F.D.
Tu disais, dans « L’Autour du feu » précédent : « je me surprends à espérer [...], j’écris [...] jusqu’à ce que ce que mon poème fasse pencher la barrière ». Je me souviens d’une barrière dans un poème de Jean Follain dans « Exister », un des poèmes que je préfère entre tous, une barrière merveilleuse qui s’ouvre entre un dedans et un dehors qui s’agrandissent jusqu’à l’infini d’être restés dans la belle simplicité qu’on imagine à ce berger. Je ne sais pas s’il s’agit à proprement parler d’espoir, plutôt d’une sidération joyeuse devant et dans une sorte de ... beauté vécue, disons-le, une beauté à découvrir, à inventer aussi peut-être, qui demande notre attention :
Il arrive que pour soi
l’on prononce quelques mots
seul sur cette étrange terre
alors la fleurette blanche
le caillou semblable à tous ceux du passé
la brindille de chaume
se trouvent réunis
au pied de la barrière
que l’on ouvre avec lenteur
pour rentrer dans la maison d’argile
tandis que chaises, table, armoire
s’embrasent d’un soleil de gloire.
Si la barrière dont tu parles et que tu nous convies à ouvrir ou à déplacer est de cet ordre, sans bien savoir ce que nous trouverons, je suis partante. Le mot « espoir » est plus difficile à appréhender pour moi. Personnellement, l’espoir et le désespoir ne me paraissent pas des sentiments viables. Même dans la situation actuelle, qui me paraît particulièrement préoccupante, écologiquement, technologiquement, politiquement, socialement, je crois qu’ils nous conduisent à notre perte. J’aime beaucoup le vers de Frénaud : « Je n’espère pas, je m’efforce », qui défend l’idée d’un « non-espoir », ni espoir ni désespoir, comme Jacques Roubaud avance l’idée d’une « non-disharmonie ». Oui, mais s’efforcer à quoi ? Vivre sans « terre ni lieu » ne me paraît pas désirable, quoiqu’en nous, quelque pulsion semble bien nous le faire vouloir et nous pousser à tout faire pour y parvenir. Même à tout détruire. Il me semble que c’est là que nous allons réellement, et ça ne me semble pas profitable, ni à la poésie, ni à la vie même : on va droit dans le mur. Mais il est aussi impossible et dangereux de vivre sans rêve. C’est pourquoi je pense que ce que la poésie peut éventuellement préserver et mettre en œuvre, c’est la capacité, en nous, de rêver, non pas dans le but que le rêve se réalise, surtout pas, mais dans la force insistante de ce que le rêve ouvre d’imprévisible, justement, d’inconnu et d’inconnaissable, et surtout de non mesurable, quelque chose d’autre ... Alors, poussons la barrière ! Ce n’est pas dans un ailleurs préexistant ou à inventer, il reste matériel quoiqu’insaisissable, qui est bien dans l’ « ici et maintenant ».
Dans Divagation des chiens, dans le chapitre « Mélanges adultères de tout », Liliane Giraudon cite un extrait une lettre d’un ami, poète :
”J’ai des tubes dans les bras remplis de liquides étranges — des fils électriques vont de ma poitrine à un petit T.V. où je peux voir toute la nuit le graphisme électronique de mon cœur. Et par la fenêtre, je vois un jour du soleil — plus rare qu’une fleur préhistorique. C’est la faute de la poésie ! Il faut avertir les enfants.”
Ces phrases me taraudent depuis 1988, date de la parution de ce livre. J’y pense tous les jours. Je suis sûre que la poésie n’est pas au-dessus de tout soupçon et que ces mots disent vrai. Ils inquiètent. Ils tiennent sur le qui-vive. Mais je pense aussi qu’elle peut, comme d’autres gestes artistiques, la musique ou la peinture, approcher l’imprévisible du monde sans l’arraisonner (ce que fait la science, du moins c’est ce qu’elle croit, ce qui est vrai en partie aussi). Le peintre Alexandre Hollan qui a passé sa vie à peindre quelques arbres sur le motif (toujours les mêmes), quelques objets usés avec quelques fruits, me semble esquisser une direction, semble bien réussir à approcher l’invisible dans les dessins et peintures que je peux regarder et qui m’émeuvent tant :
L’avancée de l’inconnu est très lente [...] il faut que je lui prépare la place, que je travaille beaucoup pour que quelque chose vienne comme l’écho de cette chose qui, on le sait, existe en nous et qu’elle fait partie d’un visible qui reste pour moi encore invisible, je ne veux pas dire que c’est surnaturel, mais c’est un naturel qui est long à atteindre. La nature est en principe imprévisible et la vie qui vient de la nature vient quand elle veut. [...] J’attends que l’arbre se manifeste, [...] comme un geste qui se complique, qui prend forme [...] sans chercher de lecture particulière, avec de la couleur ... comme un sentiment. [...] C’est un des cadeaux, que, quelquefois, l’arbre m’accorde.
