Extraits de Nagas des mers
Des galets
avec des trous
que la marée
exhume des profondeursMe rappellent les colliers de coquillages
de la classe de mer
les colliers des Sauvages
qui rendent lourd et grave
le corps des danseursPlus près de la Terre
toujours plus près
avec des pierre dans la poche de mon manteauIl fait encore froid en avril
et juste entre la terre et le ciel
et l’Eauce trou de galet
Les couteaux évidés
les conques miniatures
une coquille Saint-Jacques rose
un fossileQu’est-ce que je dois oublier déjà ?
comme la vie est dure
mais plus loin il y a
une source d’argilepour modeler un visage
une femme
et dire que c’est l’esprit de la MerSur une roche d’algue
elle attendra la marée haute
et dans l’insondable
fondra à nouveau
liquide et terrecomme mon corps modelé
par la vie
dissout et refondu
par l’infinie grâce qui me prend
me reprend
quand le contour a fait son tempsRien de plus éternel que cette sculpture qui
ne mourra jamais
avec la trace de mes doigts
dans l’océan
En triant mon petit coffre
j’ai retrouvé le caillou
de la femme enceinte que j’ai étéJe ne devais pas l’être
ni le rester
je l’avais appris à la mer
et avant
de faire ce qu’il y a à faire
je n’avais rien d’autre à faire
avant les rendez-vous
le retour en train
l’hôpital
que d’aller me baigner quand mêmeJ’entrais dans l’eau
je faisais entrer mon corps
qui me dérangeait
qui avait fabriqué quelque chose
dont je ne voulais pasJe voulais juste crier
et demander à la mer
de m’en débarrasser
de l’attraper en moi
par en-dessous
dans l’eau
sans que ça fasse mal
à personneJe disais pardon
à mon ventre
à ce qu’il y a dedans
et pardon à la mer
de ne pas avoir fait comme il faut
je croyais que la mer m’en voulaitj’ai ramassé ce caillou
en forme de limaceje l’ai gardé pendant quinze ans
et je l’ai jeté cette annéeparce que je ne veux plus jamais
être enceinte
et que je ne m’en veux plus
J’ai été envoûtée
il y a quelques annéesce n’est pas une image
ce n’est pas pour faire jolice n’était pas agréable
toujours est-il
que j’avais modelé dans la terre
en attendant que ça se termine
une île
une valise avec mes initiales en grec
un bateau de croisière
un poisson
un coquillage
pour en faire une lampe
pour me rappeler la liberté
pour m’accrocher au souvenir de la vie
des voyages que je ne pouvais plus fairede tout ce que l’envoûtement m’a enlevé
c’est la mer
la sensation de la mer
l’idée de la mer
qui m’a le plus manquéla mer
comme tant d’autres choses
avait disparu de mon esprit
chassé par un démon
tant que ce qui restait de moi
rafistolait ce qu’elle pouvaitsans avoir reconnu
cette sale bête
envoyée par
cette saloperie
Entretien avec Clara Regy
Il y a tellement de « choses » qui semblent vous passionner qu’il est fort difficile de choisir…
Une première question très banale pour commencer : écrivez-vous de la poésie depuis longtemps ? Qu’est-ce qui vous a amenée à cet « art » ?À vrai dire, j’écris depuis relativement peu de temps, de façon régulière. J’ai le souvenir très vivace, quand j’étais enfant et adolescente, d’adorer écrire, de passer un temps fou sur mes rédactions, de me relever la nuit pour changer un mot, et d’avoir le sentiment que c’était un acte créatif très fort. Que l’écriture avait des pouvoirs fascinants : ceux de créer des mondes oniriques, de faire revivre les morts et les temps anciens, de fixer des impressions, des visions. J’attendais beaucoup de l’écriture et j’ai été sidérée de découvrir Rimbaud à 16 ans, de reconnaître, quelque part, dans ses ambitions poétiques mes propres attentes vis-à-vis de l’écriture et de la lecture. Puis, mes études de Lettres classiques m’ont éloignée de cette dimension créative pour une approche analytique et savante de la littérature, de l’histoire des mots, mais je ne l’ai jamais vraiment perdue de vue, puisque cela ressortait, bien malgré moi souvent, lorsque je devais effectuer des traductions latines ou grecques, qui m’ont occupée de longues heures ! En tant qu’enseignante, j’ai été amenée à faire écrire les élèves, et en particulier de la poésie : c’était parfois un prétexte pour me prêter moi aussi à cet exercice scolaire que j’ai toujours aimé, mais sans aller plus loin. Je pensais avoir donc fait le deuil de cette passion-là, que je gardais à vue dans le cadre limité et contraint de mon métier de professeure de Lettres, mais non, elle ne s’est pas laissée brider…
L’écriture poétique est réapparue sans que je m’y attende, comme le seul medium possible pour exprimer l’indicible, à un moment très particulier de ma vie : dans un contexte de santé très perturbé, j’ai fait ce qu’on appelle « une expérience de mort imminente » qui a bouleversé mes perceptions, changé mon rapport au monde et fait sauté aussi certains verrous et certains filtres. Mes premiers écrits poétiques, suite à cette expérience, n’avait qu’un seul but : exprimer ce voyage intérieur, ces sensations subtiles, mais aussi saluer presque un retour à la vie et une reconnexion sauvage à soi. Ce n’est pas simple de changer de mode d’expression, de délaisser un fonctionnement analytique pour se brancher sur son moi intuitif et créatif. Cela m’a donné l’impression que, malgré mon « grand âge », je devais tout réapprendre.Votre poésie peut-elle se nourrir de votre formation/vie universitaire ?
