Fragments pour les fantômes
(extraits)
La maison abrite de grands et de petits blessés. Certains blessés de n’avoir pas été assez aimés, d’autres de l’avoir été trop, ou pas comme ils l’auraient voulu. Quelques-uns meurtris rien qu’à la vue de la blessure des autres. Il y a des fractures qui clouent, d’autres avec lesquelles on peut marcher. Au soir la pluie d’été vient battre doucement contre les volets clos, et coule toute la nuit avec un tintement de rivière. Au matin la terre du jardin est lavée, retournée, les pétales des fleurs dégorgent des perles d’eau. Midi sonne, les valides et les fracturés s’assoient à la même table. Et partagent un plat odorant à l’ombre d’un platane.
Ne pas s’appuyer sur le lavabo, il est descellé. Un peu trop de poids et tout, la maison, le jardin, ce monde immobile de l’été, s’effondrerait dans un grand fracas de faïence. Comment un si petit corps peut-il utiliser autant d’eau pour se laver, interroge la grand-mère ? Le petit corps verrouille les deux portes à double tour, ferme les rideaux, s’effraie de devoir se dénuder sous le voyeurisme du jour. Les pieds répugnent à se poser sur le fond blanc cassé de la baignoire, que lézardent toujours quelques cheveux. À l’infini, les miroirs en angle diffractent les visages essayés l’un après l’autre, dessinés à l’aide de fards aux parfums tapageurs. Cils, lèvres, nez, joues, front – chaque élément est scruté à l’aune du rêve de soi. Peut-on se risquer dans le monde avec ce profil-là ?
Nous percevons l’éclat d’étoiles disparues depuis des millénaires. Elles brilleront encore longtemps pour nous alors qu’elles n’existent plus. Se peut-il que le rayonnement de nos vies parvienne de même, longtemps après notre mort, à de distantes galaxies ? En physique, le temps n’est qu’une variable relative à l’observateur. Peut-être notre enfance se déroule-t-elle encore et encore dans les replis de l’espace-temps. Peut-être est-il une sphère où tu passes toujours ton aspirateur mécanique dans le couloir, après le repas, en sifflotant. Une pliure du multivers où tu réponds au téléphone, sarcles tes parterres. Arroses tes pensées dans le soir qui se tamise. Un spectacle de photons hors de la pesanteur de la matière. Ce serait cela, les fantômes. La longue errance de la lumière, par-delà l’extinction des organes.
De tout l’été, elle n’attendait que ceci. Que la canicule mûrisse assez, jusqu’à ce que le ciel couleur d’ecchymose se rompe au-dessus de la maison, libérant son fracas diluvien. Séisme de la beauté à son origine. Et la permission de se relever juste avant l’apogée de la nuit, pour placer des seaux sous les multiples cicatrices du toit. Surtout, feindre l’air inquiet et affairé des adultes. La maison prend l’eau comme un vaisseau éreinté, mais la petite fille n’est pas encore sensible au naufrage. Pour l’heure, seule importe cette extase, cette liberté qui ruisselle par tous les pores de la nuit.
Enfant, tu n’as connu qu’une seule saison. Une saison accordée sur l’éternité. Et puis les maîtres du domaine ont fané – imperceptiblement d’abord, très vite ensuite – et sont rentrés dans la terre. Alors, un de ces matins lavés d’orage, un écriteau a poussé sur la barrière. À Vendre. Et la terre a tremblé. Mais nul ne l’a entendu, sauf peut-être l’originaire en toi.
Je suis venue trop tard. Celle à qui je voulais dire adieu n’est plus là. Je ne connais pas ce corps d’enfant chenu, ce visage de cire. Ta mort qui patiente dans la pièce ne pue pas, ne cogne pas. Ils l’ont bien emmaillottée. Rien ne sent ici, rien n’a d’angles. Pas même la lumière famélique. Les murs n’ont pas de consistance. Je ne suis pas vraiment là, dans cette chambre nue, interchangeable, où l’on t’a portée, toute petite gisante nimbée dans la gaze, prête à se briser. Tu parles encore de ta sortie, de ton retour. Dans combien de temps demandes-tu, combien de jours. Nous t’écoutons, crucifiés silencieux, sans pouvoir te dire que ta bouche est déjà pleine de terre.
