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Anne Mortal, « Un fracas sans bruit », par Patricia Cottron-Daubigné

vendredi 1er décembre 2023, par Cécile Guivarch

Anne Mortal, Un fracas sans bruit avec des encres de Krochka, aux éditions Jacques Brémond, 2023, par Patricia Cottron-Daubigné

C’est d’abord le chant d’un oiseau qui arrête le lecteur, interpelle et séduit. Deux notes auxquelles s’applique l’oiselet, deux notes, un oiselet,
« cri si plein dans sa gorge, corps tout ébranlé »
Deux notes à quoi s’applique aussi peut-être la poète, qui répète, module dans ce livre et dans d’autres, ces deux notes et ce corps ébranlé. « face à la montagne ».
« Tout le corps se contracte, éjecte la boule d’air informe, se détend, reprend plume. »

Dans les pages qui suivent, on le sent d’emblée, à quelque chose qui se tend dans l’écriture, c’est de la montagne dont il va s’agir, celle des marcheurs haut, où la vie se risque, où la vie peut se perdre, roc insaisissable et toujours tentant, en avant de l’humain.
« Massif infiniment lourd, resserré jusqu’à monter encore, et attirant de toute sa masse. Où le soleil est si pénétrant, la roche si délitée, l’air si fin, que nous n’y habiterons pas – que nous n’y respirons presque pas- où nous posons à peine un pied instable. »
Car très vite malgré la sieste nourricière dans la nature complice, la sérénité se déstabilise, l’orage, les animaux qui fuient, les couleurs comme des signes, les vautours, tout nous mène à l’accident :
« Une cordée vient d’être emportée(...). Arrachée au sol, arrachée à ses lointains, la cordée s’est abîmée ».
Celle de la narratrice attend que les corps soient emportés pour passer.
« nous nous asseyons sans innocence ».
Anne Mortal trouve une manière très ferme de distancier l’événement, et en même temps de le rendre très présent, obsessionnel même, grâce à des phrases pesées, mesurées, sans pathos et grâce à des fragments, des éclats de poèmes. Elle dit les pas en montagne, la fragilité possible, ce qui roule sous les pieds et dans le regard,
« un seul rocher » comme une litanie, le relief « en éclats », « accueillant le jour, recueillant les morts ».
Quelque chose en soi se fissure des certitudes, la petitesse de l’individu devient une évidence oubliée, la mort est une possibilité insistante.
« Une lézarde dans la confiance en la réalité »
La suite du livre parcourt des moments de l’été de la narratrice, dont, dans une première lecture on se demande comment elle peut les mettre dans un même récit. Découverte touristique de Staglieno et son cimetière, ou bien Paris au mois d’août, passages que l’on prend plaisir à lire tant est aigu le regard de la narratrice, tant elle sait écrire l’intensité des sensations :
« le sol n’a plus d’air sur ce dernier plat d’avant la mer. Ce n’est pas une chaleur qui consume : on respire mais la chaleur gratte, tout en entourant comme une irritation ulcérante ».
Le livre refermé, on se rend compte de l’efficacité de l’ensemble :
« Les émotions certes risquent bien de se défraîchir à force d’être ressassées, ou le pittoresque prévaloir sur la scène. Mais comme pour le passage crucial d’une falaise, il y a une prise juste. Simplement elle est le plus souvent- à côté, ou peu lisible. »
Et ce qui n’est pas dit revient toujours sous d’autres formes, est là dans le texte l’orage, le pull, la thermos, la couverture, objets innocents qui pourtant renvoient au drame.
« la chose éclatante : rouge
ou orange vif
N’être qu’un point de passage
dans la chose éclatante »

Tout le livre est capté par l’accident qui a eu lieu en montagne, indicible, irregardable, « l’innommé du jour ». Il reste longtemps dans l’esprit du lecteur, qui se trouve déstabilisé, comme atteint par l’événement.
« le casque. Le bout de casque déchiqueté : orange vif, maculé de beaucoup de sang »

Patricia Cottron-Daubigné


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