« Vraie Lumière,/ Celle qui jaillit de la Nuit ; / Et vraie Nuit,/ Celle d’où jaillit la
Lumière. » (François Cheng, La vraie gloire est ici). Comme Novalis, François
Cheng n’ignore pas que la Nuit est bien plus qu’une réalité physique, relative au
mouvement des astres, ou constitutive de l’espace profond, selon l’orientation et l’amplitude de notre regard. La Nuit, comme l’indique la majuscule, est une puissance, une valeur, une image fondamentale et une expérience spirituelle. Comme pour Platon, il existe également deux lumières, celle du soleil sensible qui brûle au centre de la célèbre caverne au livre VII de La République, celle du soleil idéal, essence du vrai, qui se découvre à l’extérieur. Mais ici, la vraie Lumière, loin de s’opposer aux ténèbres, s’échange avec la Nuit, dans une relation de jaillissement réciproque qui font de chacune le seuil de l’autre. La Lumière n’est donc pas seulement une clarté rationnelle, toute sèche et pure, mais une présence matricielle où se joue l’initiation de l’âme aux plus profonds mystères. Il est significatif que ce poème appartienne à Lumières de nuit, seconde partie de La vraie gloire est ici. François Cheng développe d’ailleurs cette intuition de manière encore plus nette dans le poème suivant : « Nuit mère des lumières, en son sein Lumière est. ». Si la Nuit contient les lumières, elle est donc principe de vie et secrètement Lumière, dans un double enlacement cosmique et ontologique. En donnant l’existence, elle offre les lumières de la conscience et de la perception à l’âme des vivants fragiles que nous sommes : « Déjà sang, déjà lait,/ Déjà chair déchirée », poursuit en effet le poème. Et en cela, elle ouvre l’âme qui habite cette conscience à un autre double enlacement : « Déjà voie de tendresse,/ Déjà voie de douleur// Déjà prête à mourir,/ Mais toujours renaissante,// Déjà ultime sursaut,/ Mais toujours premier jet ».
La Nuit n’est pas néant. La Lumière y établit son être et en est même l’être vrai par excellence. Ainsi, au plan humain, l’inévitable expérience de la tendresse et de la douleur ne désigne-t-elle pas les termes d’une contradiction, mais les deux lobes d’une même révélation qu’il faut appréhender par le lent cheminement de vivre. L’une n’exclut pas l’autre : elle est avec elle, en Nuit et en Lumière, si bien que, de toute éternité, la vocation de l’existence, avant même que n’en jaillissent les lumières, est la mort, « mais toujours renaissante ». C’est pourquoi, dans Suite Orphique, François Cheng écrit : « Vous êtes tous en moi, vous mes morts plus vivants que jamais,/ En moi vos douleurs consumées, vos désirs inaccomplis./ Nous nous prolongeons en longs échanges/ou en impromptus ; / La Vie Totale poursuit ainsi sa passion continue. » Ici la ligne de vie individuelle, s’allie à celle des morts. Il y a pour François Cheng un « devoir mourir » qui ne relève pas tant du destin de « l’être pour la mort » heideggérien, que d’un exercice spirituel nous initiant à la Lumière. C’est en cela que les morts, même en leur finitude antérieure d’anciens vivants ont, selon la première des Cinq Méditations sur la mort « beaucoup à nous dire ». Non seulement, la mort donne à chaque être sa plénitude lumineuse, mais, contrairement à ce qu’on pourrait croire, elle relie aussi les vivants et les défunts de façon aussi subtile que mystérieuse : « La mort ne nous sépare point de nos morts, elle nous renvoie à leur transformation. Entrons en échange avec eux. » Dès lors, l’expérience orphique change de sens, d’où le tire du livre, à la fois musical et promesse d’une continuité du mythe d’Orphée en des variations nouvelles. Au lieu de faire l’épreuve du retour aussitôt changé en perte, « Nous sortirons de l’errance ; / tout n’est que retrouvailles./ Au bout des allées : mésanges ! / et le long des étangs : cailles ! » Les oiseaux ne sont plus charmés par la déploration, ils répondent par la liesse à la liesse, ouvrent de leurs chants les espaces apaisés d’un royaume qui n’est plus de mort mais d’outre-vie. La mort est métamorphose inverse d’elle-même, tout comme l’être de la Nuit est Lumière : « La mort n’efface rien ; Orphée persistera/ À se retourner, tirant de l’ombre l’aimée. Le Vide-médian tournera le tout en chant,/ Et le corps déchiré en souffle résonnant. »