La gangrène de ta jambe a gagné la maison. Les oiseaux qui venaient sur la pierre chaude ont séché sur les arbres sans feuilles, organes mangés par la nécrose. Les chambres ne crient pas lorsqu’on les ampute de leurs armoires, lits ou miroirs. Le rite veut qu’on arrache l’inutile, l’encombrant, lorsque le navire perd son maître. Tout bas tu passes dans le jardin de derrière, cigarette fredonnant le long du fil à linge, main rhumatique courbée sur les épingles. Tu poses ta cuvette mais la mauvaise herbe a envahi les graviers. Il n’y a plus d’allées, plus de parterres. L’herbe s’avance vers la maison, lèche le perron comme une marée sourde, comme une vermine. Ainsi dans les contes périclitent les royaumes, lorsque meurent les Reines.
Dans le salon, le repas est dressé sur l’immense table de bois massif. On a sorti l’argenterie, les belles assiettes, comme pour un jour de fête. Les cousins les oncles sont là, les verres sont pleins, les couverts tintent, la cuisine s’enfièvre d’odeurs et de fumées. Nous rions, nous parlons fort, pourtant nos voix ne te réveillent pas. Tu dors dans ta chambre au fond de la maison, fenêtres blotties contre les feuillages. Tu dors à côté de ton grand lit vide, dans cette boîte où l’on va t’emporter, ta main aux courbes fantastiques encore ornée de nombreuses bagues. Tu dors, sous l’épais maquillage qui tente de cacher les fissures et les taches de ta peau de cire, qu’ils n’ont pas pu réparer.
En août, tout cesse de finir. On pourrait croire que rien, jamais, n’a changé. Ceux qui restent, le lit désarticulé, la maie de bois sombre, se font face sans rien dire. Pas un souffle n’effleure les monnaies du pape. La lampe, le pupitre, le tableau sans grâce au mur : rien ne tremble. Insensiblement monte le crépuscule, vient lécher les bords jaunis de l’abat-jour qui seul surnage au milieu de la marée d’obscur. C’est l’heure où l’enfant revient s’asseoir devant le piano toujours mutique, face aux partitions sibyllines. Joue avec les volants de sa robe fuchsia, balance ses jambes qui ne touchent pas le sol. Elle sait déjà, confusément, que les morts dans la terre ne dorment pas. Ils rêvent.
Hors saison, tout tient encore. La maison s’est recroquevillée dans la main de l’hiver. Elle n’avait encore jamais paru si petite, si friable. Elle qui respire si amplement en été. Tu apparais toujours à la même heure, dans le fauteuil capitonné mangé de poussière. Ta main sinueuse se crispe sur la télécommande, tes yeux clignotent au rythme des images sur l’écran. Aucun son ne sort de tes lèvres transies. La télévision est un feu qui ne réchauffe pas. Mais je sais que la souffrance ne te concerne plus. Les ombres peu à peu s’allongent, te recouvrent. Ton parfum toujours un peu criard retombe dans la cendre du soir. Dehors, les arbres aux doigts osseux s’avancent dangereusement.
Entretien avec Clara Regy
Nous commencerons par une question toute simple à priori, qui sera ainsi posée à tous Les Anges de ce mois de novembre. Deux questions, en fait...
Depuis quand écrivez-vous, et pourquoi partager « ses » écrits ?
