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Bivouac, des poètes en hiver, entretien entre Françoise Delorme et Florence Saint-Roch

lundi 7 janvier 2019, par Cécile Guivarch

Bivouac : des poètes en hiver… Échange à sauts et à gambades, avec Françoise Delorme et Florence Saint-Roch.

(FSR) Les poètes, apparemment, n’ont pas froid aux yeux - ou alors, ils ignorent tout des rigueurs de la montagne en hiver, sinon, comment expliquer que trois d’entre eux, chaque année, répondent à ton invitation, Françoise, et participent au Bivouac : des poètes en hiver, à Lajoux, petit village perdu dans les hauteurs jurassiennes ? Ce 8 décembre 2018, nous étions trois à braver le blizzard, Camille Loivier, arrivant de Paris, Philippe Rebetez, venu quant à lui en pleine connaissance de cause, depuis son Jura suisse natal, et moi, depuis mon lointain Pas-de-Calais. Pour les randonneurs au long cours, le bivouac est un moment attendu : le moment précieux du soir où chacun pose son sac, allume le feu et prépare son repas. Après l’effort soutenu, un réconfort d’autant plus apprécié qu’il est partagé avec des compagnons de route... Tel est l’esprit qui préside à l’organisation de cette soirée où la poésie se vit, se dit et s’échange. Dans la maison du Parc naturel régional, on assiste médusé à un petit miracle : on sait (on déplore, souvent) que le public est parfois frileux à rejoindre les manifestations en faveur de la poésie, or, là, environ soixante-dix personnes sont rassemblées, venues de leur plein gré et heureuses d’être là, apparemment, pour écouter des poètes et échanger avec eux... Françoise, tu es l’animatrice de ces rencontres : peux-tu en retracer pour nous la généalogie ? Peux-tu ensuite nous dire quel est le lien, quels sont les liants nécessaires à cette fabuleuse alchimie ?

(FD) La première soirée, sur le thème de l’exil, s’est déroulée en 2009 à la Maison de la poésie transjurassienne (sise à Cinquétral, à 20km de Lajoux, dirigée par Marion Ciréfice) dans le cadre de la manifestation hivernale européenne, Les poètes n’hibernent pas. Elle a tout de suite eu du succès. Jusqu’en 2015, en partenariat avec La maison de la poésie transjurassienne, La bibliothèque populaire a invité chaque année trois ou quatre poètes français et suisses. Nous avons assez souvent invité des poètes suisses non francophones avec leurs traducteurs.
La bibliothèque populaire est une bibliothèque de village, née en 1882 dans le grand mouvement des « bibliothèques populaires » guidé par la soif de connaissances et porté par le désir de partage qui animait les réflexions et élans politiques de cette époque. Elle a subsisté, elle est minuscule. Lorsque ce moment de poésie, précieux, n’a plus été porté par la Fédération européenne des Maisons de la poésie, la bibliothèque a décidé de continuer seule à faire vivre cette rencontre devenue rituelle. Le nom de la soirée a changé : Bivouac, des poètes en hiver, mais le principe est resté le même. Le désir d’inviter des poètes dans ce coin un peu reculé s’est enraciné de deux manières. D’une part, pourquoi pas dans un petit village éloigné des grands réseaux de festivals et marchés habituels ? N’est-ce pas une manière d’entrer dans une autre durée, un autre rythme aussi ? Nombreux sont celles et ceux qui ont accepté de venir, qu’ils en soient remerciés ici vivement. D’autre part, ce moment s’est greffé sur la vie d’un atelier d’écritures-lectures qui avait débuté en 2000 et continue encore, par sessions de quatre ou cinq ans. Si, comme je le pense, écrire et lire sont des synonymes d’écouter, ce moment de poésie devenait celui d’une écoute privilégiée, parallèle aux lectures publiques de l’atelier d’écriture. En effet, un bon tiers du public de Bivouac, des poètes en hiver est passé par cet atelier d’écritures-lectures. Je crois que l’écoute particulièrement vive, attentive et heureuse, que tu as ressentie est l’aboutissement d’un cheminement, ensemble, dans et avec la poésie, dans la vie de la littérature d’une manière plus générale. Moins un aboutissement, d’ailleurs, qu’un moment de partage, comme tu le dis, autour d’un feu, avant de repartir, de continuer, seul et en compagnonnage.

