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Abbas Kiarostami, ou le travail incessant de l’image. Présentation de Florence Saint-Roch

mardi 2 juillet 2024, par Florence Saint Roch

Au préalable, je tiens à remercier vivement Danièle Faugeras, qui m’a fourni de précieux documents de travail : je m’en suis largement inspirée pour cet article.

Abbas KIAROSTAMI en quelques mots...

Kiarostami (Téhéran, 1940 - Paris, 2016) est de ces créateurs complets que l’on peut rencontrer dans une salle de cinéma, une galerie d’art, un musée ou une librairie. S’il est surtout connu en Europe comme réalisateur, scénariste et producteur (à ce titre, il a signé plus de 40 films, parmi lesquels la célèbre trilogie de Koker : Où est la maison de mon ami (1987), Et la vie continue (1991), Au travers des oliviers (1994) ; il a aussi réalisé Close-up (1990) ; Le goût de la cerise (1997, Palme d’or du Festival de Cannes) ; Le vent nous emportera (1999, prix de la Mostra de Venise) ; Ten on ten (2002) ; Five (2005)), Kiarostami était également un photographe renommé dont les œuvres ont été et sont encore exposées dans le monde entier. Entre le cinéaste et le photographe, des porosités, des passerelles immanquablement se sont établies, et après deux films tournés hors d’Iran, l’une en Italie (Copie conforme, 2010), l’autre au Japon (Like someone in love, 2012), l’artiste s’est engagé, à partir de photographies animées, dans une nouvelle approche cinématographique que son décès a interrompue. Seul 24 Frames (2017), que j’ai pu découvrir grâce à Danièle Faugeras, et qui est sublime, a pu être vu en France en 2018 (il est désormais disponible en DVD, de nombreux extraits visibles sur YouTube).
À travers ces deux modes d’expression, c’est le peintre et le poète qu’il a commencé par être, et a continué d’être, qui s’expriment : « Être à la fois cinéaste, photographe, poète… Tout ça, ce sont des motivations pour vivre, pour faire chaque jour quelque chose, que ce soit du cinéma, de la photo ou de la poésie. Ce n’est pas un choix, c’est une fatalité. »
Des échantillons de son œuvre immense, présentés au Centre Pompidou en 2021, célèbrent cet « artiste total » qui « n’a eu de cesse de repousser les limites de la photographie, de l’art vidéo, de la conception d’œuvres numériques. Quintessence du poète persan, il a lui-même composé des centaines de poèmes et parallèlement, s’est approprié la tradition poétique ancestrale de son pays pour offrir aux jeunes générations des condensés de sagesse et d’émerveillement. »
Car en effet, Kiarostami, comme je le suggérais au début de cette présentation, et conformément à sa vision des choses (« Si derrière tout réalisateur européen on peut voir un peintre, derrière un réalisateur persan, on trouve un poète ou même un conteur. La poésie représente pour nous l’essence de l’art traditionnel »), était aussi un poète accompli. Po&Psy, dans la collection in extenso, rassemble son œuvre poétique complète, en version bilingue français/persan, avec des traductions de Tayebeh Hashemi, Jean-Restom Nasser, Niloufar Sdighi et Franck Merger, sous ce titre qui reprend le vers d’un poème Des milliers d’arbres solitaires (première parution en juin 2014). Près d’un millier de poèmes, comme autant d’arbres, donc, font de ce recueil une forêt dense où taillis épais et clairières lumineuses alternent, un espace où se succèdent les pleurs et le chant.

Des milliers d’arbres solitaires...