J’écris depuis la fin de l’adolescence, âge auquel j’ai rencontré pour la première fois l’œuvre de Georg Trakl dans la bibliothèque familiale, qui a été une véritable déflagration. Je me suis alors plongée dans l’œuvre de nombreux autres poètes – principalement du XIXème à l’époque − et l’écriture est venue comme une évidence. L’envie d’être lue était déjà là, sans que je l’interroge à l’époque. Cette question du partage demande toutefois à être examinée. Elle peut être le lieu de l’égo, d’une quête de légitimité. Quête qui peut sembler bien vaine dès que l’on songe à la masse d’écrits que notre monde produit chaque jour, et à l’impossibilité pour quiconque d’embrasser toutes ces expressions individuelles. Je pourrais sans doute continuer à écrire même si je n’avais aucun lecteur, par nécessité intérieure. Néanmoins, je crois que se risquer à être lu donne un surcroît de sens à l’écriture, entre autres parce que je suis de plus en plus convaincue qu’il n’existe pas de poème réellement achevé. Le poème est une tentative qui continue sa croissance dans la rencontre avec un lecteur, un auditeur, et dont chaque lecture à haute voix donne une interprétation unique dans le moment.
Vous avez proposé de nombreuses pistes lors de notre premier échange et j’aimerais que l’on s’arrête sur « la beauté » et « la contemplation », peut-être justement parce que ce sont des mots que l’on n’ose plus vraiment employer... comme vous le soulignez. Pouvez-vous nous dire ce qu’ils évoquent pour vous ? Peut-on les lier à ces thèmes : « temps, mort, mémoire » importants aussi dans votre poésie ?
Parler de beauté dans l’état actuel du monde peut sembler scandaleux, comme le formule parmi d’autres François Cheng. En art, cette préoccupation est d’ailleurs souvent taxée de « dix-neuviémiste ». Cette dernière conception me semble proprement mutilante : en tant que désir, élan, nourriture, la beauté procède à mon sens d’une aspiration humaine archétypale. Précisément parce que notre société est inféodée à l’efficacité économique et technicienne, qui piétine cette dimension que je crois universelle, nous avons plus que jamais besoin de l’expérience du beau pour nous restaurer. Sans elle, comment (re)trouver l’indispensable acquiescement au monde ? Dans cette ère de l’urgence, de l’affairement perpétuel et futile, trouver en soi un espace pour la contemplation est une forme de résistance. Être réceptif au surgissement du beau, le rechercher, c’est ne pas être complètement identifié au Simulacre, pour reprendre le terme du manifeste de Recours au Poème. Pour autant, il faut se demander ce que l’on entend par beauté. Je me méfie de l’allégorie du célèbre poème de Baudelaire, ce « rêve de pierre » qui « hai[t] le mouvement qui déplace les lignes ». La beauté a pour moi fondamentalement à voir avec l’émotion d’être vivant, de se sentir relié à l’univers et infiniment dépassé par son mystère. Elle inclut la fragilité, l’inachèvement. Elle s’ancre dans une vérité humaine avec ses aspérités, et c’est par cette exigence qu’elle nous bouleverse, loin de toute perfection inflexible ou d’une conception ornementale. Je pense que notre faim de beauté est consubstantielle au tragique de l’existence, à notre finitude. J’aime particulièrement l’injonction de Nietzsche à aimer la vie dans tous ses aspects, même les plus effroyables. Si nous parvenons à voir ou insuffler de la beauté jusque dans ce que nous redoutons le plus, qu’il s’agisse de la mort, du temps qui nous dévore, de l’inévitable déchéance du corps, alors nous touchons du doigt cette adhésion sans réserve. La mémoire est une voie possible de cette transfiguration, par la recomposition qu’elle opère.
Poésie et musique, puisque que vous êtes à la fois chanteuse et musicienne. Je vous laisse le soin d’en parler à votre guise...