(FSR) Ainsi la bonne cause, j’entends la cause poétique, est puissamment cause commune. Les ateliers, qui reposent sur une pratique partagée, sont en effet de puissants levains, et très fortement, créent du lien (il n’est qu’à lire Tant d’herbes, ouvrage qui retrace cinq années d’ateliers d’écriture que tu as animés, pour mesurer combien, ainsi tu l’écris, « la pratique en amateur de la poésie [me] paraît nécessaire à sa vie, à la propagation de son énergie dans la langue, dans la société des hommes »). J’ai été frappée, lors de cette soirée, par l’engagement général : un public développant une qualité d’écoute extraordinaire : là où la réception, portée à son plus haut, devient aussi un don : un/une poète lit, et vite il est rejoint, et, je dois dire, merveilleusement dépassé : car tout le monde, à la vérité, est en train de lire, chacun à sa façon, avec ses clés, ses décryptages propres. Le bivouac n’est pas le privilège de quelques-uns : tout le monde est là, autour du feu, sans préséances ni préférences (je pense à la table ronde des légendes arthuriennes, où chacun prend place sans jamais prendre le pas sur l’autre). Françoise, tu viens d’expliquer que la Bibliothèque populaire de Lajoux portait désormais les Bivouacs. Certains se plaisent à affirmer que le fait poétique est nécessairement politique : tu confirmes ?

(FD) Je n’irais pas jusque là, du moins pas directement. La politique me paraît plutôt du domaine des réponses nécessaires (pragmatiques et relatives, souvent) alors que le poème (mais aussi toute œuvre d’art) me semble plutôt une remise en question absolue des évidences qui nous constituent, un ferment d’interrogations toujours recommencées à travers et avec la langue, un déstabilisateur - même de la subversion ou de ce qui est perçu comme tel à une époque ou une autre. Pourtant, à cause de cette précieuse différence, le partage de la poésie en amateur dans le cadre des ateliers - écriture, lectures, étude patiente disputée en commun de textes d’écrivains et de participants - peut produire une durée et une profondeur nécessaires pour que nos « gestes d’errance dans la nuit de la langue » (l’expression est de James Sacré) transfusent une sorte de ralentissement régénérateur bienfaisant pour notre existence. En s’extrayant du flux du néolibéralisme ambiant et de la vitesse naturelle de la vie, chacun opérerait un retour sur soi et projetterait des mondes possibles. La fréquentation partagée de la poésie créerait une « marge de manœuvre » pour l’invention des subjectivités, renouvelées d’être irriguées par celle du poète. De mystérieuses transmutations d’expériences intimes de vie en expérience de langue agissent aussi en réciprocité du lecteur vers le poète. En ce sens, la poésie aurait à voir avec la politique, et surtout avec le politique, c’est-à-dire l’acte vivace de réflexion critique sur celle-ci. Dans les lectures publiques des ateliers et dans la soirée annuelle de poésie, l’énergie du poème enjoint d’accueillir l’inconnu. L’émergence, par l’attention donnée aux mots d’un poème, de quelque chose comme l’émergence elle-même, une source inépuisable de sens, à la fois inquiète et rassure.