Ce souffle n’est donc pas le dernier, mais un retour par la transformation. Il faut en effet que le corps soit ouvert, même au prix de la souffrance vive, au double sens de cet épithète, pour qu’à l’instar de la Lumière jaillissant de la Nuit, le souffle libéré rejoigne sa pure substance sonore, vibration essentielle en accord avec l’essence de l’univers. L’un des poèmes de La vraie gloire d’ici le dit encore par une autre formulation : « Ici la gloire ? Oui, c’est ici/ Que, damnés, nous avons appris/ À nous sauver par le chant – Aum/ Qui nous conduit au vrai royaume. » Le souffle est chant, son fondamental de l’Un élevant l’âme au-delà de son immédiate condition terrestre. Selon François Cheng, en cette vie comme après, l’âme est une harmonique du « Aum », sa résonance en elle et à travers elle qui retourne à lui. Il n’est pour cette raison pas étonnant que le premier poème d’Au Divin, troisième et dernière partie de la Suite Orphique, soit de nouveau : « Vraie Lumière,/ Celle qui jaillit de la Nuit ; / Et vraie Nuit,/ Celle d’où jaillit la Lumière. » D’un livre à l’autre, la distribution textuelle ne change que pour mieux souligner l’importance de ce quatrain. Au lieu d’être suivi du poème matriciel de La vraie gloire est ici, un autre poème lui succède désormais, qui va en sens inverse du premier : « Les désirs que nous portons en nous/ Ne sont-ils bien plus grands que nous ? / Si grands qu’ils rejoignent l’originel/ Désir par quoi la Lumière fut. » Au lieu de la descente dans la vie tendre et souffrante, nous allons désormais du désir à l’originel, loin au-delà de l’origine particulière de chacun qui n’en est qu’une déclinaison. Ce n’est pas une opposition qui commande ce changement, mais une réciprocité. Là encore, les deux lobes de l’être, à la fois Yin et Yang, s’associent et s’enroulent l’un à l’autre, à distance de deux livres frères.
L’existence entière participe de cet élan, non pas seulement celle de l’homme, mais toute vie active, toute réalité au-delà des déterminations étroitement biologiques, dans la mesure où, selon la pensée chinoise dont François Cheng retient les intuitions précieuses, le mouvement vital est énergie et souffle où « toute mort se mue en renaissance » (Cinq Méditations sur la mort). En témoigne par exemple ce sobre poème extrait d’À l’orient de tout : « Nuit ici/ Aube ici// Ombre du bois/ Fendant la pierre/ incandescente// Désir d’atteinte/ Hors ». Parallèlement aux lois physiques qui en décrivent les contours rationnels, le cosmos se définit par cette manifestation d’être, sans cesse animée de transcendance, qui à tous les niveaux déploie le même principe de jaillissement. La tâche du poète est d’en épouser le dynamisme et d’en tracer l’épure dans son œuvre, en tenant compte des polarités adverses qui s’y enveloppent mutuellement. Comme l’écrit François Cheng : « L’artiste se doit donc de se situer, plus que d’autres, au cœur du Double-Royaume. Il y capte l’instant où l’aurore brise les ténèbres de la nuit, sans négliger celui où le dernier rayon s’efface derrière les montagnes. Il exalte la nature en pleine floraison, sans ignorer l’hiver toujours présent dans les branches, qui gardent en mémoire le temps où elles étaient transies, dépouillées de leurs feuilles. Il célèbre le fait de vivre ici et maintenant, tout en re-suscitant ce qui semblait perdu. Ce faisant, le créateur se met dans la posture du Créateur qui, rappelons-le, à partir du Rien fait advenir le Tout. Ainsi, la voie artistique, en sa plus haute dimension, relie l’humain au divin. » (Cinq Méditations sur la mort).
