Terre à ciel
Poésie d’aujourd’hui

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Benoît Reiss

lundi 25 octobre 2021, par Cécile Guivarch

Certaines s’en vont

avec elles les gestes de haricots
d’économe
de bassine en plastique jaune
de peinture écaillée sur la peau de la passoire

avec elles disparaît
le soleil adouci

elles sont plusieurs à s’en aller
une pour chaque lumière
tombée sur la toile cirée

quelque part dans le ciel d’étoiles
ou dans les couloirs
les vastes salles rêvées
les en-allées nous regardent
leurs yeux depuis l’intérieur de nos yeux

les reflets qui courent dans notre sang
sont certaines absences.

S’il faut poser un mot à cet endroit
ce sera
aimer
adressé à cette femme
à ses cheveux aux reflets rouges
à ses mains qui tremblent avec douceur
comme un aveu fait à elle-même
ses mains qu’elle tient cachées
sous les plis de sa veste jaune vif

ce sera aimer
seule réponse à cette affection désordonnée et vraie
tellement plus vraie et grande
que tout le reste

pour cette femme assise dans son salon turquoise
parmi ses velours ses biscuits ses verroteries
les bruits de la ville entrés par les hautes fenêtres
pour elle
aimer dans l’enfant se déplie
fissure lente
suture.

Tant de silences en nous

certains
chevaux égarés
ruent galopent la prairie
font incendies de l’horizon

d’autres
essaims de fleurs
jamais ne connaissent leurs couleurs.

Sous le front
à travers les épaules la poitrine du vieil homme
roule un affluent caché de la ville

son doigt tordu ânonne un alphabet d’os et de peau
contre notre paume

nous passons près de la patinoire
le jardin gris de la paroisse où
sous la garde nue des arbres
a lieu son enterrement

 

un jour
par ses mains sèches et raidies
nous apprenons que toutes les lumières finissent par s’éteindre

 

l’appartement devient obscur
ses murs se retournent avec des gestes lents de nuit

maintenant
perché comme un oiseau sur le toit de l’église
un soleil salue
il répond aux prières qui sont les nôtres
dont nous ignorons jusqu’au premier mot.

Elles

dont nous aimons si fort les tabliers
le tissu épais des jupes
les étagères toilées de fleurs
où nous jouons
dormons à poings fermés
nous donnent des raisons de cueillir
de courir au village l’espoir aux jambes

d’être à la hauteur
hors mesure

pour longtemps encore
nous donnent des raisons
d’écouter les oiseaux muets
leurs trilles lancés silencieux
les soirs de l’autre côté des murs
depuis les jardins

de prendre part
ici
aux voix
sous l’épaisseur du lierre.

Murmurées à notre oreille
des chansons parfois découvrent des voix anciennes
avec elles les traces blanches de visages égarés dans le soleil
bonnets
coiffes claires
mains entre les plis de longues robes
ombres réunies dimanches sous les fanes le vent
sur les perrons de dieu
entre les croupes des chevaux
la poussière des blés en herbe

chansons d’aiguilles et de fils
cousent notre poitrine à celle des morts aux yeux brillants
aux joues pleines.

Aux vacances
longtemps
nous suivons cette femme sur les hauteurs du village
jusque dans les allées du parc

elle marche lentement
sa jambe boîte
son rythme nous contente
martèle si peu
assez pour le tour de la Terre
toutes ses coiffes de ciels

 

un jour
les bouches violettes des fleurs dévorent la femme que nous aimons

 

au retour
les ombres se précipitent dans les rues
tombent en chœur tout au fond
sur les pavés de la place où l’église s’étrangle

avec une brutalité douce
l’heure avance
et là où nous allons n’est plus le rivage d’une île
mais un continent de sable que des empreintes balafrent

 

maintenant
il faut que nous trouvions une soif qui soit la nôtre.

Il se peut qu’un jour
nos arbres nos rives
nos lézards
passent dans la main d’une grande personne
ahurie d’averses sèches

passent
coquillage dans sa paume
pavillon d’un pays reconnu
oublié
dont le cœur
dans sa caverne de nacre
bat toujours l’océan.

Entretien avec Clara Regy

Nous commencerons par une question toute simple a priori, qui sera ainsi posée à tous Les Anges de ce mois de Novembre. Deux questions, en fait...

Depuis quand écrivez-vous, et pourquoi partager « ses » écrits ?

J’écris depuis très longtemps. Enfant, j’écrivais des histoires et des contes copiés de Conan Doyle ou de Charles Dickens sur une vieille machine à écrire offerte par mon grand-père.

Je partage mes écrits parce que les auteurs que j’ai aimé lire ont partagé les leurs. Sans eux, je ne serais pas qui je suis (bon ou mauvais), là où je suis (ailleurs ou ici). Partager mes écrits est cette tentative de passer ce témoin, comme dans une course de relais. Aux lecteurs maintenant de voir s’ils veulent poursuivre la foulée ou non.

Quels auteurs ont peut-être encouragé, voire nourri votre écriture ?