(FSR) J’ai été frappée, lors de ma participation au dernier Bivouac, par ta « curiosité » quant à la voix de tes invités - leur façon très personnelle de lire et de porter leur poésie lors des lectures publiques, la manière dont ils donnent leurs textes à entendre, lesquels, en interaction avec le lieu et le public, trouvent, à ce moment-là, une résonance particulière. La soirée, indéniablement, est conçue afin de susciter cette étonnante alchimie toute de transmission et de réception – chacun proposant et recevant à parts égales. Tout ce qui se joue à Lajoux… De fait, peux-tu nous dire comment tu choisis tes invités (et pourquoi trois ?) - et comment, plus globalement, tu conçois ta programmation ? Qu’apporte cette proximité franco-suisse, et, plus généralement, ce choix d’une grande ouverture à la poésie étrangère (et la belle place assignée à la traduction) ?

(FD) J’ai pendant quelques années organisé la soirée autour de thèmes, l’exil, la traduction, le lyrisme, le quotidien, les voix en dialogue, etc. Maintenant, je cherche plutôt des frottements de voix, consonances et dissonances, résonances fécondes. Je choisis les invités plutôt en fonction de mes sympathies naturelles, mais aussi de mes doutes : des demandes bienvenues du public ont poussé des poètes à s’ouvrir plus précisément sur leur recherche. La proximité d’un pays plurilingue a rendu facile - et inévitable ? - de s’ouvrir à d’autres langues, même parlées par peu de locuteurs, comme le romanche. D’autres font plus pour les langues étrangères, ne serait-ce que La Maison de la poésie transjurassienne, juste à côté. Cependant, la traduction est pour moi tout aussi vivifiante que le poème, ils vont de concert en provoquant notre désir confiant et notre étonnement, sans lesquels toute langue s’étiole et meurt. Quant au plaisir des voix variées - la parité et la mixité sont respectées - il est partagé par tous. J’affiche un goût prononcé pour les « lectures au verre d’eau » ; il n’est pas nécessaire de théâtraliser, ni de trop scénographier, je crois. Les poèmes se suffisent et la voix simple les porte. Le chiffre trois s’est imposé. Quatre poètes donnaient une soirée un peu longue, sachant qu’il est bon que chacun puisse lire assez longtemps. Deux seulement auraient peut-être suscité des comparaisons artificielles. Trois, c’est déjà le divers, le monde entier…
L’année prochaine, nous fêterons les dix ans de cette lumineuse soirée d’hiver.
Il n’y en a qu’une par an, elle reste rare, et je l’espère, réellement désirable.

Poètes français invités :
Bruno Berchoud, Béatrice Bonhomme, Ariane Dreyfus, Cécile Guivarch, Marie Huot, Régis Lefort, Camille Loivier, Daniel Maximin, Jacques Moulin, Philippe Païni, Alexis Pelletier, Serge Ritman, James Sacré, Florence Saint-Roch, Annelyse Simao, Mira Wladir

Poètes suisses invités :
Iari Bernasconi traduit par Pierre Lepori, Laurent Cennamo, Anne Bregani, Francine Clavien, Sylviane Dupuis, Patrice Duret, Gaïa Grandin, Elena Jurissevitch, Pierre Lepori traduit par Mathilde Vischer, Fabio Pusterla traduit par Mathilde Vischer, Ferenc Rakozy, Philippe Rebetez, Leta Semadeni traduite par Denise Mützenberg, Isabelle Sbrissa, Sylvain Thévoz, Jacques Tornay, Mathilde Vischer.

Livres d’atelier édités :
Tant d’herbes, atelier de poésie 2000-2005, 2006, éditions l’amble, Romainmôtier (Suisse)
Motifs, Ecritures et lectures 2006-2010, 2011, éditions l’amble, Romainmôtier
Echafaudages, Atelier d’écriture, 2009, éditions l’amble, Romainmôtier
Encré, là, atelier de recherche, 2013, éditions l’amble, Romainmôtier
sillon sillage, écritures et lectures 2012-2016, 2016, éditions l’amble, Romainmôtier
à paraître :
Du bord où se tient l’oiseau, écritures et lectures 2015-2018, 2019, éditions l’amble, Romainmôtier


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