Toutefois, cette quête n’exclut nullement le hiatus et le chaos. Même la plus haute exigence de beauté expérimente le face à face avec « la décomposition et la mort ». Quoique cette confrontation donne parfois lieu à de complaisantes formes de nihilisme, elle peut aussi bien nous inviter à une méditation sur les tensions les plus absolues qui se puissent vivre, entre l’horreur de la corruption et le miracle de la beauté. François Cheng mentionne bien sûr Une charogne de Baudelaire, mais aussi Zhuang-zi qui célèbre « le pouvoir magique de la nature qui ne cesse de transmuer le pourri en merveille. » (Cinq Méditations sur la mort). Car le processus circule dans les deux sens. La même foudre traverse et métamorphose, ainsi que l’affirme cet autre poème d’À l’orient de tout : « D’un instant à l’autre,/ L’éclair va passer,/ La foudre va passer,/ La campagne est pleine/ De frayeur, d’attente./ Une tourterelle rappelle// Les anciens oracles. » Que ce soit dans l’amour ou la douleur, quelque chose de plus grand, de terrible et de solennel, exerce son pouvoir de fulgurance, détruit et recompose, ne cesse de réduire à l’état élémentaire et d’ouvrir à plus grand que soi tout ce qu’il affecte et emporte : « Nuits de chairs confrontées/ Nuits de sangs confondus// Nous aurons bu ta flamme/ Jusqu’à brûler notre ombre// À rompre enfin le cri. » (À l’orient de tout). Pareille aventure dépasse toute anecdote. Le « nous » n’est pas seulement celui de deux amants, mais de tout être. La descente dans les affres charnelles conduit alors tout naturellement à l’exploration des substances originelles et aux innombrables formes qui en ont jailli, pour reprendre ce verbe cher à François Cheng, en ce qu’il exprime d’un trait instantané le mystère de l’être. Initialement signe amoureux, la caresse se fait expérience des temps géologiques les plus anciens et de l’élan vital qui en est issu : « Caresser l’obscur/ S’enfoncer dans la nostalgie/ du marais/ Retrouver l’instant/ Où les poissons ensevelis/ Se redéploient/ En milans/ en effraies/ Dans l’odeur des vagues figées » (À l’orient de tout).
Réciproquement, le fragile et provisoire piéton du temps en appelle à la fraternité de la pierre, dans un exercice de méditation attestant à la fois de la brièveté de la vie, de ses énergies nodales et de l’intemporel qui finit toujours par se joindre l’immémorial : « Viens te lover dans ma main, galet,/ Tiens un instant compagnie/ À l’anonyme passant. Toi, le pain cuit/ Au feu originel, nourris ce passant/ De ta force tenace, de ta tendresse/ Lisse au bord de l’océan/ Sans borne où tout vivant se découvre vétille… » (La vraie gloire est ici). La même intuition reparaît dans un autre poème du même livre, poème explicitement dédié « À la pierre » : « Nous ne faisons que passer,/ Tu nous apprends la patience,// D’être toujours le témoin/ De l’univers à son aube,// D’être l’élan du Souffle même,/ Soutien sans faille des vivants,// Toujours présence renouvelante/ Entre lave et granits,// N’espérant si fleurs, ni feuille,/ Ni fruit de la luxuriance,// Tu tiens le nœud des racines/ Contre tous les ouragans. » (La vraie gloire est ici). Au lieu d’être tombale, la pierre est principe d’éveil, rappel de l’origine sans cesse reprise, socle où se nouent les existences, source d’enseignement moral et métaphysique. Avec elle, selon la tradition chinoise qui la considère volontiers à l’égal des plus grands chefs d’œuvre, comme le souligne Roger Caillois dans un admirable petit livre intitulé Pierres, l’âme s’initie à l’essentiel selon la tendresse, de la même façon que les méditants s’adonnent à la contemplation d’un simple rocher jusqu’à se vivre en lui.
