F.S.R : Chère Françoise, pour amorcer la deuxième partie de ces développements « Autour du feu », et afin de nous amener à varier les approches, j’ai pensé donner à nos échanges une impulsion (un support et un élan) tout autre. Celle-ci m’est venue en découvrant tantôt l’exposition « Paul Klee, entre-mondes », au LaM (Villeneuve d’Ascq). Dans la dernière salle, derrière sa paroi de verre, se tenait « Le Poète couronné ».
Entre 1919 et 1925, pour amuser son fils Félix, Paul Klee a réalisé, avec du plâtre, des boutons, des osselets, des coquilles de noix, et, pour les habiller, des cotonnades, du velours, du cuir, de la peau de lapin, une cinquantaine de marionnettes. À ce jour, il en subsiste une trentaine. Parmi elles, « Monsieur le Mort », « Le Diable », « Spectre électrique », « Fantôme noir », « L’Esprit de la boite d’allumettes », et le fameux « Poète couronné » que Klee créa en 1919 à base de plâtre, de métal, de gaze et de ruban.
S’inspirant du Théâtre de Guignol, dont l’humour, la parodie, la dérision ne devaient pas manquer de le séduire, Klee, déjà sensible aux masques et aux figures clownesques, élargit son répertoire d’images, et investit autrement le monde des apparences. Voir surgir, parmi cette véritable comédie humaine, le « Poète couronné », n’a rien d’étonnant. Paul Klee est porté à l’irrévérence, et n’hésite pas à pratiquer l’autodérision (« L’Autoportrait » est l’une des figures de ce théâtre de marionnettes) : il lit beaucoup de poésie, volontiers compose lui-même des poèmes, puisque « Écrire et dessiner sont identiques en leur fond » (on se souvient qu’à partir de 1916, il travaille à la transposition graphique de ses textes poétiques).
Cette marionnette lève de nombreuses questions. Évidemment, en 1919, nous n’en sommes plus aux temps où une couronne de lauriers ceignait le front des poètes illustres : une fois définitivement éteintes les scénographies romantiques, l’arbre d’Apollon a perdu sa gloire et son prestige, de même, peut-être, que les chants et les poèmes qu’il était censé célébrer. En France, par exemple, à cette époque, le prix Goncourt (créé en 1903) ne consacrait aucunement les œuvres poétiques, et il a fallu attendre le prix Mallarmé, en 1937, pour que cette négligence soit réparée. Désormais, parallèlement au développement des prix littéraires, les prix de poésie se multiplient, et consacrent poètes et recueils poétiques. Les heureux élus, aussi confidentiellement que temporairement, sans doute y gagnent une forme d’aura. Mais c’en est fini, semble-t-il, des mythologies afférentes à cet être d’exception qu’est le poète.
Le « poète couronné » de Paul Klee, qui rentre dans le personnel d’un théâtre de Guignol, interroge l’autorité symbolique du poète – la précarisation de sa condition et le déclin de sa fonction. Plus de cent ans plus tard, a fortiori, je m’interroge, moi aussi. Qu’est-ce qu’on reconnaît désormais au poète ? De quoi lui est-on redevable ? Qu’est-ce qui le justifie ?
F:D.
Et tout pareil
En plusieurs dessins de Paul Klee
Vu l’autre jour au centre Beaubourg
Rassemblés autour de la notion d’ironie.
Ironie, tendresse,
Et plaisir inquiet
Dans tout ce qu’on brouillonne,
Encore plus dès que paraît
quelque chose :
[...]
Des choses qu’on a jetées
comme inutiles, daux acreries
Qu’a l’aurait dit ma mère
On les a rassemblées dans ce lieu,
Brocante ou gourbi, dépotoirs
Au fond d’un jardin
ou sur le bord d’un chemin
Dès que m’y voilà, mon corps alerté par
Je me demande bien quoi, mon œil,
à l’occasion la main
Y trouvent de l’ordre et de la beauté
Et c’est aussi le cas pour ce petit carnet
Que m’envoie quelqu’un,
dessins de traits suspendus
[...]
Le prendre et le regarder
à la fin c’est l’aimer
Et parier que dedans
se donne aussi la beauté.