Les poèmes de Kiarostami sont très brefs, deux, trois, quatre vers, parfois cinq ou six, sept au grand maximum. Grâce à ce concentré de mots (le poète les choisit simples, et les assemble en une syntaxe épurée), un instant est fixé, une image saisie : quelque chose comme un instantané. L’univers qui se dessine est essentiellement composé de perceptions visuelles - paysage, arbres, ciels, nuages, passage des saisons. N’allons pas nous y tromper, si les éléments naturels prédominent, la marche du monde, et, plus précisément, les réalités iraniennes innervent les poèmes, et ce n’est pas incident si le plus long est celui-ci :

derrière mes paupières
en une nuit
s’est dressée une montagne de chagrin
derrière mes prunelles
en une nuit
s’est formée une mer de larmes
au fond de mon esprit la mer s’est asséchée
en une nuit

Faisant suite à ce poème, une quinzaine de poèmes donnant à voir, de façon immédiate, des rêves du poètes, qui sont autant de visions de cauchemars. Violents et absurdes, ils ne sont pas décorrélés du réel, bien au contraire. L’image rêvée donne à voir, crûment, sans ambages, ce que les poèmes d’ordinaire ne font que suggérer. Ainsi, Kiarostami nous incite à creuser l’image, à la sonder, à décrypter ce qui la sous-tend : « Le poème ne raconte jamais une histoire, il donne une série d’images. Si j’ai une représentation de ces images dans ma mémoire, si j’en possède les codes, je peux accéder à son mystère. L’incompréhension fait partie de l’essence de la poésie. »
Certaines « séries » de poèmes, dans leur succession (comme il est des images par seconde au cinéma), et grâce aux anaphores qui les ouvrent, proposent des approches de plus en plus éclairantes de telle ou telle réalité vécue. Ainsi, « plus je réfléchis/moins je comprends/pourquoi les mains vides sont calleuses » gagne en clarté et profondeur quand on découvre le poème suivant : « plus je réfléchis/moins je comprends/pourquoi la vérité est amère ». La progression, d’un poème à l’autre, est littéralement cinétique. Le mouvement, l’enchaînement fait que chaque poème s’appuie sur le précédent et nourrit le suivant.
De fait, les milliers d’arbres évoqués par Kiarostami, s’ils sont solitaires (« dans le désert brûlant de ma solitude/ont poussé/des milliers d’arbres solitaires ») sont aussi solidaires : ensemble, ils forment forêt. Au lecteur d’y cheminer, de s’y frayer un chemin, de débusquer les significations derrière les sensations. « Une image ne représente pas, ne se donne pas en représentation, mais annonce sa présence, invite le spectateur à la découvrir. », écrivait Kiarostami. Et ce qui vaut pour l’amateur de cinéma vaut aussi pour l’amateur de poésie.

Extraits :

un poulain blanc
émerge de la brume
et disparaît
dans la brume

*
il neige
il neige
il neige
le jour s’achève
il neige
nuit

*

la nuit
la mer
l’hiver

*

la nuit
longue
le jour
long
la vie
courte

*

je n’ai qu’une certitude
la fin
de la nuit
et du jour

*

aux yeux des oiseaux
l’occident
c’est où le soleil se couche
l’orient
où il se lève
point

*
ni orient
ni occident
ni nord
ni sud
seulement le lieu où je me trouve

*

effondrement de la mine
envol de centaines de papillons blancs

*
la blancheur de la neige
a aveuglé les mineurs
au sortir du puits

*
plus je réfléchis
moins je comprends
pourquoi la neige est si blanche

*

la pluie tombe
avec les bombes
une nuit sans lune

*
ses mots :
je ne peux pas t’aider
j’aurais préféré :
je ne peux pas t’aimer

*
être avec toi
me fait souffrir
être avec moi
m’angoisse
comment être sans moi ?

*
matin blanc
nuit noire
dans l’intervalle
une douleur grise

*
de mon chagrin
je ferai une histoire
sans fin

*

un rêve :
je suis inhumé
sous les feuilles d’automne
mon corps germine

*
je voulais planter une fleur
il y avait la fleur
il y avait moi
il n’y avait pas de terre

je voulais planter une fleur
il avait de la terre
il y avait moi
il n’y avait pas de fleur

un jour pas si lointain
il y aura la fleur
il y aura de la terre
il n’y aura pas moi

in Des milliers d’arbres solitaires (PO&PSY in extenso 2014)

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