Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

Accueil > Bonnes maisons > Angle mort éditions

Angle mort éditions

jeudi 18 juillet 2024, par Florence Saint Roch

Présentation de Florence Saint-Roch

« Cultivez vos angles morts », telle est l’injonction inscrite au frontispice du site dédié aux éditions Angle mort. Cette maison d’édition, indépendante d’un point de vue statutaire et économique, l’est aussi en terme d’indépendance d’esprit. « Nous souhaitons inventer notre manière de faire, fièrement et librement », décrètent ses fondateurs, les « deux amis » Henri Alain et Célestin de Meeûs, dans les propos qui définissent leur démarche commune.
Et en effet, on ne peut, au vu du catalogue qui va s’étoffant depuis la création de la maison en 2018, que se réjouir de la façon dont ces jeunes gens servent leur amour de la littérature, et de la façon dont s’articulent, dans leurs réalisations, goût du travail bien fait et affirmation de leur liberté.
Une liberté qu’ils mettent en œuvre de concert dans Rétablir les fleuves : ce recueil, qui scelle la naissance d’Angle mort, s’inscrit aux fondements de leur démarche et sonne comme une note d’intention :

Bien-sûr nous aiguiserons
nos langues sur les rochers
et condenserons dans un poème
le mimétisme de l’érosion

Dans ce recueil, lors d’un voyage entrepris ensemble (de ces voyages où l’on apprend à mieux connaître l’autre et où se définissent les contours d’une solide amitié), s’exerce, appareil photo et stylo bic en main, une grande « volonté de décloisonner regards et disciplines ». Projet poétique et projet éditorial se rejoignent et se recouvrent, et le programme défini par ces quatre vers pourrait bien être aussi une profession de foi. Car en effet, si l’on considère les auteurs de la maison, l’acuité et la condensation font loi - et je parle de la pensée, du regard porté sur le monde comme de l’usage de la langue. De tout cela qui possiblement fait poésie.

Reprenons : qu’est-ce que cultiver nos angles morts ? Admettre, d’abord, que nous sommes dans l’incapacité de percevoir certaines réalités (éléments, événements), que certains champs nous sont invisibles, que nos vues ordinaires ne suffisent pas pour tout embrasser ? Que nous sommes étroits et limités ? Cultiver ces angles morts, alors, serait travailler à les explorer, les déplier, les élucider - en se réjouissant qu’ils existent, et existent en nombre, s’il vous plaît.
Manière de vivre et manière de lire se rejoignent dans cette invitation. Et si l’on consulte le catalogue, force est de constater que Henri Alain et Célestin de Meeûs, dans leurs choix éditoriaux, scellent le livre et le vivre intiment.

Le catalogue collecte des écrits émanant d’auteurs à la trajectoire parfois sinueuses (Pourquoi donc chacun irait-il droit quand rien ne tourne rond ?) Des voix où lucidité et audace se conjuguent, et où le désarroi n’entame pas l’élan (au contraire), où le doute n’empêche pas, sur certains plans, d’être résolu et engagé.

Considérant ce catalogue, j’éprouve une joie vraie de retrouver des noms (et des plumes) que je connais : celle de Ludovic Drouet, et sa Trilogie de Rome, que j’ai pu voir jouer il y a quelques années à Bruxelles au Théâtre de la Balsamine : « Peut-être avons-nous passé l’âge d’écrire sous différents modes les préludes d’une même catastrophe et peut-être sommes-nous encore trop jeunes pour en narrer les séquelles. Notre ère est donc l’ère du désastre. Le temps n’y existe que pour être dilaté et c’est cette nouvelle capacité de dilatation qui le définit et nous définit. »

Condensation et dilatation, donc, pour reprendre les termes des uns et des autres, comme autant de mouvements propres à infléchir et réfléchir la langue, à assembler et faire éclater, à concentrer et propulser.

De même, je retrouve aussi (et en même temps je découvre encore) la voix de Fanny Garin, dont le recueil des disparitions avec vent et lampe, publié en 2019 chez Isabelle Sauvage, m’avait bouleversée et intriguée (qu’on se reporte à la page qui est consacrée à F. Garin dans la rubrique « Un ange à notre table » de Terre à ciel, qu’on aille ensuite lire la note de lecture que C. Guivarch a consacrée à des disparitions lors de sa parution.)
Natures sans titre, publié chez Angle mort en 2020, est un recueil dans lequel regarder et explorer sont une seule et même chose. Le paysage, le « spectacle de la nature », pourrait-on dire, est prétexte à construire et déconstruire, tout ensemble, la parole poétique dans son surgissement. Dehors et dedans, perspectif et réflexif, le poème en train de se faire et de se regarder faire démonte ses mécanismes - défait aussi les facilités de plume, les abus de langage et les lieux communs, les prêts-à-dire et à poétiser :

je mets mes mains et doigts contre la bouche de mon lyrisme, tente de l’étouffer (mais il chante), nous en venons aux bras, corps, terre, il a toujours le dessus, il chante
j’ai honte pour lui la nuit est noire

Et voilà aussi que je retrouve - ne m’attendant pas du tout à le retrouver là, quoique - Pierre Schlesser, dont les images, dans le film documentaire L’Huile et le fer, m’avaient enchanté l’oeil :

Puisqu’il faut bien
J’avance à pas perdus sous des ombres nomades

Si les auteurs et autrices du catalogue, comme Henri Alain et Augustin de Meeûs, sont des nomades, s’ils ont parfois (souvent) partie liée à Bruxelles et à la Belgique, ils ont aussi une caractéristique essentielle : l’écriture poétique, chez eux, est connexe d’une autre pratique - ils travaillent et/ou écrivent pour le théâtre, le cinéma (le précité Pierre Schlesser, ou encore Guy Marc Hinant), écrivent par ailleurs des romans ou des essais, sont comédiens (ou comédienne, je songe, notamment, à Julia Lepère), photographes (Serge Delaive, dont je découvre la Suite irlandaise en 14 stations), ou encore traducteurs. Ils sont experts en déplacements, pas de côtés, actifs à bouger les lignes et à avancer.

Bref, si la poésie réside dans l’angle mort, dans les angles morts, la voici bien en vue, et bien vivante.

En outre, parce que les livres sont au cœur (carburant et comburant) du mouvement, de la marche (introspective autant que prospective), de la découverte et l’accueil d’un ailleurs, rien que de très normal si Angle mort éditions développe une collection en petit format. Ainsi, La collection 11h18 propose des petits livres « à glisser dans la poche », nous explique-on, des recueils de poèmes, des nouvelles, « des traductions et des formes que nous ignorons encore et sommes pressés de découvrir », annoncent les éditeurs.
Mais de ces ouvrages, je parlerai plus tard, à l’occasion d’une autre rubrique : car il faut que je les lise !


Bookmark and Share


1 Message

  • Angle mort éditions Le 21 octobre à 12:13, par Jacques Lèbre

    Rappeler que « L’Angle mort » est un titre de Pierre-Albert Jourdan, publié aux éditions Unes en 1984, repris dans « Les Sandales de paille » avec une préface d’Yves Bonnefoy (Mercure de France, 1987).

    Répondre à ce message

Réagir | Commenter

spip 3 inside | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 Terre à ciel 2005-2013 | Textes & photos © Tous droits réservés