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Camille Dautremer

samedi 7 décembre 2024, par Sabine Dewulf

Cinq extraits inédits de Petites proses pour personne

Fatigue énigmatique fatigue de glycine asphyxie mes poumons qui expirent parfum de violette et
de géranium dans cœur effondré / effondré comme les cartes du château de mon corps exténué
jusqu’aux épaules / épaules sentent le blues mains sont condamnées bras ont le vague à l’âme /
âme éperdue fourbue abattue âme vannée courbaturée harassée âme voudrait continuer à rêver
bleu soleil orangé jaune horizon mais asthénie veille / veille le corps veille l’âme et veille de son
creux noir et surmené tous ceux qui s’approchent un peu trop près / un peu trop près de ses franges cachectiques.

Marchant je dévoile le paysage feuilletant ses contours comme une esquisse cent fois revisitée cent fois on le parcourt cent fois on entrevoit des replis inconnus surgissant au détour d’un regard inédit ébahi par tableau qui nous invite à ralentir / ralentir pour contempler fragments interdits miettes de décor dans débris de regards esquilles que l’on traverse encore en étranger quand soudain on s’arrête odorat bout au vent élu par un chemin fragile un chemin immobile qui nous confie qu’enfin le paysage est prêt / prêt pour être livré révélé et pour nous accueillir alors tous flancs dehors naseaux ardents un silence assourdissant nous autorise enfin à lui appartenir.

Des chemins riches bordent ma mémoire enrobée de mille récits multicolores dont l’odeur assourdit mon regard / regard rempli de souvenirs sauvages fiers mustangs roux pélicans indomptés / indomptés comme la mémoire et ses filaments de pygargue souvenirs invisibles de tous même de moi / moi j’écoute bruire l’amnésie dans une cacophonie de blanc souvenirs lavés de frais dont seuls les plus pauvres feront surface nénuphars des tréfonds prélevant de quoi nourrir mon esprit / esprit dispersible mais heureux.

Bistrot des âmes perdues dans solitude et café crème brouhaha bistrot centripète tasses cliquetis dissonants fracassants / fracassants pour âmes perdues désorientées déracinées égarées désaxées désorbitées / désorbitées de leur propre verticalité / verticalité comme justification d’être / être démoralisé de se sentir personne exister pas le temps juste pas le temps de penser / penser qu’on existe ou bien se noyer dans des pensées express se noyer au plus juste / juste le temps de se noyer seul / se noyer seul dans son expresso.

Je marche dans les surprises terreuses de mes souvenirs / souvenirs blanc d’oubli des joies des peines des traces traumatiques je marche dans l’oubli je marche dans le blanc / le blanc des passés potentiels des futurs oubliés le blanc frais repassé tout bien amidonné blanc manteau des souvenirs enneigés des souvenirs glacés / glacés de peur de tout oublier un jour quand nul ne sait pas même moi / moi la terre me noie je m’enfonce dans ses sables de gravier mouvant et j’avance à l’aveugle dans les cris d’oiseaux / cris d’oiseaux passés présents cris de mes souvenirs absents et je creuse mon chemin dans l’air défaillant.

 
Entretien avec Clara Regy

Les textes présentés ici reposent sur une forme très ludique -répétitions systématiques- est-ce une recherche/démarche ponctuelle ou votre écriture est-elle toujours ainsi accompagnée d’éléments aussi particuliers ?
Il s’agit en réalité d’une démarche « de recherche » : j’aime en effet expérimenter plusieurs formes d’écriture et ne pas me contraindre aux vers libres. Dans cette forme-là, j’ai eu plaisir à laisser la plastique de la langue se « dérouler » d’elle-même : il me plait de penser que l’instant génère une langue qui l’augmente à son tour…

Avez-vous des habitudes -voire des rites- pour entrer « en écriture » ?
Non, pas vraiment, il faut juste qu’écrire devienne « nécessaire ». Nécessité de nommer le monde, bien-sûr, mais surtout ma façon d’être au monde à cet instant précis. Écrire me permet de m’ajuster, de m’aligner intérieurement et de me souvenir, plus tard, de cette sensation libératrice.