La fin du petit livre Et parier que dedans se donne aussi la beauté de James Sacré (éditions Æncrages & Co) me permettra d’entrer dans le vif du sujet, de concert avec un artiste et un poète. La marionnette Le Poète couronné prête à sourire, avec ces feuillages qui, au lieu de lui donner puissance et majesté, semblent pousser directement dans son cerveau de personnage, un peu malingres, un peu tordus, presque sur le point de faner ; et j’aime que James Sacré frotte l’un contre l’autre les mots « tendresse » et « ironie » que l’on ne voit pas souvent ensemble, l’un doux et accueillant, l’autre rude et acerbe. Ce sont des mots que l’on imagine mal accompagner le geste et la geste du poète tel qu’il fut effectivement célébré, différent des autres hommes, comme au-dessus de la mêlée, et même prophète à ses heures. Qu’on le moque ne lui donne plus la possibilité de devenir un albatros, c’est à mes yeux une chance. N’est-ce pas une manifestation d’une vérité cruelle qui s’avance sans fard que cette précarité, cette maladresse tout humaine qui trouve peut-être sa source dans ce que Rimbaud appelait notre « inhabileté fatale » ? Celle-ci ne peut être rédimée par aucune différence salvatrice, aucun butin des dieux. Que le poète ait reconnu cette fragilité peut devenir une force, s’avérer une justification tenace, comme indestructible, s’il n’en fait pas recette et ne la transforme pas en une nouvelle forme d’aura qui se monnaye, souvent cher pour l’artiste, beaucoup moins pour le poète dont le travail résiste plutôt pas trop mal à la marchandisation. Mais l’un et l’autre peuvent persister à croire et à faire croire à une sorte d’aristocratie du créateur, et le désirer ardemment, ce sera tout ce temps de perdu. Certains le font. Dommage. N’est-ce pas un merveilleux geste d’ouverture, plaisir donné et questions partagées entre un père et un enfant, que cette marionnette faite de bric et de broc dont la tête peut faire surgir de petits rameaux comme vivants, cette marionnette rêveuse incitant avec force le spectateur à entrer lui aussi dans le jeu ? Jeu entre croire et perdre, entre espoir et désespoir, atténués en ironie et en tendresse. Sylviane Dupuis a raison d’écrire :
L’art est l’antithèse du désespoir – même s’il suppose paradoxalement, chez les créateurs les plus lucides et les plus authentiques, une absence radicale d’espérance [...] : ils œuvrent dans le doute, persévérant en dépit de tout. (À quoi sert l’art ? éd. Zoé, 2013).
Ariane Dreyfus a aussi raison d’écrire :
« maintenant le poète ne fait plus qu’écouter, maintenant le lecteur doit se débrouiller pour entendre, l’espoir se partage activement ». La lampe si souvent allumée dans l’ombre, éd. José Corti, 2012).
Entre « solitude attentive » et « être ensemble », entre doute et assurance (qui n’est pas certitude), le poète tire des fils, lance des fils faits de lui-même, comme l’araignée les motifs de sa toile, mais pas pour nous dévorer, pour empêcher que nous soyons entièrement dévorés, empêcher aussi peut-être que nous nous dévorions les uns les autres. Son rôle est sans cesse menacé, submergé par tant d’images, de mots mêlés, de tout et de rien qui enflent démesurément dans notre monde contemporain, parmi la consommation de masse. Son rôle est vain, très probablement, mais c’est peut-être justement sa faiblesse et sa faillibilité qui attestent sa nécessité. Parfois, il se tait, les mots ne viennent pas, il se perd, il tâtonne, il achoppe, comme moi aujourd’hui : elle attend, elle écoute, elle se débrouille, sur le qui-vive. Qu’importe. Plus guère entendus, plus guère écoutés, mais le furent-ils jamais vraiment sauf pour être emprisonnés, fusillés, car donnant à voir, avec beaucoup de courage souvent, les vérités de leur époque et des hommes vivants-mortels ? La chose est vraie encore aujourd’hui, souvent, même si, en Occident, on leur répond plutôt : « cause toujours, tu m’intéresses ». Plus guère célébrés, tombés dans le pluriel, mais sollicités, souvent, le temps d’une lecture publique, à la ville et à la campagne, pour « faire de l’air », pour donner « une respiration », pour « prendre distance pour se rapprocher », pour « atteindre (paradoxalement) le réel », pour « sortir de soi » et (re)composer un « nous » encore inconnu, pour retrouver la « force des mots », pour que puissent se déployer les dimensions affectives et émotionnelles de l’individu et de l’interindividualité, entre douleur et bonheur en oxymore , « vie socio-politique et question existentielle » (réponses faites par des auditeurs attentifs et passionnés lors d’une lecture publique, samedi 4 décembre, dans mon village sous la neige, lecture à laquelle étaient invités Eric Sautou, Véronique Wautier lue par Khorine Banos, Olivier Domerg, Denise Mützenberg et Claire Krahenbühl). Les poètes, plutôt que de proposer l’accès à un éther inaccessible, semblent être recherchés maintenant pour garantir un « ici » même menacé, surtout menacé, plutôt qu’un « ailleurs » improbable sauf si celui-ci naissait d’une interaction avec un « ici » d’où surgirait ou parlerait une sorte d’intériorité, fragile, émue, une manifestation de beauté – mais laquelle, vivante et stupéfaite d’exister :
« Oh, ne laisse pas l’infinie étincelle entièrement s’éteindre dans la mesure de la loi. Prends garde ! Toutefois ne t’éloigne pas absolument de ce monde. Figure-toi que tu es mort : après de longues années d’absence un coup d’oeil t’est accordé du côté de la terre. Tu aperçois un réverbère au pied duquel un chien lève la patte. Et tu ne peux t’empêcher de sangloter d’émotion ». Théorie de l’art moderne / Paul Klee