En regard, à l’écoute (publié en avril 2021 aux éditions Invenit) est un livre. Je veux dire : si l’on pense trouver là simplement le catalogue de l’exposition consacrée à « La poésie de Pierre Dhainaut à travers les livres d’artistes », très vite, on s’avise de notre méprise. Certes, Sabine Dewulf, spécialiste de l’œuvre de P. Dhainaut, entreprend cet ouvrage pour perpétuer l’exposition qui s’est tenue au printemps 2021 au Centre des Arts Plastiques et Visuels de Lille, exposition dont elle a été l’une des commissaires : commise, réellement, à l’organisation, à la scénographie, à la mise en place, sous vitrines, des livres d’artistes de l’impeccable poète. L’entreprise est ambitieuse : le fonds Pierre Dhainaut, auteur resté fidèle à sa région d’origine, est rassemblé à la bibliothèque municipale de Lille. Sur l’ensemble des ouvrages collectés, et qui comportent aussi bien des imprimés que des manuscrits, des livres rares que des éditions courantes, 85 sont des livres d’artistes et de bibliophilie. Autant dire qu’il y avait là l’embarras du choix...
En regard, à l’écoute, à l’image de l’exposition elle-même, dépasse le cadre de l’exercice d’admiration. On connaît l’adage : « Ce que A dit de B en dit autant de B que de A ». En nous mettant en situation de regarder avec elle les livres d’artistes de P. Dhainaut (je salue au passage l’abondance et la qualité des reproductions figurant dans l’ouvrage), d’écouter, d’ausculter non seulement les poèmes, mais la relation (souvent inouïe, jamais inaudible) qui se tisse entre le mot et l’image, entre le poète et l’artiste, S. Dewulf met en œuvre sa sensibilité, et nous révèle, de-ci, de-là, quelle poète elle est.
Après une courte préface de M. Aubry, deux textes fondamentaux dessinent le propos. P. Dhainaut d’abord, en réponse à des questions de S. Dewulf, décrit ce petit miracle : un livre d’artiste. Ce dernier, s’il est le fruit d’une collaboration, est aussi et surtout le fruit d’une relation : l’artiste propose, à travers sa réalisation (encre, aquarelle, gravure ou dessin), une lecture, « des lectures », précise P. Dhainaut, « qui échappent aux dangers menaçants la critique, le savoir, l’abstraction », et qui apportent leur « lumière sensible ». « À chaque fois donc, poursuit-il, mes mots me sont rendus, comment dire ?, évidents, parce qu’ils ont été projetés dans une perspective inconnue ». Et de citer ensuite les artistes avec lesquels un dialogue nourri, récurrent et déterminant s’est engagé, soit Marie Alloy, Jacques Clauzel, Thierry Lambert, Youl, Marc Pessin, Caroline François-Rubino, Michel Degand, Isabelle Lévesque : « Des livres de cette sorte nous apprennent l’art de l’accueil, qui est aussi celui du don ».
Prolongeant ces réflexions de P. Dhainaut, S. Dewulf, dans un développement intitulé « Au cœur de l’œuvre, l’entente des souffles », voit dans les livres et manuscrits d’artiste du poète « le cœur vibrant » de son œuvre. En effet, très souvent, « les poèmes parus en édition courante prennent leur source dans ces livres singuliers ». Par ailleurs, l’échange même est célébré dans ces travaux conjoints, qui scellent une relation intense, « à la fois esthétique et humaine ». Les titres des ouvrages à eux seuls sont infiniment parlants : Offrir et ne jamais finir, En toute voix une autre voix, Mains qui donnent…
L’ouvrage déplie ensuite en trois grands ensembles, qui correspondent aux trois espaces, au trois temps de l’exposition ; pour permettre de progresser entre ces différentes étapes, deux éléments sont combinés : un élément objectif, d’abord, soit un ordonnancement chronologique, que vient dynamiser un élément poétique : à chaque période donnée est sont assignés un vers ou une formule empruntés aux poèmes de P. Dhainaut : « 1977-1995 : Au lieu du sens seulement la confiance »/1996-2010 : Offrir et ne jamais finir/ Depuis 2011 : Même la nuit, la nuit surtout »
Après ce riche parcours parmi les livres et manuscrits d’artistes, S. Dewulf réalise un focus sur Au grand jour de l’aubier, poème de P. Dhainaut accompagné de 7 gravures de M. Alloy. L’artiste y décrit « le cheminement du livre », et met en lumière les divers projets préparatoires qui se sont succédé. Pour aboutir au projet satisfaisant (entendons qui satisfait les deux parties), « il ne faut pas compter son temps, mais compter sur la durée », explique-t-elle.
Comme se plaît à le rappeler Jean-Jacques Vandewalle, responsable du service Patrimoine à la bibliothèque municipale de Lille, et alors qu’il cite P. Dhainaut : « Le temps ne se mesure pas en heures, mais en rencontres » (Ici, Arfuyen, 2021). Or, cet ouvrage, me semble-t-il, est une rencontre, ou plutôt, il poursuit la rencontre qui s’est engagée depuis longtemps entre P. Dhainaut et S. Dewulf. Si cette dernière est une familière de l’œuvre du poète (on lui doit le très beau Pierre Dhainaut dans la collection « Présence de la poésie » des éditions des Vanneaux, 2008), à l’évidence le propos détient une portée tout autre dans En regard, à l’écoute : car S. Dewulf, désormais, a elle-même publié plusieurs recueils, et envisage donc les choses depuis sa propre pratique poétique. Sa lecture est double, ou, plutôt, élevée à la puissance deux : rigueur critique et approche poétique, en toute connaissance de cause, s’attachent à percevoir les souffles, à apprécier leur circulation, à en capter l’esprit.
Au fil de cet ouvrage, nous voici donc plus familiers à notre tour du « continent » Pierre Dhainaut, et plus au fait de la poète qu’est Sabine Dewulf – de sa façon d’envisager la fabrique du poème, de sonder les champs de l’inspiration, de recevoir les souffles et de les transmettre à son tour.
Elargir, n’est-ce pas là un des maîtres-mots de Pierre Dhainaut ?