Cependant, François Cheng n’ignore pas que la beauté ne cesse de se heurter au mal qui la contredit et qu’il faut donc affronter, sous peine de diminuer le sens et la légitimité de cette beauté attaquée en ses fondements. C’est par cette confrontation que s’ouvrent les Cinq Méditations sur la beauté : « Je suis persuadé que nous avons pour tache urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les extrémités de l’univers vivant : d’un côté le mal ; de l’autre la beauté. Le mal, on sait ce que c’est, surtout celui que l’homme inflige à l’homme. Du fait de son intelligence et de sa liberté, quand l’homme s’enfonce dans la haine et la cruauté, il peut creuser des abîmes pour ainsi dire sans fond, ce qu’aucune bête, même la plus féroce, ne parvient à faire. Il y a là un mystère qui hante notre conscience, y creusant une blessure apparemment inguérissable. La beauté, on sait aussi ce que c’est. Pour peu qu’on y songe cependant, on ne manque pas d’être frappé d’étonnement : l’univers n’est pas obligé d’être beau, et pourtant il est beau. (…) Que signifie l’existence de la beauté pour notre propre existence ? En en face du mal, que signifie la phrase de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde » ? Le mal, la beauté, ce sont là les deux défis que nous devons relever. Ne nous échappe pas le fait que mal et beauté ne se situent pas seulement aux antipodes : ils sont parfois imbriqués. » La réponse à cette question sera donnée par la suite : il n’est de vraie beauté si le mal la corrompt, comme c’est souvent le cas lorsqu’elle tourne « en instrument de tromperie, de domination ou de mort » (Cinq Méditations sur la beauté). Or, cette beauté, loin d’être un dérivatif du mal éclaire celui-ci en en donnant par contraste la vraie mesure. Dès lors, la beauté n’est pas incompatible avec la réalité du mal car elle nous invite à le voir tel qu’il est, à le défier et le surmonter d’un accomplissement plus vaste que les désirs de revanche cruelle ou les refus nihilistes qu’il pourrait éveiller en nous. Pour cela, il faut d’abord admettre que le mal n’est pas une abstraction philosophique, mais habite bel et bien le cœur de l’homme : « Nous sommes des violents, des violeurs,/ Bourreaux, tortionnaires, exterminateurs,/ Fiers de l’être, pourtant jamais assouvis ?/ Dévastant tout sur notre passage,/ Si bref passage sur la planète offerte. » (La vraie gloire est ici).
Le mal appartient donc à notre être aussi sûrement que nos désirs et nos angoisses dont il est souvent la conséquence négative. Il ravage jusqu’à la planète impuissante à lui résister. Pourtant, la réponse est déjà dans cette image : la planète est offerte. Nous avons beau saccager comme des pillards acharnés qui sont aussi des violeurs forçant la tendre chair de la nature, cette offrande est déjà plus haute que toutes nos destructions. La planète, malgré le mal que nous déchaînons tout autour de nous, demeure cet irrécusable don qui continue de s’adresser à l’âme, même aux pires moments de notre volontaire aveuglement. Nous avons beau joncher la terre « de corps démembrés, éventrés », le silence du monde n’est pas celui d’un désert insensé : « La terre/ (…) est muette de stupeur ; l’univers entier se tait. » car, selon François Cheng, ce silence est habité, il est âme, réponse de l’âme à l’homme qui prétend nier la sienne en faisant souffrir les vivants . Mais il est une chose qu’il ne peut empêcher : le retour de l’innocence, au milieu même des massacres, retrouvant le chemin perdu, comme à la fin de ce même poème : « Un bébé en pleurs, sur le sein de sa mère,/ Jette l’unique regard de frayeur et d’innocence/ Vers le ciel ouvert où/ Apparaissent les premières étoiles. » La contemplation soudaine, involontaire et absolue du ciel étoilé, même dans les affres du sang versé, relance alors la possibilité de la beauté dont nous comprenons qu’elle n’est nullement simple spectacle superficiel, mais s’adresse au contraire à notre vocation la plus profonde, là où le noyau de l’âme continue d’être, en dépit des amas de chair martyrisée. L’athée qu’était Robert Antelme a lui aussi connu cette infinie stupeur qui relève physiquement et moralement celui qu’elle envahit. Dans un passage de L’Espèce humaine, il raconte en effet, comment, venu aux infectes latrines en plein air du camp par une nuit d’hiver, il lève soudain la tête et voit au-dessus de lui la voûte étoilée, comprenant intuitivement que cette fascination suffit à affirmer qu’il est un homme. Rien de ce que peuvent tenter les bourreaux nazis ne saurait annuler cette essentielle réalité. Pourtant, Robert Antelme, contrairement à François Cheng, ne déploie nulle spiritualité, même a posteriori, lorsque revisitant cette expérience il la relate dans son livre. Elle est donc d’autant plus exemplaire.
Le regard du bébé de La vraie gloire est ici, signifie doublement le retour du seuil : celui de la naissance, celui de la Nuit qui nous reconduit à la grande Lumière secrète dont elle est tissée. La beauté retrouvée, ici et au-delà, tend un fil qui nous relie. Elle nous parle suffisamment par le moyen de son énigme, pour que nous levions le regard, cet autre seuil, et entrions dans l’infini sa présence : « Au bout de la nuit, un seuil éclairé/ Nous attire encore vers son doux mystère./ Les grillons chantant l’éternel été,/ Quelque part la vie vécue reste entière. » (Enfin le royaume).