Ce sont deux domaines à la fois intimement liés et bien différents à mes yeux. Je ressens la poésie comme un chant intérieur, avec ses rythmes et ses silences, et j’ai un rapport très sensoriel et sonore aux mots. Quant à la musique, elle est pour moi une forme de poésie, mais qui a son langage propre, lequel n’a nul besoin des mots. Par la mélodie, le timbre, le rythme, la musique a le pouvoir de nous toucher dans un en-deçà des mots, dans un espace originaire. C’est en cela qu’elle est poésie. C’est pourquoi nous pouvons être ému par un chant dont nous ne comprenons pas la langue, et bien sûr par la musique instrumentale. De ce fait, nombre de mises en musique de poèmes me laissent perplexe : l’expressivité musicale elle-même m’y semble trop souvent s’étioler pour permettre aux mots d’occuper le premier plan. L’ambitus vocal peut ainsi être réduit pour que le texte reste intelligible. J’aime au contraire les envolées mélodiques, quitte à ne pas comprendre toutes les paroles à l’écoute. De façon générale, je trouve que la musique perd de son envoûtement lorsque les mots captent trop l’attention. C’est l’une des raisons – outre la musicalité naturelle de l’accent tonique − pour lesquelles je préfère chanter en anglais ou en allemand, mes langues de travail de traductrice, ou même occasionnellement dans une langue que je ne parle pas.
Cela étant, j’ai découvert ces dernières années des artistes qui m’ont montré la voie d’une véritable « poésie musicale », avec des textes d’une grande force poétique accordés à une musique qui ne sacrifie en rien sa propre puissance d’évocation. C’est une conjonction à laquelle j’aspire, mais qui impliquerait que j’acquiers des compétences que je n’ai pas pour le moment en termes de composition instrumentale, d’arrangement ou encore de mixage.
Vos sources d’inspiration, auteurs, musiciens cela nous permettra de vous connaître davantage.
En littérature, ma sensibilité a été grandement façonnée par les romanciers américains comme Steinbeck et Faulkner. Parmi les poètes, Georg Trakl, mentionné plus haut, reste pour moi indépassable. Je pense que ses vers m’accompagneront jusqu’à mon dernier souffle. Schéhadé est aussi une voix qui m’a intimement touchée. Plus proche de nous, je citerais notamment Philippe Jacottet, Jean-Yves Masson, Philippe Delaveau, Lydia Padellec, et mes condisciples du « Lieu improbable », en particulier Alena Meas et Anne-Cécile Causse. L’art poétique japonais et chinois est une autre source. Concernant les musiciens, l’énumération serait trop longue, je me contente donc de nommer les découvertes que j’évoquais plus haut : Emily Jane White, Agnes Obel et Marissa Nadler. Trois artistes qui mêlent mélancolie, étrangeté et onirisme, et parviennent à faire sonner des mots denses sans affadir leur musique.
Au-delà de tout ça, il y a la vie, et en particulier ma vie de mère. L’enfant est un maître pour ce qui est d’habiter le monde en poète.
Et enfin, ce petit « jeu » si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?
Exercice difficile, je me risque à cette réponse provisoire : vérité – recueillement – mystère
Fascinée depuis toujours par les visages contrastés de l’humain, Anne-Emmanuelle Fournier a étudié l’anthropologie puis la traduction, et travaille aujourd’hui principalement comme traductrice et interprète. Entre recueillement devant l’ici-bas et conscience parfois térébrante du mystère, son écriture cherche à allier le dépouillement de la poésie orientale à l’onirisme et à l’étrange. Elle a notamment publié Enfance de la lumière aux éditions Encres vives (2015) et La Part d’errance aux éditions Unicité (2021), ainsi que des poèmes dans plusieurs revues (Les Carnets d’Eucharis, À Verse, Recours au poème, Internazionale, Verso, Mange-Monde, Comme en poésie, Florilège…). La musique tient en outre une place essentielle dans sa vie. Elle est chanteuse, mélodiste et parolière dans le groupe Unseelie et s’accompagne à la harpe dans un projet musical personnel.
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