(Alexandre Hollan, L’invisible est le visible, film produit pour le Musée Fabre, Montpellier)
J’essaie de te suivre, je reprends tes mots :
Ce carreau de faïence (cuisson au feu toujours !) représente un berger qui joue de la flûte pour ses moutons. [...] Nous voici en plein Virgile, au cœur des Bucoliques. Mais pas seulement. Le berger a posé son bourdon, il ne court pas (plus) le monde, il est assis sur un rocher. Le monde est en lui, il l’a intériorisé, il se tourne tout entier vers ses brebis. Jouant du pipeau, il est parti, il ravit et franchit (la barrière, derrière lui, si elle dessine les limites d’un monde fini, s’est penchée, s’est orientée, elle aussi), il rejoint, tout et tous se rejoignent, et les abeilles (les abeilles !) arrivent. C’est là, je crois, la plus grande réussite du berger : son chant appelle d’autres chanteurs, les modestes et importantes ouvrières de la ruche qui font, en écho, résonner l’espace de leur musique à elles. Ta formule, « s’infuser dans le flux », dit bien cela.
Oui, mais je crois que le berger n’est pas parti, il ne franchit rien ; au contraire, il est plus présent, plus attentif à ce qui se présente, à ce qui arrive, il ne refuse pas les limites, il se fait de plus en plus conscient du monde fini, je crois. Et il tente de le mettre en notes. Et c’est là, que nous serions en désaccord ? On ne part pas. Et c’est tant mieux ! La poésie pourrait nous donner un ici plus sensible, plus prégnant, plus conscient et partageable comme tu le dis, ce qui n’est pas la moindre de ces énigmes, à la poésie, qu’elle génère une porosité entre les mondes, entre les choses et entre les personnes ! C’est un sacré boulot, un peu dangereux, d’être « dans le rêve qui surprend » sans se tromper de rêve, oui, sans cependant jamais sortir du « cercle de l’univers » cher à Jean Follain.
FSR : Par quel bout prendre les choses pour te répondre, chère Françoise ? Et en allant chercher quel argument ? Les mots, les idées manquent, parfois… Alors, je convoque ceci, qui de prime abord peut paraître éloigné, mais pas autant qu’on pourrait le croire, de notre affaire – un échange pour le moins incongru entre deux naufragés comme il s’en trouve dans les romans de Jules Verne, et que je découvre alors que je lis (éblouie par son imprévisibilité) L’Île mystérieuse :
- Est-ce qu’il n’est pas vivant, notre ingénieur ? Il trouvera bien le moyen de nous faire du feu, lui !
- Et avec quoi ?
- Avec rien.
Par-delà l’absurdité de la formule, quelque chose comme une vérité. Les naufragés n’ont rien à leur disposition, pas une allumette, pas un briquet, pas une once de phosphore ou de gaz liquide, et pourtant, ils pensent que faire du feu est possible. Ils évoluent dans un petit monde aux limites très réelles : une île. Pour autant, ils ne savent pas comment, mais ils ne peuvent se résoudre à l’impossibilité – ce qui serait pour eux désespérer. Ce n’est pas de l’espoir non plus. C’est juste qu’en dépit des apparences, de toutes les objections, ils n’ont pas d’autre choix que de faire le pari du possible. Le quoique s’inverse en parce que. Un jour ou l’autre, oui, quand ils auront retrouvé leur ami Cyrus Smith, ils auront du feu – parce Cyrus sera vivant, et que Cyrus vivant, tout se peut. Et pas seulement parce qu’il est ingénieur, et qu’ils ont foi en la science. Ils savent, déjà, qu’elle ne peut pas tout – à preuve, ils se sont bien (et l’on pèse le mot) échoués sur un rivage inconnu. Toutefois l’ingénieur, ingénieux comme il se doit, curieux, affûté, sur le qui-vive, pour reprendre un de tes mots, établit des connexions là où les autres n’en font pas, tente, teste, s’efforce (mot de Frénaud) de faire la place à ce qui, de façon imprévisible (mot de Hollan) peut surgir d’un moment à l’autre. Il intègre les impondérables, accueille les variables, s’adapte aux aléas. Dans chacune de ses démarches, il fait avec, et c’est ce qui lui permet de réussir. Il compose avec le réel. Et si ce réel, c’est rien, pas d’allumettes, pas de briquet, de ce rien là, donné comme base de départ, il va penser autrement, échafauder, élaborer, créer. Manœuvre de retournement. Et comme il est expert en manœuvres de retournement, c’est lui qui d’abord a l’intuition du mystère de l’île, en perçoit l’énigme étonnante.
Ce que peut aborder Cyrus Smith, ce qu’il réussit à faire – du feu avec rien – je ne sais si cela peut, si cela pourrait être assignable au poète. Le feu dont nous parlons (on s’y échauffe plus qu’on ne s’y réchauffe parfois), qui innerve, anime la poésie pourrait-il procéder justement d’une sorte de « manœuvre de retournement » - une manifestation, un phénomène langagier qui a tout pour ne pas être (la poésie ne pèse rien dans ce monde qui va si mal), et qui (malgré tous les naufrages passés, présents et à venir) advient pourtant, contre toute attente, et incroyablement vivant ?