Cela peut sembler paradoxal et inattendu, mais oui. Les études et la recherche en littérature m’ont toujours passionnée : après avoir terminé mon doctorat en Études grecques (mon sujet de thèse portait sur le captivant thème de l’exil dans la littérature grecque antique), j’ai continué la recherche dans ce domaine et opéré un glissement dans mes thèmes de recherche : de l’exil dans la Grèce antique, je suis allée vers les représentations protéiformes de l’exil dans la littérature et la culture grecque contemporaine, puis vers les questions de la marginalité et du spirituel. J’ai toujours été frustrée, pendant mes études, de ne jamais pouvoir rencontrer de témoins vivants de ce que je lisais. Les textes grecs sont magnifiques, les ruines chargées de mystère, mais quand j’étais en Grèce, j’avais surtout envie de passer du temps, le soir dans une taverne de bord de mer, avec les mamies habillées de noir qui chantent les chants lyriques ou épiques traditionnels, et pas dans les bibliothèques !
La culture populaire a commencé à me fasciner davantage que le savoir livresque, et en particulier celle qui renferme des secrets, des légendes, des histoires perdues, puis finalement tout ce qui rejoint le caractère inexprimable de l’expérience intérieure, de la relation à l’invisible, du contact avec le sacré. La création poétique que j’aime, qui me bouleverse, c’est celle qui cherche à rendre visible cet invisible. Je crois que je n’écris que sur ça, en fait… J’aime entretenir un dialogue entre une approche universitaire de certains sujets – par exemple tout récemment un travail sur l’opposition entre spiritualité et religion dans l’œuvre de l’écrivain grec Vassilis Alexakis [1] – et voir comment cela modifie ma façon de penser les cultes anciens, les lieux chargés d’histoire, les signes paranormaux ou les synchronicités, ainsi qu’Alexakis l’expose dans ses romans. Cela ce manifeste tôt ou tard dans ma création poétique, après avoir infusé en moi.Les « mots » de la poésie peuvent-ils à votre avis, se substituer à ceux du chamanisme ? Question un peu « osée » s’il en est !
Le chamanisme, tel qu’on l’entend maintenant, est en fait une notion complexe et plurielle qui recoupe, pour le dire un peu schématiquement, toutes les techniques païennes d’interaction avec les Esprits, avec les forces de la nature, dans le but d’harmoniser les relations entre les hommes et leur environnement et de soigner. On simplifie souvent en disant que le chamane se situe à la frontière du monde des hommes et du monde des Esprits, comme le sont également les guérisseurs traditionnels ou les médiums, tous détenteurs de connaissances qui se transmettent oralement ou qui s’acquièrent par des expériences initiatiques souvent douloureuses. Je suis fascinée par ces personnages et cultures qui nous parlent d’une relation animiste à la nature qui a survécu à bien des tentatives d’étouffement religieuses ou politiques, et qui échappent encore à la fixation livresque, en dépit des études ou témoignages que l’on peut trouver sur le sujet. Les expériences les plus intérieures, les plus profondes sont souvent incommunicables. Les mots de la poésie qui ambitionne de parler de ce rapport au monde-là me font l’effet des peintures rupestres, ou des sculptures primitives : ils fixent, par touches, par visions fugaces, ce que l’imaginaire mystique entrevoit, mais il y a toujours quelque chose qui nous échappe, et de fait, fascine d’autant plus. La longue tradition de la poésie mystique suggère que l’écriture poétique est peut-être la plus proche de cette tentative qui vise, encore une fois, à rendre visible l’invisible avec sa part d’indicible. Relisons, pour nous en convaincre, ces magnifiques épopées spirituelles que sont le Cantique des Oiseaux persan de Farîd od-dîn ‘Attâr, écrit au XIIème siècle, le Dīwān du suédois Gunnar Ekelöf ou plus récemment Le Songe de mes âmes animales d’Hélène Cardona.
