Après avoir publié neuf recueils d’Alejandra Pizarnik traduits par Jacques Ancet et trois recueils par Etienne Dobenesque, ainsi que Journal traduit par Clément Bondu et ses correspondances, Ypsilon.éditeur a publié récemment Œuvres. Un livre qui rassemble tous les titres de la bibliographie de l’auteure publiés de son vivant, à l’exception du premier. Un portrait approximatif d’Alejandra Pizarnik par Liliane Giraudon clôt ces œuvres et nous donne envie de relire - en boucle. Alejandra Pizarnik était une grande poète. César Aira dira d’ailleurs : « A.P. n’a pas été seulement une grande poète, elle a été la plus grande, et la dernière. » Alejandra Pizarnik fascine. Poète à l’existence chaotique, elle écrit pourtant les fleurs, elle écrit pourtant la vie mais aussi le « Je suis et je ne suis pas au monde », le mal de vivre. Elle écrit avec le corps, avec les douleurs, les excès parfois, une pulsion de mort... Longtemps on a cru qu’elle s’était suicidée, comme l’a affirmé Cristina Piña dans Alejandra Pizarnik / Una biografía. Buenos Aires, Corregidor, 2005... Nous apprenons ici que c’est une embolie pulmonaire qui a emporté la poète. Alejandra Pizarnik non maudite, non suicidée pour célébrer son 50ième anniversaire de mort - il n’y avait peut-être pas mieux à révéler.
Cécile Guivarch
D’Œuvres, Pierre Vinclair en parle dans Diacritik : https://diacritik.com/2022/04/22/alejandra-pizarnik-loiseau-accroche-a-sa-fuite/
Les recueils présents dans Œuvres
- La dernière innocence (1956)
- Les aventures perdues (1958)
- Arbre de Diane (1962)
- Les travaux et les nuits (1965)
- Extraction de la pierre de folie (1968)
- La comtesse sanglante (1971)
- L’enfer musical (1971)
Extraits
POEME POUR EMILY DICKINSON
De l’autre côté de la nuit
l’attend son nom,
son subreptice désir de vivre,
de l’autre côté de la nuit !Quelque chose pleure dans l’air,
les sons dessinent l’aube.Elle pense à l’éternité.
(La dernière innocence 1956)
*
BLEU
mes mains poussaient en musique
derrière les fleursmais à présent
pourquoi te chercher, nuit,
pourquoi dormir avec tes morts(Les aventures perdues, 1958)
*
Tu fais le silence des lilas qui palpitent
dans la tragédie du vent dans mon cœur.
Tu as fait de ma vie un conte pour enfants
dans lequel naufrages et morts
sont prétextes à des cérémonies adorables.(Les travaux et les nuits 1965)
*
J’ai sauté de moi jusqu’à l’aube.
J’ai laissé mon corps près de la lumière
et j’ai chanté la tristesse de ce qui naît.(Arbre de Diane 1962)
*
VERTIGES OU CONTEMPLATION DE QUELQUE CHOSE QUI S’ACHEVE
Ce lilas perd ses feuilles.
Du haut de lui-même il tombe
et cache son ombre ancienne.
Ces choses-là me feront mourir.(Extraction de la pierre de folie 1968)
*
COLD IN HAND BLUES
et qu’est-ce que tu vas dire
je vais seulement dire quelque chose
et qu’est-ce que tu vas faire
je vais me cacher dans le langage
et pourquoi
cette peur(L’enfer musical 1971)
Extrait de Journal - Premiers cahiers 1954-1960
23 septembre
un nouveau jour est arrivé
plein de soleil et d’ombres
un nouveau jour est arrivé
à s’enliser dans mon illustre source profonde
le nouveau jour est modelé
et morne
jour sans souffle ni joie
c’est un samedi vert broyé
dans le néant
c’est un samedi défait sur le versant du vide.Conversation à une table du Jockey Club entre un peintre célèbre, un
peintre débutant, un poète mûr, un poète débutant et un passionné
de psychanalyse. Sujet : l’obsession de la petite culotte.
Le poète mûr — Je connais un sadique qui se pourléchait de plaisir
en enlevant les petites culottes de sa femme.
L’amateur de psychanalyse — C’est un cas à part. Je sais que les
femmes adorent qu’on leur déchire ce linge, mais toujours en évitant
d’employer la force grossière, toujours en procédant avec douceur.
Le poète mûr — Quoi qu’il en soit, ce qui est sûr, c’est que les petites
culottes m’obsèdent.
L’amateur de psychanalyse — Vous devez sûrement garder les
petites culottes de vos maîtresses successives.
Le peintre célèbre — Oui, mais avant ça, il les lave, il les repasse, et
il les trie en différentes piles selon la couleur : rose, bleu, blanc, etc.
(Rire général, le passionné de psychanalyse se lève avec empressement et s’éloigne, l’air cérémonieux.
Le poète mûr — Ça a dû l’exciter.
Le peintre célèbre — Oui, parce que pour lui le mot « petite culotte »
est synonyme « d’aller uriner ». Bon, je suis désolé pour le carrelage, on dit qu’il ne calcule plus bien où il vise depuis qu’on lui en a
découvert dans les reins.
(Rire général.)
Retour du passionné de psychanalyse : le peintre célèbre lui
demande, en lui tapotant l’épaule — Et comment ça va ?
Le passionné de psychanalyse ne répond pas.
Le sujet continue de tourner.Mais nous nous représentons l’avenir comme un reflet
du présent projeté dans un espace vide, tandis qu’il est
le résultat, souvent tout prochain, de causes qui nous
échappent pour la plupart (...)
Alejandra Pizarnik
est née le 29 avril 1936, à Avellaneda dans la banlieue de Buenos Aires. Elle est la seconde fille d’un couple d’immigrés juifs, arrivés en Argentine trois ans auparavant en provenance de Rivne. Elle fait ses études à l’École publique mixte d’Avellaneda, pour ensuite commencer et abandonner successivement des études de philosophie, de journalisme, de lettres, et de peinture dans l’atelier de Battle Planas. Elle ne veut, elle ne peut qu’écrire. À 19 ans, elle publie son premier recueil de poèmes. Reconnue, admirée, amie de Jorge Luis Borges, Olga Orozco, Silvina Ocampo et Bioy Casares, elle mène une vie littéraire et sociale intense, entrecoupée de hauts et de bas, et collabore à la fameuse revue SUR de Victoria Ocampo.
Entre 1960 et 1964, elle vit à Paris où elle est pigiste pour un journal espagnol et écrit dans plusieurs journaux et revues. Elle se lie d’amitié avec André Pieyre de Mandiargues, Octavio Paz, Julio Cortazar… elle rencontre Simone de Beauvoir, Yves Bonnefoy, Marguerite Duras, Henri Michaux… Elle traduit ses écrivains préférés : Artaud, Michaux, André Pieyre de Mandiargues, Breton, Éluard… Rentrée à Buenos Aires, sa vie se déroule entre les quatre murs de son appartement calle Montevideo et les rues de la ville. Elle publie alors ses ouvrages les plus importants. En 1968, elle obtient une bourse Guggenheim et fait un bref séjour à New York. À sa mort, soudaine le lundi 25 septembre 1972, elle laisse une œuvre essentielle, désormais devenue culte.
(bibliographie d’Ypsilon.editeur sur lequel retrouver tous les livres publiés par la maison d’édition)Aller plus loin