Plus que des auteurs, ce sont des livres qui ont encouragé et nourri mon écriture. Mais je veux d’abord citer deux auteurs qui ont été pour moi, à la sortie de l’adolescence, des voix formatrices, fondatrices : John Fante et Franz Kafka.

Par la suite, des lectures ont été et restent des repères, des jalons ; pour en citer quelques-unes, dans le complet désordre : La conférence sur les Étrusques d’Hervé Micolet, L’Arrière-Pays d’Yves Bonnefoy, Vies Minuscules de Pierre Michon, Léon la came de Nicolas de Crécy, La promenade au phare de Virginia Wolff, Les Boutiques de cannelle de Bruno Schulz, Alors Carcasse de Mariette Navarro, Le Roi des Aulnes de Michel Tournier, Robinson de Peter Sis, Car l’amour existe de Cyrille Latour, Öko, un thé en hiver de Mélanie Rutten, Césarine de nuit d’Antoine Wauters… Beaucoup d’autres livres encore. Ces livres sont des compagnons, ils me font me sentir moins seul, moins désarmé et perdu. Ils me nourrissent longtemps d’images et de désirs. Dont celui d’écrire.

Il y a dans vos textes, une observation du monde, des gens, leurs gestes, on les voit s’animer derrière un halo de tendresse et de respect. Est-ce une « lecture » qui vous convient ?

C’est une lecture qui me convient parfaitement.

Écrire, pour moi, consiste à créer de la place pour d’autres présences, d’autres figures, d’autres voix. Je les appelle « ombres » : ombres imaginaires, façonnées à partir de rencontres réelles ou non. Ombres du passé, que j’ai connues ou non.

Un texte, pour moi, doit avoir une forme concave où l’œil et l’oreille peuvent entrer : un texte doit savoir accueillir. Aucune lecture ne supplante l’autre. Pour savoir si le texte que j’ai composé se tient, il faut qu’il m’échappe, qu’il s’accorde ailleurs, à d’autres rythmes, sous d’autres lumières. Ainsi, je le répète, votre lecture me convient parfaitement.

Mais je veux ajouter autre chose, si vous me le permettez.

Un texte, pour moi, doit aussi avoir une forme convexe – mieux : une forme coupante, affûtée : texte lame. Le texte doit savoir trancher. Renouveler le lot des questions communes. La réussite de cette ambition dépend du lecteur, de la façon dont il s’empare du texte. Je n’écris jamais dans le savoir ni l’omniscience. Il faut se garder des leçons.

Quand j’écris, je dois avoir en tête (contre la paroi du cœur, au frôlement des nerfs) ces deux formes opposées et complémentaires du texte. Je dois tenir cet équilibre.

J’essaie de tenir cet équilibre même si le plus souvent je tombe. Mais d’autres fois, l’événement se produit je crois : on peut m’apercevoir suspendu en l’air, sans aucun filin ni artifice, je défie un instant, d’une intense brièveté, les lois de la gravité.

J’y suis arrivé.
Je recommence.

Et pour terminer, la question habituelle, si vous deviez définir la poésie en 3 mots quels seraient-ils ?

Définir la poésie en trois mots ?
Les voici :
d’
autres
mots.

Benoît Reiss est né à Lyon en 1976. Il a fait des études de lettres à Lyon puis à Paris. Il a travaillé dans l’édition scolaire avant de déménager en 2007 au Japon, dans la région de Tokyo, où il a enseigné le français. Depuis 2017, il est codirecteur de Cheyne éditeur, avec Elsa Pallot. Il a publié des récits, romans, contes… chez divers éditeurs (Cheyne, Esperluète, Buchet-Chastel…)

Bibliographie

À PARAÎTRE :

  • Un dédale de ciels, Poèmes, Arfuyen, 2022
  • Le Bonheur, Avec des images de Pierre-Emmanuel Lyet, Album jeunesse, A2MIMO, 2022

DÉJÀ PARUS :

  • O’YU, Un éloge de l’eau chaude, Avec des images d’Anne Leloup, Récit, Esperluète, 2021
  • La voix endémique, Récit, Maintien de la Reine, 2020.
  • Mains d’herbes, Histoires d’un jardin japonais, Roman, Esperluète, 2019.
  • Le petit veilleur, Roman, Buchet-Chastel, coll. Qui vive, 2019.
  • Notes découpées du Japon, Avec des images de Junko Nakamura, Courts récits, Esperluète, 2018.
  • Svetlana, Récit, Cheyne éditeur, coll. Grands fonds, 2018.
  • L’Anglais volant, Roman, Quidam, 2017.
  • Une nuit de Nata, Roman, Esperluète, 2016.
  • Aux Replis, Récit, Cheyne éditeur, coll. Grands fonds, 2015.
  • Gestes courts, Poèmes, Éclats d’encre, 2012.
  • Compagnie de Joseph Tassël, Récit, Cheyne éditeur, coll. Grands fonds, 2009.
  • Aux origines du monde, Avec des images d’Alexios Tjoyas, Contes, Albin Michel, 2004.
  • L’ombre de la fable, Récit, Cheyne éditeur, coll. Grands fonds, 2004.

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