Vous vouliez évoquer certains auteurs importants (pour vous) pouvez-vous brièvement nous en parler ?
En premier Guillevic ! Ce n’est pas très original, il a inspiré tant de poètes célèbres… Mais c’est grâce à lui que je suis - très humblement évidemment - « entrée en poésie » et que j’ai éprouvé le besoin d’écrire : ses mots sont si justes, si percutants, d’une densité incroyable et si humbles... Il y a aussi Antoine Emaz, toujours cette concision bouleversante… Guy Goffette, Jean-Claude Pirotte, Jacques Reda, Michel Baglin, ou encore Jacques Robinet dont certains poèmes sont réellement poignants… et il y en a tant d’autres ! Dans un tour autre style, il y a Charles Pennequin ou Christophe Tarkos qui malaxent la langue… et parmi les plus jeunes : Cécile Coulon, Suzanne Rault-Balet, Hortense Raynal… nombre de ces auteurs figurent d’ailleurs dans certains numéros de Terre à ciel… Je me suis récemment plongée dans la poésie russe, et j’ai découvert avec bonheur les poèmes de Boris Pasternak.
Je suis sinon une férue d’anthologies ! J’ai dévoré récemment l’Anthologie de la poésie portugaise contemporaine de chez Gallimard et l’Anthologie historique de la poésie française de Xavier Darcos (PUF)…
Enfin, je découvre le plaisir de lire certaines correspondances de poètes (Hugo, Pessoa, Dickinson…) et de pénétrer ainsi un peu plus dans l’univers et dans l’œuvre de chacun.

On ne peut pas oublier aussi, les revues qui semblent tenir une place importante dans votre chemin d’écriture… Voulez-vous bien nous en dire davantage ?
Je suis depuis toujours une très grande lectrice de revues et je découvre effectivement la joie d’être publiée dans certaines d’entre-elles : Arpa, Concerto pour marées et silence (à paraître), Lichen, Décharge, Libres mots… ainsi que dans certaines anthologies comme bientôt dans les Écrits du Nord 2025 aux éditions Henry. Ce qui me fait plaisir est de publier des textes de styles très différents à chaque fois : cela m’encourage à continuer d’expérimenter plusieurs styles d’écriture.

Question subsidiaire : la poésie en 3 mots ?
Vitale, émancipatrice, libératrice…

Biographie

Née en 1975, Camille Dautremer a été dans une première vie musicienne professionnelle pendant une vingtaine d’année. Concertiste et enseignante, elle est également beaucoup intervenue dans les champs de la santé et du handicap.

Chérissant le milieu universitaire, elle s’est par ailleurs successivement intéressée à des domaines aussi variés que le vitrail religieux contemporain dans le diocèse d’Annecy, les usages politiques des pratiques poétiques contemporaines sous le prisme de la pensée de Hanna Arendt, ou l’accompagnement professionnel des personnes en situation de handicap.

Elle vit à Annecy et travaille actuellement dans l’administration culturelle.

Mais ce qui fait vivre Camille par-dessus tout c’est la poésie. Elle s’en nourrit, la poésie l’augmente, lui est indispensable, même si elle ne sait pas à quoi. Elle sait simplement que la poésie c’est comme les lunettes, c’est pour mieux voir (J-P. Siméon), elle écrit, donc, pour mieux naître au monde et tenter de vivre tout événement quotidien dans les coordonnées de l’éternité (Guillevic).

Bibliographie

Elle a publié un premier recueil de poèmes en 2024 (La couleur du silence, Éditions Encretoile) et contribué aux revues Décharge, Lichen, Libres mots, Concerto pour marées et silence et Arpa (à paraître) ainsi que l’anthologie Écrit(s) du Nord 2025 aux éditions Henry (à paraître également).

Mise en page réalisée par Sabine Dewulf


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