Plus modestement, c’est ce vers quoi je tente d’aller avec mon prochain recueil, Nagas, qui porte le nom de ces divinités traditionnelles tibétaines qui peuplent les cours d’eau et qu’on représente souvent avec des corps de serpents. J’essaie d’explorer de quelles façons j’ai pu approcher, sans m’en rendre compte, ces nagas, de quelles façons ils se manifestent dans notre vie moderne, comment la poésie les invoque et les maintient vivants.Pourquoi passer de l’écriture « art solitaire » à l’édition de vos recueils ?
Bizarrement, je n’ai pas l’impression que la poésie soit un art solitaire. On est habité par notre rapport au monde, par les émotions qui naissent de cette interaction entre soi et les autres, par la présence des autres. J’ai même le sentiment qu’il existe une communauté poétique très vivante, en particulier au sein des revues poétiques, qui font des appels à textes par thème. Tous, chacun dans notre coin, certes, mais tournés vers ce qu’évoquent les thèmes « sauvage ? » « gourmandes » « le lit ne sera plus jamais blanc » ou ce que l’on peut avoir envie de dire sur la page Instagram de poesie_feministe. C’est un microcosme stimulant et dialoguant !
Faire éditer de la poésie, c’est un acte un peu désespéré mais plein de promesses aussi. On ne vit pas de la poésie, on ne touche pas le grand public, mais ce n’est pas le but non plus. Il y a une véritable beauté dans l’édition d’un recueil, la relation à l’éditeur, l’objet livre, sa diffusion et sa réception. C’est très compliqué de se faire éditer, cela demande beaucoup d’investigations, de patience, de refus. Je ne savais pas faire au début : mon premier recueil, Extases post mortem (2021), a été publié chez L’Harmattan, tout simplement parce que j’y avais déjà publié ma thèse. Pour mes deux recueils suivants, Ours et tanaisie pour tout vêtement (2022) et L’âme nigredo (2022), j’ai eu le bonheur de rencontrer les éditions L’Ire de l’Ours, qui sont une petite maison d’édition solidaire qui ne publient que des nouvelles, romans et de la poésie. Tout dernièrement, c’est auprès d’une maison encore plus sélective, les éditions Ballade à la Lune, que mon dernier Habiter les lotus (2022) a trouvé sa place. Pour les deux prochains recueils à venir en 2023, ce ne sont que des maisons d’édition exclusivement tournées vers la poésie, en recueil ou en revue… C’est un peu le Graal, quoi ! Il y aura donc Nagas aux éditions de La Page Blanche et Démission ! aux éditions du Petit Rameur. Je vais ensuite ralentir le rythme d’écriture et de publication, pour davantage me concentrer sur la promotion de ces textes, et les rencontres lors de salons et festivals de poésie, pour justement lire, échanger, partager.Et question subsidiaire : si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
mystère – souffle – âme
Amandine GOUTTEFARDE-ROUSSEAU a commencé à vivre sa vie en tant que professeure de Lettres Classiques et chercheure en Études Grecques. Tout allait bien, croyait-elle, jusqu’à ce que des tempêtes tombées du ciel fassent un gros ménage et la poussent à s’ouvrir à une vie plus intérieure. La contemplation, la complicité renaissante avec une Nature sacrée et mystérieuse l’ont aussi conduite à lire beaucoup de poésie et, enfin, à en écrire. Des contributions régulières dans des revues poétiques ont laissé tout naturellement leur place à la publication de recueils : Extases post mortem suivi de Serpenter (L’Harmattan, 2021), Ours et tanaisie pour tout vêtement (L’Ire de l’Ours, 2022) , L’âme nigredo (L’Ire de l’Ours, 2022) et Habiter les lotus (Éditions Ballade à la lune, 2022) explorent cette relation charnelle avec les éléments, les dieux et les bêtes lovées dans les sous-bois, des saisons faites de morts et de renaissances, de mues de serpents qui tombent et laissent voir une peau nouvelle, et, de temps en temps, le son des tambours dans l’oreille.