FSR : Avec un plaisir réel, je retrouve ces propos de Ludovic Degroote, qui figurent dans Le début des pieds (Atelier La Feugraie, 2010), et que la réédition chez Unes, cette année, a choisi pour former la quatrième de couverture :
58% des français se plaignent de la poésie contemporaine, leurs attentes ne sont pas satisfaites, ils pensaient que ce serait autre chose, ils ont déjà tant de mal, c’est inutile d’en rajouter, ils croient qu’on le fait exprès.
Bien sûr, la statistique et les analyses qui suivent, au style indirect libre, font sourire. Les sondages portant sur l’attractivité de la poésie ne font pas partie des priorités, et au prix d’une recherche sur le net, je ne trouve que celui-ci, qui ne date pas d’hier, et dont les résultats sont publiés dans La Dépêche du Midi du 13/03/2000 :
« Comme vous pouvez l’imaginer tout au long de ce journal avec les poèmes qu’aiment les personnalités, les Français aiment la poésie. 54 % d’entre eux reconnaissent qu’elle contribue à leur bonheur. Un sondage réalisé par la SOFRES il y a deux semaines révèle que seulement 22 % n’en lisent ou n’en écoutent jamais. C’est les femmes qui sont le plus accro (42 %) et plus spécialement les 18-24 ans talonnés par les 25-34 ans qui préfèrent l’écouter plus que la lire. » N’y a-t-il pas lieu de se réjouir ? Voici la poésie magnifiquement promue, désignée, intronisée dans une fonction quasi vitale. Et La Dépêche d’énumérer ensuite les poètes préférés des Français, avec la palme à Prévert (qui collecte 71%), puis La Fontaine (50%), Hugo (49%), Aragon (35), Apollinaire (31), suivis de Cocteau, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Eluard, Claudel... Loin derrière, Lamartine, Ronsard, Villon, Queneau, Desnos, Breton, St-J. Perse, Genet, Char, Artaud, Ponge.
Autant dire que la poésie vivante n’entre pas au palmarès - et tout porte à croire que les choses n’ont pas radicalement changé depuis lors. Si l’on s’en tient à la situation et aux propos plaisamment rapportés par L. Degroote, la faute en incombe aux poètes eux-mêmes. Oui, ils déçoivent les lecteurs, les découragent ou les plombent... En somme, les poètes d’aujourd’hui ne sont pas au rendez-vous : alors pourquoi, au nom de quoi les lecteurs le seraient-ils ?
À monde complexe (je reprends tes mots), poésie complexe, sûrement - mais les lecteurs, sans complexe aucun, tournent le dos. Qu’y faire ? Ou, plutôt, comment faire avec cela, comment composer (dans tous les sens du terme) avec cette certitude (qui rend - devrait rendre - très modeste) qu’on ne sera lu/entendu que par une poignée ? Les renversements sont très faciles, et habilement (illusoirement ?) on peut tâcher de tirer son épingle du jeu, revendiquer la rareté et lui donner un prix. Ou tâcher à toute force de se faire entendre - de se rendre visible dans des espaces plus favorables et d’y gagner une audience élargie. Bien sûr, ce n’est pas si simple. L. Degroote note :
je marche dans le monde
et j’ai mal aux pieds
le monde aussi me fait mal
je ne sais pas bien quoi faire
si ça peut s’arranger
avec les pieds
(op.cit, p 47)
Moi non plus, franchement, je ne sais pas bien quoi faire, ni si ce qui nous occupe peut s’arranger. Et puis, je m’inquiète aussi - parce que, même si je suis emplie de doutes et pleine d’incertitudes, dès lors que j’écris, je l’avoue : autant que possible, parce que c’est ma responsabilité, je m’applique - je le fais exprès.
F.D. : Dans Le fétiche et la plume, la littérature, nouveau produit du capitalisme (éditions Rivages, Paris, 2022), Hélène Ling et Ines Sol Salas soutiennent qu’il faudra de nombreuses crises, « écologiques, financières, migratoires, aux effets incommensurables sur la vie humaine pour que se repose la question de ce qui « sera jugé lisible, accessible, désirable, visionnaire ; selon quels codes et quelles urgences les textes survivants [...] seront recueillis, réévalués au cours du XXIème siècle ». Ce qui est vrai pour la littérature en général l’est aussi pour la poésie, plus encore, même si le poète ne peut ciseler et travestir ses apparitions comme l’écrivain normé de l’ère néo-libérale, même s’il n’a pu autant se falsifier pour obéir à ce que Bernard Noël appelait la Sensure (in La castration mentale, Éditions Ulysse fin de siècle, Dijon, 1994, réédition en 1997 chez POL). C’est tant mieux, je crois, la poésie reste discrète, ne passe pas la vitesse « supérieure » ! Elle se diffuse plus ou moins par d’infimes capillarités, mais elle persiste dans son être multiforme, tant bien que mal. Les vers si justes que tu cites de Ludovic Degroote, aveu douloureux comme comptine révélatrice, drôles aussi, me paraissent bien exprimer cela. La poésie tient bon, on ne sait pas trop pourquoi, même si presque personne ne la pratique ou la partage, malgré quelques succès de librairie ou d’idolâtrie qui ne sont pas des sondes sûres. Si on insistait un peu plus sur Prévert et ce qu’il dit, « littéralement et dans tous les sens », nombre de ses « amis » se rétracteraient.
