et aussi, les mouettes pourries sur l’estran ».
Ce taureau, bête fabuleuse, pourrait aussi bien, peut-être, révéler les chemins possibles (dans le labyrinthe) pour le poète égaré par les routes multiples cherchant voix, cherchant les mots des anciens, trouvant la formule initiale et sacrée pour relier les mondes séparés :
« Alors l’heure viendra et je dirai les mots de Biagio Marin. »
Dire au futur, l’anaphore légère à la première personne du singulier est éprouvée en d’autres verbes, sur le mode de la certitude également, qui pourraient être prophétiques – si nous pouvons être sauvés : par les vents, « bourrasque », et le ressac, le mouvement qui berce et ne cesse, garantissant l’influence sur nos vies de la marée, de la lune métronome, favorisant la nage des Indiens, ici sollicités comme membres de tribus, sages mythiques éveillés pour accomplir le miracle d’un retour en paix… « Je dirai… je me résignerai…je saurai… je penserai »… Parole amorçant les noms porteurs d’une vie que l’océan garde, animaux de bords de mer liant terre et ciel –sternes–, une vie qui demeure quand « les lagunes meurent aussi ». Or voilà la projection définie comme un rapport au monde, une lecture du réel qui s’élève, berce et crée. Nombre d’éléments dévastés traversent le miroir du livre : « les cargos éventrés », les monstres qui enfantent la mer… mais le poète intègre ce monde finissant dans la douceur, la mort vécue comme un « vestige », portant les « amis perdus » (litanie dans la référence répétée à ceux qui sont partis). Nous voici « pèlerins » qui avançons dans l’eau qui, symbolique, s’ouvre pour nous prendre.
En six textes, le déploiement d’une âme en ses lieux. Description, « ce paysage est une torpeur ». Après le taureau blanc, ces « vaches lourdes », « dont la marche est une exégèse de la lenteur et de ses bienfaits ». Passage sur les terres. Passage encore par la médina, les bougainvillées en la seconde partie égrenée en jours de mai, mai éternel de sécheresse. « Un joueur d’oud » chante des histoires de princesses du désert si anciennes qu’elles paraissent éternelles. Des serviettes en papier très contemporaines s’envolent au vent du même désert… La végétation (acacias, genévriers, eucalyptus, chênes verts, arganiers) écrit un présent éternel. Cette fois, le récit du quotidien est paré d’une vertu si forte qu’il absorbe le vide et semble psalmodier les jours : à chacun sa force concrète et le pouvoir de briller. Rythme de saisons, printemps de moissons que le soleil ne dément pas (la sécheresse est une donnée naturelle et féconde de ce paysage proche de l’Atlas).
Icham évoque le « mois treize ». Les mois pourraient-ils disparaître et le temps s’user ? Face à l’usure du monde et à l’oubli, comment réagir ? Hanter les mêmes lieux (en particulier les plus immuables, comme Venise), refaire les mêmes voyages, relire Moby Dick, « goûter le temps à la virgule nue, suivre les éléphants »…
Retrouvant pour la vingt-quatrième ou vingt-cinquième fois Venise, le narrateur retrouve ce qui en lui n’a pas changé. Cependant Venise aussi se transforme, s’use, est menacée. « Les lieux meurent-ils ? Le peuvent-ils à ce point ? »
Alors : écrire contre l’oubli, faire l’inventaire de ce qui pour soi compte vraiment. Pierre Bonnard notait dans son agenda : « Représenter la nature quand c’est beau » (mais aussi : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux »). Voici donc des séries de verbes, de couleurs, de noms de lieux, de peintres, d’écrivains… Et des musiques, sombres pour certaines : des Kindertotenlieder de Gustav Mahler chantés par la voix grave et chaude de Kathleen Ferrier au chant bluesy du poète Jim Morrison, lumineuses pour d’autres : des Vêpres de la Vierge de Monteverdi au « cante jondo », ce « chant profond » célébré par Federico Garcia Lorca, et d’autres encore.
« Ceci est un testament », écrit le narrateur. Oui, comme Rutebeuf ou Villon, il nous offre des souvenirs, des mots, des idées de paysages et d’œuvres, des noms de personnes et de personnages. Ces fragments, le texte les dispose, la mémoire les chante et l’encre-fleuve du devenir garde cette assise, les références précises de ce qui meurt et demeure.
Les récits nous mènent d’Auch à Manhattan comme au Maroc, mais le cœur du livre se situe bien à Venise, le « dernier refuge », déjà celui de Pétrarque. Le narrateur du dernier texte y dresse l’inventaire de ce qui a changé là et de ce qui demeure, intact. Il confronte ce qu’il a vu, souvenirs, et ce qu’il voit, souvenirs en construction. L’auteur cite quelques vers de Pier Paolo Pasolini, qui écrivait : « comme l’eau, le miroir est changeant / et ce que je suis devenu est changeant ». Ces récits ou poèmes en prose répertorient ce qui paraît immuable (mais depuis quand ?), mais aussi tout ce qui varie, apparaît, menace l’équilibre actuel, et peut-être aussi l’enrichit, ajoute des souvenirs à fixer aux souvenirs en place.
« Pourquoi j’écris ?
[…]
J’écris avec le vent qui vient. J’écris contre le vent qui oubliera comme il a oublié. »
Isabelle Lévesque