Je pense à Fahrenheit 451 : ce qui compte, c’est de continuer...
En février 1980, j’étais à Moscou. Les œuvres de Anna Akhmatova venaient d’être publiées dans une nouvelle édition plus complète. Mais les soviétiques n’y avaient pas accès, car les livres étaient vendus dans les beriozka, magasins pour touristes ou hauts fonctionnaires argentés. Ma cousine et moi, nous achetions les livres de cette poète, aussi importante que Baudelaire ou Victor Hugo pour les français, et nous les rapportions aux lecteurs selon leur désir. Akhmatova était plus lue encore que les « piliers » de la poésie française, apprise par cœur très souvent ; ceux qui achetaient les livres allaient vraiment les lire, en faire leur miel, en faire « partage sensible ». J’étais heureuse de faire ce geste, de leur bonheur lorsqu’ils tenaient les livres entre leurs mains. Jean-Yves Debreuille affirme dans la belle étude qu’il a faite sur L’école de Rochefort( L’école de Rochefort, Lyon, PUL, 1987, p.72 à 82) que pendant la guerre de 40-45 les livres de ces poètes – nombreux sont ceux dont les noms sont presque oubliés, bons et beaux poètes pourtant, étaient beaucoup lus et partagés. On se les prêtait, on en parlait. Des revues faisaient circuler les textes. Comme si, en situation difficile, la poésie restait le dernier rempart d’une sorte de liberté dont on oublie habituellement d’où elle vient et ce qui l’anime. La poésie a de beaux jours devant elle, même si elle ne sait pas quoi faire dans situations totalement inédites pour l’espèce humaine.
Bien sûr, désirer être lu est normal et sain, mais il faut se méfier, ne pas être « marchandisé », ne pas souhaiter le devenir. Il faut résister de toutes nos forces à cette dévoration marchande. Ce n’est pas si facile. Oui, c’est bien ça, si nous faisons exprès d’être au plus près d’une sorte de « vérité » que la poésie peut faire apparaître – du moins dans la quête qu’elle présuppose, nous faisons exprès par voie de conséquence de ne pouvoir devenir rentables. Il n’y a donc pas de quoi se lamenter là-dessus. Il me semble plus difficile de ne plus très bien savoir quoi endosser et écrire, de ne plus savoir deviner ce qui serait absolument vital pour nous aujourd’hui pour aujourd’hui et pour demain, en tant que poète, mais aussi en tant que lecteur , en tant qu’être humain ici et maintenant ? Nous sommes vraiment désemparés. À nous d’endosser les questions, de les partager, de les tordre et les détordre de toutes les façons, de « faire face », de continuer à résiller sans faiblir la vie sensible et intellectuelle des représentations humaines, non ?
Tyrannie de l’heure brûlante
Casques et lances chauffés à blanc
Nos pas s’égarent
On tombe on défait le spectacle
Rien d’établi pour l’éternité
Sauf ceci peut-être
Voir au-delà toujours
Des outrages
(Florence Saint Roch, Préparer le ciel, Les Lieux dits éditions, Strasbourg, 2023)
FSR : Te relisant, nous relisant, chère Françoise, je m’interroge, et, au regard de la désaffection que subit la poésie contemporaine, me vient cette question : qu’est-ce qui, vraiment, est contemporain ? Suffit-il de vivre et d’évoluer sensiblement dans le même temps pour rejoindre/être rejoint ?
Il faut bien que je l’avoue : Virgile a écrit au premier siècle avant Jésus-Christ, et ses vers résonnent en moi beaucoup plus puissamment et plus durablement que ceux de certains poètes vivants qui ont pignon sur rue. Dante m’est, sous bien des aspects, bien plus proche que quantités d’auteurs qui se publient aujourd’hui... Et pourtant, ils n’écrivent pas dans ma langue, et je fais effort pour que ce qui est d’abord étranger chez eux me devienne familier. Par ailleurs, donc, certains poèmes qui « font l’actualité » me restent, malgré de fréquents retours, complètement étrangers. Je ne suis pas sûre de comprendre ce qui se dit/ est en jeu dans leurs poèmes, je suis sourde, aveugle, déficiente sans doute, mal abouchée. Impossible de rejoindre/être rejointe, d’être transportée autant que ramenée, percutée autant que raffermie... La question du « contemporain », assignée à la poésie, désignerait peut-être un temps, un « même temps » d’une nature particulière : un tempo qui fait vibrer, et auquel on peut s’accorder, une rencontre étonnante qu’au-delà de toute actualité, on n’en finit pas d’explorer...